Culturisme | Spasme 15

Une seule solution, la démolition !

Demolition Man, Marco Brambilla, 1993, 115 mn.


Sous ses airs de banal film d’action testostéroné, Demolition Man est en réalité une satire très drôle d’un idéal de société hygiéniste et obsédé par le contrôle. Un plaisir aux allures coupables qu’il ne faudrait pas se refuser.

En 1996, dans un Los Angeles à feu et à sang, le sergent John Spartan (Sylvester Stallone), flic aux méthodes expéditives surnommé Demolition Man, parvient à capturer Simon Pheonix, caricature du criminel psychopathe. Petit problème : en intervenant seul, Spartan a provoqué l’explosion de l’immeuble piégé dans lequel se retranchait Phoenix. Dans les débris, les secours retrouvent les cadavres de la trentaine d’otages que ce dernier retenait. Pour cette « petite » bavure, Spartan est condamné au même titre que Phoenix à être cryogénisé pendant plusieurs décennies. Mais tout ne se passe pas comme prévu. En 2032, au cours d’un examen de routine pour lequel Phoenix est réveillé, ce dernier parvient mystérieusement à s’échapper de sa prison. Les autorités, qui n’ont plus eu à faire à un individu aussi violent depuis des années, sont totalement dépassées. Elles se résignent alors à décongeler Spartan pour l’arrêter.
Le talent du réalisateur Marco Brambilla s’illustre dans sa façon de marier les codes des films d’action bourrins des années 1990 et le registre de la science-­fiction parodique. Avec une bonne dose de second degré, il brocarde ainsi un idéal « progressiste » qui vire à la dictature molle tout en tournant en dérision un genre cinématographique ultraviolent et volontiers réac. Phoenix et Spartan débarquent donc dans San Angeles (« megaplexe » qui a absorbé l’espace allant de San Francisco à Los Angeles) et dévastent cette ville, qui ressemble aux campus des multinationales de la Silicon Valley. Une tornade à laquelle la cité, dirigée par l’inventeur des cryo­prisons, le Dr Cocteau, n’était pas préparée. Car, hormis les Déchets, des rebelles qui vivent dans les égouts, tout le monde est aimable, en bonne santé et complètement niais. Les gens fredonnent les chansons publicitaires qui tournent en boucle à la radio, vont à la bibliothèque municipale Arnold-Schwarzenegger et sortent manger au Taco Bell, dernière chaîne de restauration encore existante après une guerre des franchises. Sachant que c’est pour son bien, la population accepte sans problème les diverses interdictions édictées par ­Cocteau et la surveillance totale imposée par les autorités. Dans cette société parfaitement safe, où la moindre « immoralité verbale » est sanctionnée d’une amende par des automates omniprésents, tout imprévu est considéré avec méfiance. À tel point que la police, malgré ses uniformes très martiaux, n’a plus à traiter que de menues incivilités. Ses agents sont donc bien embêtés face à Phoenix, premier suspect de leur carrière qui a commis des meurtres et refuse de se laisser interpeller. Une situation qui horrifie et fascine à la fois Lenina Huxley (Sandra Bullock). Cette policière joviale éprouve en effet une passion déviante pour le XXe siècle, qu’elle imagine beaucoup moins ennuyeux que sa propre époque. Elle accepte donc avec plaisir de chapeauter un Spartan quelque peu décontenancé par ce nouveau monde. C’est qu’il a beau être entré dans la police pour défendre la loi et l’ordre, il n’avait pas prévu que les choses prendraient cette tournure. En réalisant petit à petit que tout ce qui fait le sel de la vie est interdit, il se sent finalement plus en accord avec Edgar Friendly, le leader des Déchets, qu’avec ses donneurs d’ordre. Or il semble justement que Phoenix ne s’est pas évadé par hasard et qu’une force mystérieuse le pousse à assassiner l’ennemi juré de ­Cocteau… Le rebelle qui ne veut pas être « un puceau de 47 qui boit du banane-brocoli en chantant une pub » menace en effet les plans du docteur avec sa vision de la liberté résumée en une tirade fameuse : « Je suis l’ennemi parce que je pense, j’aime la lecture, la liberté de parole, aller dans un boui-boui et me demander : “Steak ou côtelettes-frites-sauce ?” Je veux faire du cholestérol, je veux bouffer du bacon, du beurre, des montagnes de fromage, me taper un Havane de la taille de ­Cincinnati, courir dans les rues à poil, en lisant Playboy. Pourquoi ? Parce que j’en aurais eu envie tout d’un coup, ouais mec ! »
Si l’affiche du film pourrait rebuter au premier abord, Demolition Man est plus malin qu’il n’y paraît. Subvertissant les codes de l’actionner, il nous livre une critique réjouissante de la société policée et hygiéniste, de la logique sécuritaire et de son « principe de précaution ».
J.P.P.

Breaking away

Peter Yates, 1979, 100 mn.

Passé quasiment inaperçu lors de sa première sortie en France, en 1980, sous le titre La Bande des quatre, le film a refait surface dans quelques salles à l’automne 2018, et ce pour notre plus grand plaisir.

C’est l’été à Bloomington, ville moyenne de l’Indiana vivant d’une industrie de la taille de pierre en perte de vitesse. Quatre garçons, Dave, Mike, Cyril et Mooch, passent le temps en allant se baigner dans une carrière désaffectée dans laquelle leurs pères, comme beaucoup d’autres hommes du coin, ont travaillé jadis. Parfois, ils traversent aussi le campus de la ville, regardant avec envie les étudiants (et surtout les étudiantes), qui, en retour, les méprisent et les traitent de « tailleurs ». L’université, ils ne s’imaginent pas y aller. Leurs parents n’ont pas les moyens, et les concours donnant accès aux rares bourses d’études leur paraissent inaccessibles. C’est donc pris d’un sentiment d’injustice qu’ils se savent condamnés à chercher rapidement du travail.
Le film suit en particulier le personnage de Dave. Passionné de course cycliste, le jeune homme rêverait d’être un coureur italien, comme ses idoles de l’équipe Cinzano. Une passion qui a le don d’agacer son père, ancien ouvrier devenu vendeur de voitures d’occasion à la suite de problèmes de santé. Au cours d’un de ses entraînements quotidiens, Dave croise Katherine, une étudiante dont il tombe amoureux. Se faisant passer pour un étudiant italien, il parvient à la charmer. Mais les rivalités entre sa bande d’amis et un groupe de vrais étudiants prennent de l’ampleur et le mettent dans une position difficile. Les choses se compliquent encore lorsque l’université décide d’ouvrir sa course cycliste annuelle à des équipes locales non universitaires. Les amis de Dave veulent qu’il soit le champion des « tailleurs » et qu’il les aide à donner une leçon aux gosses de riches…
Dans Breaking Away, on retrouve tous les ingrédients classiques du teen movie : les rites initiatiques de la sortie de l’adolescence, le héros incompris de ses parents (pour Dave, surtout de son père), le campus américain avec ses confréries et ses compétitions sportives ainsi que le thème de l’outsider renversant les préjugés. Derrière ces canons stylistiques, c’est pourtant un film social que réalise Peter Yates. Bloomington, avec ses carrières de pierre où la nature a repris ses droits et ses hommes rendus malades par le travail ou abandonnant famille et maison pour chercher un emploi ailleurs (c’est le cas du père de Mooch), symbolise une Amérique ouvrière en crise. Dans ce contexte, les quatre héros, issus d’un prolétariat en cours de déclassement, se sentent coincés. La musique du film ne l’évoque pas, mais c’est bien le No Future de la fin des années 1970 qui plane au-dessus de leur tête. Destinée aux petits jobs mal payés, la bande s’est promis de ne jamais travailler, ou de faire en sorte d’être entièrement embauchée au même endroit. Un serment impossible à tenir, mais qui a valeur incantatoire face à l’absence de perspective.
La situation est d’autant plus frustrante pour ces personnages que la jeunesse dorée allant à l’université les nargue par ailleurs, roulant en décapotable et arborant une vie facile. Cela entraîne des tensions et même quelques bagarres entre les deux groupes. Grâce aux talents de cycliste de Dave, les quatre amis parviennent toutefois à défendre l’honneur des « tailleurs », identité floue devenue indépendante d’une condition ouvrière effective. Mais le film montre en creux qu’une victoire sportive ne résout rien : à la fin, la société n’en est aucunement bouleversée, et chacun reste à sa place. Faute de grande lutte collective reste alors l’émancipation individuelle comme seule solution envisageable, prélude à l’atomisation générale de la société, que l’on connaît si bien aujourd’hui. Cette option émerge par le biais du père de Dave. Nostalgique de la camaraderie ouvrière et quelque peu aigri par les préoccupations qui vont avec sa nouvelle situation de petit commerçant, il n’arrive pas à parler à son fils. Feignant de s’inquiéter que ce dernier ne soit qu’un bon à rien, il craint secrètement que Dave parvienne à entrer à l’université et passe ainsi dans le camp social de ceux qui le méprisaient lorsqu’il était ouvrier. Il finira pourtant par lui dire qu’être fils de tailleur ne fait pas de lui un tailleur. Le libérant ainsi d’un carcan identitaire, il l’autorise à tenter de prendre l’ascenseur social que représentent les études supérieures. Pour mieux entrer dans ce que l’on appelle avec résignation « l’âge de raison » ? Toujours est-il qu’au même moment Mooch se marie à même pas vingt ans et que le spectateur voit bien que la bande d’amis est en train de se disloquer inexorablement.
Dans Breaking Away, la fatalité est cependant continuellement contrebalancée par une drôlerie qui donne au film une tonalité douce-amère. Laquelle n’est pas sans rappeler le caractère du personnage de Cyril. Ce grand gaillard longiligne qui, rabaissé par son père, n’a qu’une faible estime de lui-même et se réfugie dans le rôle du blagueur pince-sans-rire de la bande, comme par pudeur.
Il n’y a cependant pas que l’humour qui est léger chez Yates, sa caméra l’est également. Le réalisateur de Bullitt (1969) nous rappelle avec brio son talent pour filmer la vitesse. Dans chaque scène où Dave est juché sur son vélo, il vole littéralement. Qu’il s’agisse du jeune cycliste poursuivant le scooter de Katherine (un Vespa, ovviamente !) ou le camion de son équipe fétiche, ou de ses échappées lors des deux courses auxquelles il participe, ce sont autant de moments de bravoure filmique que Yates nous offre.
Sans aucun doute possible, Breaking Away est une petite merveille cinématographique. À la sortie de la séance, on se demande comment il a pu passer si longtemps sous les radars en France. Espérons que sa réapparition dans le circuit « art et essai » suscitera une édition française en DVD, car, pour l’instant, difficile de trouver une version officielle ou pirate avec des sous-titres en français…
Richard Virenque

Crime à froid

(Thriller – En grym film / They Call Her One Eye / Hooker’s Revenge) ­Bo Arne Vibenius, 1973, 108 mn.

Madeleine (Christina Lindberg) est une jeune innocente vivant à la campagne, muette depuis un viol subi dans son enfance (cela réduit les dialogues). Se rendant en ville en auto-stop… la voici kidnappée par un monstre sadique qui la rend accro à l’héroïne, la force à se prostituer, provoque la mort de ses parents, lui crève un œil pour la punir de son peu d’entrain, etc. Évidemment, ça énerve la jeune femme. Aussi, lorsqu’elle décide de se révolter, c’est un carnage qui commence. L’actrice a dû, pour l’occasion, cesser de poser dans des magazines érotiques et apprendre le karaté, le maniement des armes et la conduite sportive.
Un « film cruel » (selon le sous-titre original), archétype du genre « rape and revenge », interdit des salles obscures en Suède (et dans bien d’autres pays), qui va surtout circuler dans des versions censurées. Devenu culte, Crime à froid est considéré comme un chef-d’œuvre par Jean Rollin ou encore par Tarentino, qui s’en est très fortement inspiré pour Kill Bill.
Un film strange, bizarre, suédois, hyper dérangeant, hypnotique, très lent et très gore. De la caméra subjective, une scène tournée avec un vrai cadavre, des inserts de gros plans pornographiques dégueu, de la violence au ralenti, de la poésie, presque du surréalisme, plein de sauce tomate qui dégouline et même un peu de sperme, etc. Par chance, comme disait l’autre, « les grands malaises, j’aime bien ça ».

Sorry to Bother You

Boots Riley, 2018, 111 mn.

Le réalisateur Boots Riley, connu également pour être chanteur au sein du groupe The Coup, signe ici une petite pépite à la croisée du cinéma de science-fiction et de la satire sociale. Dans une Californie pauvre qui n’en finit pas d’accuser le coup de la crise de 2008, Cassius « Cash » Green, jeune looser afro-américain, décroche un job dans un centre de télémarketing. Ce boulot devrait lui permettre de payer à son oncle le loyer qu’il lui doit pour vivre dans son garage avec sa compagne Detroit, plasticienne féministe, mais surtout jongleuse de panneau publicitaire. Une vie de galérien avec, en toile de fond, le risque de devoir se vendre à Worryfree, multinationale de la sous-traitance « offrant » le gîte et le couvert aux ouvriers polyvalents qu’elle entasse dans des camps de concentration aux couleurs acidulées et dont elle vend la force de travail aux entreprises qui en ont besoin. Après des débuts difficiles, Cassius perce finalement en prenant la « voix de blanc » que les clients veulent entendre au téléphone. Devenant, grâce à cela, supervendeur, il passe de la vente d’encyclopédies à des particuliers à celle de prestations proposées par Worryfree à des industriels. Par cupidité et par vanité, Cassius se renie et ferme les yeux sur l’exploitation dont il devient complice. Il va jusqu’à casser la grève de ses anciens collègues, qui ont monté un syndicat. Ce n’est que lorsque son boss lui confiera développer une espèce animale, l’Equi sapiens, destinée à remplacer les travailleurs humains qu’il redescendra sur terre et rejoindra finalement ses camarades en lutte. Avec un humour grinçant, Riley rappelle que dans le capitalisme tardif les antagonismes de classe sont loin d’avoir disparu, et dénonce le racisme de la société américaine. Un film qui invite à la lutte, ce qui est particulièrement enthousiasmant par les temps qui courent.