Avignon, gentrification et grand remplacement

Cet article est une introduction à ce qui pourrait être une étude sur les politiques de gentrification qu’a subies Avignon depuis vingt ans et qui connaissent de profondes accélérations ces dernières années. La question mériterait des discussions et un important travail de fond. Avis aux amateurs, si la question vous branche, si vous avez des pistes de réflexion ou des infos, contactez la rédaction de Spasme.

« Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les classes supérieures ont un droit vis-à-vis des classes inférieures. Je répète qu’il y a pour les classes supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les classes inférieures. »
Jules Ferry (il aurait pu le dire, non ?)

« Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes
et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. »
Arthur Cravan

La gauche et les prolos

En matière de gentrification, la gauche aurait-elle fait plus en une mandature (( Tout laisse à penser que la ville passera en 2020 aux mains d’un quelconque candidat LREM, soit à la suite d’un second tour l’opposant à un candidat RN, soit après une triangulaire où s’inviterait le PS.)) que la droite en plusieurs ?
Marie-José Roig, maire de droite (RPR puis UMP) de 1995 à 2014, se plaignait déjà du trop grand nombre de logements sociaux sur sa commune (trop de pauvres), du trop faible nombre de foyers imposables (pas assez de riches) et voulait « donner aux cadres envie d’habiter Avignon ». Elle s’était pour cela lancée dans la création de nouveaux quartiers (Courtine) et avait entamé un sévère nettoyage du centre-ville. Les élus parlaient alors tout bonnement de « reconquérir l’intra-­muros ((Pierre, « Ici on aime les riches », Traits noirs, mai 2002, pp. 4-5.)) ».
L’équipe victorieuse en 2014, qui rassemble autour de Cécile Helle des élus PS, Front de gauche (PCF et PG) et écolo, ne se contente pas de poursuivre cet objectif et cette politique, mais vise à une profonde transformation de la ville. Elle le fait néanmoins avec beaucoup d’habileté et avec un style qui la rend, pour beaucoup, acceptable.

La droite œuvrait assez brutalement pour une bourgeoisie locale traditionnelle : réac, culturellement catholique, provençaliste, peu cultivée, commerçante et entrepreneuriale, qui aime les grosses berlines et les 4X4, etc. En perte de vitesse, celle-ci préfère de plus en plus vivre outre-Rhône, par exemple à Villeneuve-lès-Avignon, dans des villas avec piscine où l’on rêve de gated community. La gauche au pouvoir est, quant à elle, liée aux classes moyennes de gauche et à une bourgeoisie progressiste qui aime le cinéma d’art et d’essai, le théâtre, les recycleries et le vélo, qui est lgbtqui+-friendly, féministe et citoyenniste, et qui apprécie beaucoup les « quartiers populaires » pour leur exotisme et leur « authenticité »… évidemment, elle préférerait une « authenticité » qui soit bio et propre, c’est-à-dire quelque peu artificielle. Ça vient.

Le bien-être de cette fraction de la population (et des allogènes du même monde qui débarquent en juillet) nécessite un environnement culturel d’un niveau supérieur, riche, diversifié et qui, bien qu’à la pointe du politiquement correct, conserve une allure subversive, celle que donne à Avignon son image de cité du théâtre, progressiste et généreuse. Cela permet de faire vivre une flopée de travailleurs plus ou moins liés à ce secteur économique : « Tout un petit peuple de travailleurs du spectacle (techniciens, comédiens, costumières… parfois intermittents), petits patrons/proprios de salles (qui vivotent toute l’année et rackettent les compagnies parisiennes durant le Festival), de travailleurs précaires (secrétaire, chargé de diff’, de com’, etc.), associations et compagnies plus ou moins bidons, animateurs de stages, musiciens galériens, etc. Le tout survivant sur des structures perfusées aux (toujours maigres) subventions, emplois aidés, etc. et en grande partie grâce au Festival. ((Voir Clément, « Nudité et collier de chien », Spasme, n° 11, printemps 2016, pp. 40-43.)) »
La survie de la bourgeoisie de gauche est impossible sans le développement et l’entretien de cet environnement culturel, donc sans l’existence d’une masse de travailleurs vivant dans la précarité (en dépendent le fonctionnement des théâtres et la création de spectacles à bas coûts)… Par chance, la plupart d’entre eux ne s’en rendent pas compte et trouvent déjà gratifiant d’œuvrer pour l’Art et la Culture ((À noter que, dans ce monde dégueulasse, si certains ont leur statut d’intermittent (la Rolls du chômage), ils le doivent souvent au travail non rémunéré des plus précaires qu’eux (qui galèrent au RSA). Sur ces questions, on se reportera à l’article sur la grève des intermittents du spectacle de juillet 2014 : Mafalda et Valérian, « On a les chefs qu’on mérite », septembre 2014. Disponible sur https://ddt21.noblogs.org)). Le principal est d’avoir l’impression de faire partie du même monde parce qu’on a les mêmes références culturelles, la même manière d’utiliser Facebook et les mêmes valeurs (on oublie ainsi qu’on n’a pas les mêmes revenus). La beuh bio l’emporte ici haut la main sur le shit ((Obligeant les industriels de la drogue à s’adapter en cultivant des milliers de pieds de cannabis « bio » dans des coins reculés du Luberon ou de vastes locaux pour la production ­indoor. La culture est à ce prix.)). Mais si partager un semblant de mode de vie n’est pas partager un niveau de vie, ces petits signes de conformisme et de distinction rassurent, car ils permettent de se différencier des autres galériens des quartiers ou des bleds de beaufs (là où poussent les Gilets jaunes). Nous ne nous priverons pas de qualifier cet ensemble flou de « bobos » (terme qui, rappelons-le, vient du syntagme bourgeois-bohèmes).

Des classes dangereuses

Au temps de la grande peur… en 2014, la ville a frôlé l’élection d’un maire FN… pffff, on l’a échappé belle ! Heureusement, grâce à la mobilisation du monde culturel de gauche (du metteur en scène millionnaire ((Nous pensons, entre autres, au directeur du festival d’Avignon, le catholique queer Olivier Py, qui, il y a peu, dénonçait le lien entre le FN (sic) et les Gilets jaunes. Sur cet homme « engagé » (auprès de son ami Castaner), on lira avec profit l’article de Jean-Marc Adolphe « Les institutions culturelles sans les Gilets jaunes » (8 février 2019), sur le blog Mediapart de l’auteur.)) à la comédienne au RSA), du patronat local (cafetiers et restaurateurs en tête) et l’appui de la presse locale (quitte à s’asseoir sur la déontologie et à user de fakenews). La Cité des papes est à cette occasion devenue un bastion rose pâle dans un département où droite et extrême droite font des ravages ((Sur cet épisode, voir Clément, « Nudité et collier de chien », op. cit.)). Merci qui ?
Certainement pas la masse des prolétaires pauvres qui emplissent les cités. Pas besoin de lire les rapports de Terra Nova pour comprendre que les pauvres votent décidément bien mal… les prolos sont désormais une plaie pour la gauche (et inversement). Certes, majoritairement ils ne se déplacent pas pour voter puisqu’ils ont fini par comprendre que quel que soit le vainqueur ils sont toujours les perdants… Quant à ceux qui participent au spectacle électoral, ils ont tendance à mettre en tête le candidat du FN, c’est le cas dans la plupart des « quartiers populaires » d’Avignon, car, de nos jours, même des descendants d’immigrés maghrébins (quelle que soit leur classe) votent FN/RN ((C’est un fait majeur de cette fin des années 2010, car jusqu’alors ceux qui votaient (une minorité) le faisaient quasi exclusivement pour la gauche. Certains experts expliquent ce début de rupture par l’adoption de la loi sur le ­Mariage pour tous, en 2013.)). Si Tocqueville disait ne pas craindre le suffrage universel car « les gens voteront comme on leur dira », il semble que désormais beaucoup d’entre eux, notamment les plus pauvres, aient des problèmes d’audition…
Or les pauvres ne manquent pas à Avignon. Malgré un hypercentre vitrine à destination touristique, principalement bâti sur un patrimoine architectural exceptionnel, la ville concentre une grande partie de la pauvreté du département du Vaucluse… qui est l’un des départements les plus pauvres de France. Avignon connaît un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France, autour de 30 % et un taux de chômage de 17,54 % (2015), soit environ 10 000 chômeurs dans une ville aux fortes inégalités puisque les très riches, anciennement assujettis à l’ISF, y sont plus nombreux, 347 en 2015, que la moyenne nationale.
Après des années de régression, la population augmente à nouveau et tourne aujourd’hui autour des 95 000 habitants. Parmi eux, seuls 37 % sont des propriétaires occupants (contre 60 % de moyenne nationale) ; 71 % d’entre eux habitent dans des logements collectifs (dont 17 % dans les grands ensembles) et 29 % dans des logements individuels. Quelque 32 % des habitats à Avignon sont des logements sociaux, correspondant à 80 % du parc de logements sociaux dont dispose le Grand Avignon. Enfin, il semble que près de 10 % des logements à Avignon puissent être considérés comme « indignes ».

Du centre-ville…

Le premier objectif des équipes municipales successives est de faire du centre-ville un quartier non mixte réservé aux touristes et à la bourgeoisie – l’ancienne (réac), qui y conserve ses hôtels particuliers, et surtout la nouvelle (progressiste), qui veut tout le reste. D’où le fait que l’accent soit mis, depuis 2014, sur la piétonnisation, les « modes de déplacement doux » et le soutien municipal à tout ce qui est bio-citoyen, politiquement correct, inclusif, culturel et artistique (spectacle vivant, art contemporain, y compris le street art), aux concept stores et ateliers d’artisans haut de gamme, etc. On gentrifie, mais de manière cool.

Le très réac Philippe Murray avait expliqué que c’était Bertrand Delanoë qui lui avait fait aimer les voitures, un bon mot que nombre d’Avignonnais comprennent peut-être aujourd’hui… certaines places paraissaient plus agréables lorsqu’elles étaient pour moitié des parkings, certaines rues semblaient plus vivantes lorsqu’elles étaient ouvertes à la circulation… Mais si la piétonnisation du centre aseptise, elle est aussi pensée pour favoriser l’éclosion de restaurants et de bars aux terrasses desquelles le prix du café s’aligne sur les normes parisiennes. De nouveaux espaces, comme la place Saint-Didier, qui, pour le maire, « constituent désormais les expériences d’achat que recherchent les gens aujourd’hui ((Les Petites affiches de Vaucluse, no 3805, 10 avril 2018.)) ». On en trouve un bel exemple, bien qu’assez caricatural, avec Le Nid, qui, depuis juin 2018, combine cantine bio-machin, sale de yoga et boutique d’objets design made in France « recyclés et recyclables » (hors de prix) visant à « mettre en avant les savoir-faire français » dans une « démarche à la fois citoyenne et écoresponsable », blablabla. Un nid de bourgeois qui bénéficie d’une double page de pub gratuite dans le journal municipal, ce qui prouve que nos élus lui attribuent du potentiel. On nous y explique que le lieu « prône la slow life », que l’on peut s’y « offrir une pause urbaine dans un environnement zen et lumineux » et y « consommer autrement » (c’est-à-dire comme ses semblables)… On comprendra qu’il est peu adapté à une pause entre un rendez-vous à Pôle emploi et un passage à la CAF. à quelques pas, c’est la place des Corps-Saints, autrefois populaire, qui va recevoir une nouvelle couche d’enduit « jeune et urbain » ; la ville y a acquis un bâtiment (entre l’église et la chapelle) pour en faire une résidence hôtelière avec espace de coworking et un bar à cocktails en rez-de-chaussée…

Deux ou trois autres projets doivent encore contribuer à donner une image cool-friendly qui siéra fort bien au futur maire LREM.
Tout d’abord, la transformation de l’ancienne prison Sainte-Anne, dont les travaux ont récemment débuté. Située au nord du centre-ville, derrière le palais des Papes, et désaffectée depuis 2003, le bâtiment, en partie classé, que l’ancienne équipe municipale voulait transformer en hôtel quatre étoiles, combinera diverses fonctions : 72 logements de (différents) standings avec parking en sous-sol, commerces, espace de coworking, restaurant, crèche, « friche » artistique, etc. Les prétendants se bousculent pour participer à cette grande conspiration culturelle.

Vient ensuite un double projet : LaScierie et Ecobio, qui, bien qu’en dehors des remparts, sont liés au centre-ville, et derrière lesquels on trouve le même personnage, l’homme d’affaires et urbaniste Jean-Pierre Gautry ((Jean-Pierre Gautry (75 ans), gérant de la SCI Ecobio, a ouvert un cabinet d’urbaniste à Avignon dans les années 1980 ; il est aussi, à l’époque, l’un des fondateurs de Biocoop en Vaucluse. Président d’honneur de la Société ­française des urbanistes, il a soutenu le projet de tram en Avignon au temps de Marie-José Roig avec son association Atouts Tram. On le retrouve encore autour du projet de transformation de la prison à travers l’association des riverains du quartier Banasterie, qu’il préside.)).
Le projet Ecobio, sur l’emplacement de l’ancienne Biocoop (route de Lyon à 200 mètres des remparts), se présente comme un « village bio » de paille et de bois… En fait, c’est un imposant bâtiment de 10 000 m² qui mêlera location d’appartements et activités économiques : commerces, restauration, bureaux, salle de spectacle, ferme urbaine (au sommet de l’édifice sous une serre photovoltaïque) et parking souterrain ! Ecobio sera un lieu « bioclimatique, biosourcé, producteur d’énergie » à « haute performance environnementale » proposant un « modèle économique innovant, responsable, social et solidaire pour la transition énergétique », blablabla. Au-delà de la paille et du bois, la construction sera à la pointe de la high-tech bio, et innovera avec « la conception d’un micro data center décentralisé », le « stockage d’électricité hybridé hydrogène et batterie électrochimique » et l’utilisation d’un « logiciel auto-apprenant optimisant les flux de l’îlot (énergie, eau, chaleur, ventilation, déchets organiques) ((https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/ecobio-appelprojet.pdf)) ». Parmi ses partenaires, on trouve la start-up Zent (Zero Energy Network Technologies), qui se donne pour objectif de « remettre l’humain et l’environnement au cœur des systèmes et des technologies ». Un projet à 19 millions d’euros (dont 2,8 d’aide de l’État via le Programme d’investissement d’avenir) qui devrait être opérationnel à partir de 2021. Le business de la transition écologique dans toute sa splendeur ! Mais, preuve de la bonne volonté des promoteurs immobiliers et des financiers, un arbre sera conservé entre deux ailes du bâtiment ! Gautry soutient « l’idée d’écopolis, défendue par le rapport Attali. Des villes et des quartiers propres, intégrant technologies vertes et de la communication […] Gautry les imagine multipolaires et connectées, économes en ressources, équipées en services, riches en possibilités de découvertes, de rêve et d’évasion ((Olivier-Jourdan Roulot, « Jean-Pierre Gautry Urbanplayer », Cote Magazine, n° 115, novembre 2008, p. 64.)) », blablabla. Philip K. Dick n’avait pas imaginé que Blade Runner puisse être bio, il aurait dû prendre de la drogue. Quant aux dizaines de milliers d’Avignonnais mal logés, ils vont sans doute apprécier d’avoir le droit de passer devant ce « village vertical dans lequel on vit, au sens large du terme, on se nourrit avec du local bio, on va au spectacle, on réside dans un logement sain ((Jean-Pierre Gautry à La Provence, 18 juillet 2018.)) ».
Le projet LaScierie (boulevard Saint-­Lazare, sur l’emplacement d’une ancienne scierie en face des remparts), « lieu de vie » multidisciplinaire de 3 300 m2, se déploie depuis 2018. On y trouve : les nouveaux emplacements de la Biocoop et du studio de danse/yoga/bien-être (les cours de yoga à la sauce Feldenkrais de Marie-France Gautry, la femme de Jean-Pierre) ; quatre salles de spectacle pour s’en mettre plein les poches pendant le festival, prévoyant, dès l’ouverture, un partenariat avec le festival « in » (la programmatrice du lieu est Mathilde Gautry, la fille, chorégraphe et danseuse), auxquelles s’ajoute une inévitable cantine-guinguette bio ; les locaux de Citiz Autopartage, une « innovation écologique et citoyenne » (voitures en libre-service) ; et les bureaux vauclusiens de la Cress (Chambre régionale d’économie sociale et solidaire).

Si pour l’extra-muros la mairie prétend « promouvoir systématiquement des formes urbaines qui optimisent le foncier et qui favorisent le “vivre ensemble” », on a l’impression qu’il s’agit plutôt de promouvoir le « vivre entre semblables » au sein du centre-ville. Là ne restent pour les pauvres que quelques îlots d’insalubrité (entre la rue du Portail-Magnanen et la place des Corps-Saints, par exemple) et des apparts dégueulasses, dont les locataires n’auront bientôt plus les moyens de boire un café ou une bière en ville, ni d’y faire leurs courses. Raus !

… à Saint-Ruf

En ce qui concerne la transformation du quartier Saint-Ruf (axe d’entrée sud de la ville), nous avons déjà évoqué, dans les numéros précédents de Spasme, la lutte des habitants pour éviter la fermeture du bureau de poste du quartier, les travaux du Tram ou l’installation a priori anodine d’une cantine bio-machin-paysanne, qui nous paraissait au contraire significative des changements à venir. Nouvelle confirmation de cette tendance avec, dans le sud du quartier, l’ouverture d’un atelier/galerie de sérigraphie par deux ex-graffeurs… La fonction des artistes n’est plus a démontrer dans les processus de gentrification ((On l’a vu par exemple à Marseille, autrefois au Panier puis ces dernières années entre la Plaine et le cours Julien.)) ; gageons que d’ores et déjà des crapules cultureuses reluquent les vieux ateliers et hangars pour les transformer en théâtres. Nous pensons que l’offensive lancée par la municipalité (et la bourgeoisie locale) pour s’emparer de ce quartier a marqué un tournant car, pour la première fois, la politique de gentrification investissait l’extra-muros. Il est vrai que, trop à l’étroit dans le centre-ville, le festival « in » (l’officiel, le subventionné) avait aussi jeté une tentacule entre les quartiers « populaires » de Champfleury et de Monclar (classés en zone urbaine sensible) avec la construction puis l’ouverture, en 2013, de La FabricA, une salle de spectacle titanesque et lieu de répétition et de résidence du festival, venue prendre la place d’un collège rasé… « pour l’occasion », diront les mauvais esprits. Avec quelques ateliers théâtre pour enfants, les associations de quartier peinent à repeindre de social ce qui n’est qu’une occupation territoriale au profit des loisirs de la bourgeoisie (« parisienne », diront les esprits chagrins), et qui en annonce d’autres.

Vers le Grand remplacement !

Il s’agit désormais de voir grand, et l’équipe municipale réfléchit à la situation de la ville en 2030, qui aura sans doute passé le cap des 100 000 habitants. Avec la communauté d’agglomération, elle a décidé de mettre en œuvre et d’accompagner un vaste projet de renouvellement urbain qui, après plusieurs années d’études, a été présenté au public en juillet dernier. Son objectif affiché est le « vivre ensemble ». Dans plusieurs quartiers extra-muros, Rocade, Saint-Chamand, Reine-Jeanne et Grange d’Orel, soit pour environ 25 000 Avignonnais, ses premiers effets devraient se faire sentir dès 2024, et les travaux, se terminer en 2030. Ce n’est sans doute qu’une première offensive.

Ce projet s’inscrit dans le cadre du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), auquel participe financièrement l’État, via l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU), à hauteur de 115 millions d’euros ; la commune d’Avignon investit 70 millions d’euros sur un coût global de 300 à 400 millions d’euros. Cela sera-t-il suffisant pour gaver les patrons du BTP ?
Ces plans s’appuient sur le prolongement de la LEO ((La LEO (Liaison Est-Ouest) est un projet de voie express (en partie réalisé) qui contourne Avignon par le sud, détruisant au passage les meilleures terres agricoles de la région et les zones vertes au sud de la ville.)) et la prochaine mise en place du tramway et de bus à haute fréquence, tous devant désengorger la rocade et « apaiser et requalifier les quartiers traversés ((« Le Plan local d’urbanisme d’Avignon. Avignon 2030, inventer la ville de demain », Agora des conseils de quartier, 11 février 2017, p. 32 : http://www.avignon.fr/fileadmin/Documents/pdf/ma-ville/urbanisme/agora_plu.pdf.)) ». Il s’agit donc de favoriser le « vivre ensemble » dans ces quartiers, c’est-à-dire détruire des immeubles d’habitations, en rénover certains et en construire de nouveaux (de standing supérieur), donc modifier la composition sociale de ces quartiers, très majoritairement occupés par des prolétaires pauvres (à 60 % sous le seuil de pauvreté) et souvent issus de l’immigration maghrébine. Les responsables parlent de « la dé-densification du logement social en favorisant les parcours résidentiels et en permettant l’accueil d’une nouvelle population ((Grand Avignon Mag, n° 34, été 2018, p. 21.))… » (85 % des habitats sont des logements sociaux dans les zones concernées).
Cela va demander un important travail pour que des familles de classes moyennes acceptent de s’installer dans ces quartiers. On comprend dès lors l’intérêt qu’il y a à terminer le chantier de la LEO et mettre ainsi un terme à l’incessant trafic de camions qui, depuis des dizaines d’années, provoque chez les riverains une sur-­fréquence de pathologies graves, notamment des cancers, ainsi qu’une consommation accrue de neuroleptiques ((Philippe Paupert, « Circulation : davantage de cancers sur la rocade d’Avignon », francebleu.fr, 28 février 2019 : https://www.francebleu.fr/infos/societe/davantage-de-cancers-sur-la-rocade-d-avignon-1551188894.)) (le passage des camions dans le quartier devrait être interdit à partir de 2021). On prévoit d’ores et déjà la démolition de 600 à 800 logements sociaux (25 % du parc de la ville), la réhabilitation de 1 500 autres et la construction d’environ 500 logements privés. Si le projet doit permettre des opérations d’accession à la propriété, le nombre de logements sociaux reconstruits devrait être équivalent à celui de ceux détruits, mais ils seront localisés à 70 % dans les autres communes de l’agglomération. Même si la complexe question du relogement doit se régler au cas par cas ((« Je ne sais pas comment on va faire passer des habitants qui ont des loyers modestes chez nous, chez des bailleurs sociaux où les loyers sont plus élevés », se demandait en décembre 2017 Michel Dejoux, directeur général de Grand Avignon Résidences. https://www.tpbm-presse.com/2018-annee-du-renouvellement-urbain-en-vaucluse-2092.html.)), on voit qu’il s’agit ni plus ni moins que d’un vaste transfert de population.

La fonction même de l’équipe municipale lui impose de gérer la ville pour les intérêts de la classe capitaliste ; c’est la règle. Une masse trop importante de chômeurs et de pauvres n’a pas d’intérêt pour les projets de développement urbain et économique qui sont présentés ou qui sont encore dans les cartons du patronat local. Ils deviennent même gênants, d’autant qu’ils votent mal. Dans une ville aussi férue de théâtre, on a sans doute médité cette phrase du pleutre Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple. » Si Avignon veut garder sa spécificité de ville « de gauche », ouverte sur la culture, le bio-citoyen et les biotechnologies vertes (pôle de compétitivité Agroparc), elle se doit en effet de créer de nouveaux quartiers branchés, des îlots de gentrification concentrée ((Des projets d’éco-quartiers existent aussi.)) pour attirer des couples de jeunes cadres/techniciens dynamiques (qui se croient « de gauche » parce qu’ils sont végan ((Évidemment, le phénomène Macron vient un peu brouiller les cartes puisqu’il courtise le même électorat (qui, en définitive, ne fait pas la différence entre Jaurès et Barrès) et que la gauche est en pleine déconfiture. Mais les projets de gentrification évoqués ici, bien que « de gauche », sont tout à fait LREM-compatibles.))…). Mais pour cela il faut de la place, et elle doit donc se débarrasser de ce trop-plein de prolétaires inutiles (mieux vaut les disperser dans les bleds du coin qui, à tous points de vue, sont déjà perdus)… et dont le mode de vie ne correspond de toute façon pas au niveau des « trois libellules » qu’a obtenues la ville au concours 2018 des Capitales françaises de la Biodiversité… Sans cela, on ne se verra jamais décerner les « quatre libellules » !
Voilà le grand remplacement de population planifié, une nouvelle catégorie d’habitants va, à terme, être implantée dans ces quartiers dont on aura extrait une partie des autochtones (les prolétaires les plus pauvres), nouveaux venus qui, tel qu’ils l’ont fait en centre-ville, vont imposer leur culture frelatée et leur mode de vie faussement bohème… beurk.
Sitting Bull reviens, ils sont devenus fous !

Clément

Pour aller plus loin…

Une ville idéale
(South Park, épisode 3, saison 19, 2015)

Ceux qui ne savent pas ce que sont les logiques à l’œuvre dans la gentrification, ni d’ailleurs ce qu’est la gentrification, n’ont qu’à regarder cet épisode quasi mythique de la série South Park.
Suite à la campagne anti-immigrés menée par le fourbe M. Garrison dans l’épisode précédent, la ville de South Park est ridiculisée. Les élites locales espèrent redorer son blason en obtenant l’implantation d’une chaîne de produits bio, Whole Foods Market. Pour favoriser ce projet, elles lancent un programme immobilier d’ampleur : la création d’un quartier à destination des bobos et des hypsters, à la place d’une banlieue poubelle où ne vivent que des familles de white trash… et notamment celle de Kenny, qui, sous son sweat-capuche orange, a une âme de gilet jaune. Alors que leur maison délabrée, si « typique », attire des hordes de jeunes cadres qui en apprécient le « charme rustique », le père de Stan rassure celui de Kenny : « On gentrifie, tout va bien ! » Whole Foods Market reconnaît n’avoir jamais « vu une ville dépenser autant d’énergie à afficher une forme exagérée de conscience sociale » et qu’elle mérite bien son hypermarché bio ! Trey Parker et Matt Stone, créateurs de la série, posent à travers cet épisode assez jubilatoire une question de fond : pour une reconquête territoriale bio-citoyenne « les balles sont-elles bien en métal recyclé » ?

Touche pas à la femme blanche !
(1974, Marco Ferreri, 108 mn)

Ce film franco-italien de Marco ­Ferreri (La Grande Bouffe) est une reconstitution loufoque et grinçante de la bataille de Little Bighorn (1876), où Sioux et Cheyennes mirent en déroute l’armée américaine et où le colonel Custer trouva la mort – l’objectif était alors de chasser les Indiens de leurs terres sacrées, les Black Hills, où on avait découvert de l’or.
Cette parodie de western est tournée dans des décors naturels… en plein cœur de Paris, dans ce qu’on appelle alors « le trou des halles », le gigantesque chantier de destruction des anciennes halles et de leur quartier. Les scènes d’expulsion d’Indiens sont tournées au milieu de bulldozers et pelleteuses en action démolissant les immeubles où résidaient jusqu’alors les prolos du ventre de Paris.
Le travail des urbanistes et des promoteurs immobiliers n’est pourtant pas simple… Car, pendant que Custer (Marcello Mastroianni) flirte avec une infirmière (Catherine Deneuve) près de la fontaine des Innocents, qu’un artiste-vétérinaire (Darry Cowl) réquisitionne une école pour en faire une galerie où il expose des « Indiens hostiles embaumés », que Buffalo Bill (Michel Piccoli) fait sa promo, que la CIA exécute des opposants, que le général Terry (Philippe Noiret) tripote sa fille et lit Marx…, Sitting Bull (Alain Cuny) organise, lui, la résistance à la gentrification ! Pourtant, lorsque les Indiens entrent victorieux dans la ville, on comprend bien qu’« il y aura beaucoup d’autres Custer à tuer » !

The Housing Monster. Travail et logement dans la société capitaliste
(Prole.info, Niet éditions, 2018, 164 p.)

Traduction d’un ouvrage anglo-saxon devenu référence, The Housing Monster est, sous des airs de beau roman graphique, rien moins qu’une introduction à la théorie marxiste en langage clair et direct.
L’angle d’approche est celui du logement, traité depuis l’organisation pratique du travail dans le BTP et le quotidien des ouvriers jusqu’à l’organisation capitaliste de la ville, la spéculation immobilière, les projets urbanistiques et la gentrification, mais le cœur en reste le salariat : « Notre hostilité face au travail ne découle pas de nos idées politiques. Elle vient du fait que nous sommes exploités en tant que salariés. Nos intérêts sont en contradiction directe avec ceux de l’entreprise. […] Notre travail n’est pas une expression de nos vies mais quelque chose qui nous éloigne d’elles. Nous devons passer notre temps à travailler pour quelqu’un d’autre afin d’exister pendant notre propre temps libre. Nous avons besoin du travail autant que nous le détestons ». Du très concret jusqu’à ce qui peut paraître le plus abstrait : l’usage des drogues pour supporter le taff, la fierté du travail bien fait, le genre, les SDF, les logements sociaux, les squats ou bien le capital fictif et la crise économique. Car « une maison, ce n’est pas seulement quatre murs et un toit. Depuis sa conception et sa production jusqu’à la façon dont elle est vendue, habitée, revendue et finalement démolie, cette baraque ne cesse d’être traversée par des conflits. Depuis le travail sur le chantier jusqu’au quotidien du quartier, forces économiques impersonnelles et conflits très personnels se nourrissent mutuellement. Du béton, de la ferraille, du bois et des clous. De la frustration, de la colère, de la rancœur et du désespoir. Les tragédies individuelles reflètent une tragédie sociale infiniment plus large ».

Marche pour le climat : l’exception avignonnaise

Pas de doute, s’il y a bien un domaine où Avignon brille par son exception, c’est l’écologie ! Lancées à Paris le 8 septembre dernier par un journaliste, Maxime Lelong, en réaction à la démission de Nicolas Hulot, des marches pour le climat se sont organisées un peu partout en France pour appeler à agir contre le changement climatique. Fortement relayées sur les réseaux sociaux, ces initiatives ont été ralliées par des associations environnementales et les indécrottables vautours des partis politiques, à l’affût de toute occasion pour faire parler d’eux… Dans une actu plutôt teintée de jaune fluo, on a pu assister à des interactions entre militants écolo et Gilets jaunes à Paris ou ailleurs, les organisateurs des marches ne cédant pas aux demandes de report formulées par le ministre de l’Intérieur. À Avignon, la situation était radicalement différente, puisque la première marche pour le climat était chapeautée par l’élu EELV Jean-Pierre Cervantès et son groupe ; autant dire que tout cela partait déjà d’un mauvais pied… Après une première marche, le 8 septembre, puis une deuxième, le 13 octobre, réunissant près de 2 000 personnes, la décision fut prise par Cervantès d’annuler la marche de décembre, puis de se démarquer de la dynamique nationale en organisant celle de janvier un dimanche, plutôt qu’un samedi, pour « éviter tout risque de débordement avec les manifestations explosives des Gilets jaunes ». Ce choix, pris après une consultation sur Facebook, était ainsi justifié par les organisateurs dans les médias : pour ne pas « heurter le public très familial, avec aussi des personnes âgées, et un cortège animé par un groupe de musique très festive, bien loin des scènes de guérilla urbaine… » Et rebelote en mars… ! Reprenant la vision policière du gouvernement à l’encontre d’une mobilisation des Gilets jaunes pourtant largement pacifiée sous les coups de la répression, Cervantès annonce le 7 mars sur Facebook que « suite au sondage effectué […] et suite aux informations communiquées aussi bien par la préfecture que la Mairie, du fort risque de mobilisation des Gilets jaunes le samedi 16 mars avec de possibles violences dues à des éléments incontrôlés, afin de garantir une marche dans des conditions apaisées, il a été décidé de reporter la marche au dimanche 17 mars ». Mais ça ne chauffe pas que pour le climat… Les tensions montent au sein du comité d’organisation de la marche avignonnaise, à tel point que, ses membres se révélant incapables de s’accorder quelques jours avant le week-end de mobilisation, deux marches sont finalement prévues : une le 16 mars pour se rallier à « la marche du siècle » et aux Gilets jaunes, et une le 17 mars maintenue par Cervantès et son groupe… sans compter la marche des jeunes pour le climat, le 15 mars ! À l’issue des trois jours de mobilisation, Cervantès, fier comme un coq, se gargarise du succès de l’opération depuis l’esplanade du palais des Papes : « Sur les trois jours sur Avignon c’est un printemps climatique, peut-être une nouvelle ère qui approche ! » La température peut continuer de monter (et les glands de marcher), nul doute que l’ère de la connerie a encore de beaux jours devant elle.

KGB

Avignon burning

(Spasme n°15 étant sorti début avril, les évènements evoqués par ce texte vont de la mi-novembre à la fin mars.)

Des débuts enthousiasmants

Avec les Gilets jaunes, la Cité des papes connaît un moment inédit de son histoire. Comme beaucoup de villes de taille moyenne, elle est habituée aux défilés syndicaux traîne-savates. Mais, à partir du 17 novembre, la donne change. La taxe sur le diesel, passant rapidement au second plan, laisse la place à un discours plus large contre la baisse du pouvoir d’achat puis contre la répression. Le 17, la préfecture recense 47 occupations de rond-point dans le Vaucluse ; autour d’Avignon n’en subsistent bientôt plus que cinq (Avignon nord, Avignon sud, Réalpanier, Rognonas, Les Angles), qui, malgré tout, gênent grandement l’approvisionnement de la ville. Progressivement, les rayons de pas mal de petites et grandes surfaces se vident, faute de livraisons.
Du côté des manifestations, c’est du jamais-vu ici. Le 24 novembre est plutôt calme, car de nombreux Gilets jaunes vauclusiens sont montés à Paris ou bien participent à des blocages de ronds-points. Mais l’après-midi du samedi 1er décembre est épique, comme dans beaucoup d’autres endroits en France (bien que la presse nationale n’en parle pas). Une marche pacifique suivie d’une dégustation de produits régionaux devant le palais des Papes a été évoquée par certains organisateurs, mais le scénario s’avère quelque peu différent. À l’heure du départ de la manifestation, il y a déjà 3 000 à 4 000 Gilets jaunes rassemblés devant la préfecture, et les grilles de celle-ci sont immédiatement enfoncées. Après quelques dizaines de minutes d’échanges de cailloux et de gaz lacrymogènes, le cortège finit par s’ébranler sans incidents jusqu’à l’hôtel de ville. Arrivé là, un moment de flottement se fait sentir. La foule se dirige finalement vers le domicile du préfet, situé dans la principale artère commerçante du centre-ville. S’ensuivent alors deux heures et demie d’affrontements entre la trentaine de policiers qui gardent le bâtiment et les manifestants. Quelques gamins qui ont prévu ce jour-là de faire leurs « courses » de Noël en bande se mêlent aux Gilets jaunes pour caillasser les flics et monter des barricades avec des poubelles en feu. Bien que le gros de la foule soit dispersé par des renforts de gendarmerie mobile en début de soirée, les échauffourées se poursuivent dans la nuit. Quelques vitrines de magasin sont cassées, de nombreux abribus sur les boulevards volent en éclats, et une pelleteuse part en fumée sur le chantier du tramway ((L’extrême droite locale tente maladroitement d’instrumentaliser les événements. Le lundi 3 décembre, Julien Langard, conseiller municipal de Carpentras, fustige le préfet pour son laxisme face aux « racailles » venues perturber une manifestation pacifique. La ­Provence révèle cependant le lendemain que l’élu, ex-Front ­national et proche de la ligne de Marion Maréchal-Le Pen, est au premier rang lors des débordements. Jacques BOUDON, « Manif : l’élu qui dénonce le laxisme était parmi les plus actifs », La Provence, mardi 4 décembre 2018, p. 4.)). Le 4 décembre, les commerçants du centre-ville annoncent, la mine déconfite, qu’ils doivent annuler le marché de Noël. Tout le monde sent bien que ça ne fait que commencer, notamment les lycéens. Le même jour, les élèves du lycée professionnel et technique Philippe-de-Girard bloquent avec des poubelles enflammées la route qui passe devant leur bahut et qui est aussi l’un des principaux axes de circulation au sud de la ville. Ils se friteront plusieurs fois avec les flics lors de tentatives de blocage de leur établissement pendant les deux semaines qui suivent. À partir du 6 décembre, des scènes similaires ont lieu devant les lycées René-Char et Aubanel, ainsi que devant les lycées de Carpentras, de Cavaillon et de Villeneuve-lès-Avignon. La situation y est néanmoins plus rapidement maîtrisée par les forces de l’ordre, et le préfet ordonne la fermeture administrative de certains établissements pendant quelques jours.
Encore au moins deux belles manifestations ont lieu à Avignon, bien qu’on sente que ce n’est plus pareil. Le 8 décembre, malgré les exhortations des « chefs » à rester sur les ronds-points pour éviter la casse et les affrontements, plusieurs milliers de Gilets jaunes sont présents dans un cortège qui entre de nouveau dans le centre-ville. Le préfet et la municipalité ont, de leur côté, prévu de ne pas s’y laisser prendre à deux fois. Toutes les bennes à ordures et tout ce qui pourrait fournir des projectiles ou de quoi bâtir des barricades a été enlevé, et les forces de l’ordre sont cette fois-ci en nombre. L’émeute éclate pourtant, opposant pendant plusieurs heures des groupes Gilets jaunes aux CRS et aux baqueux pour le contrôle de la rue de la République, de la place de l’Horloge et de la place Pie. Les flics, qui comptent 16 blessés dans leurs rangs, utilisent plus de 150 fois leurs flash-balls (cassant parfois des vitrines de magasin).
Il faut ensuite attendre le 19 janvier pour qu’ait de nouveau lieu une manifestation digne de ce nom. Renouant avec celles de début décembre, elle s’illustre par l’attaque du commissariat d’Avignon (dont le portail est cassé), par une tentative d’incendie des portes de la mairie, par plusieurs heures d’affrontements avec les flics en plein boulevards et par le bris de vitrines de banque. Détail cocasse, une responsable locale du PCF quitte le cortège lorsqu’un petit groupe de manifestants arrache les planches de contreplaqué d’une façade de banque pour s’en faire une protection contre les LBD 40 (voir photo pp. 28-29). La malheureuse, pour qui participer à une manifestation non déclarée a déjà dû être une épreuve, manque de s’évanouir à la vue de cet affront fait au grand capital !

Le retour de bâton

Dans un premier temps, un joyeux désordre s’impose donc. Christophe Chalençon, qui s’autoproclame chef du mouvement en Vaucluse devant la presse locale et nationale, se révèle incapable de gérer quoi que ce soit. Pour couronner le tout, une vidéo révélant dès la fin novembre qu’il est au minimum raciste, mauvais payeur et politiquement opportuniste sape sérieusement son autorité (il passe donc le reste du mouvement à Paris). Pour autant, le mouvement n’arrivant pas à faire émerger une ligne de classe, le petit patronat et l’État parviennent à agir à l’extérieur comme à l’intérieur pour imposer progressivement le retour à l’ordre. Au départ, le chantage à l’embauche et les larmes de crocodile du patron d’Auchan, dans la presse locale, n’ont aucun effet sur la mobilisation. Mais la crainte des petits commerçants de tomber au rang de smicards ou de galériens – en somme de devenir comme la majorité des Gilets jaunes – trouve malheureusement plus d’oreilles attentives. Répétant à l’envi qu’eux aussi sont Gilets jaunes, ils préconisent d’arrêter les blocages et soutiennent les actions purement symboliques. Des patrons de PME manient, de leur côté, le chaud et le froid. Le 17 décembre, celui de la ­Dispam, une plate-forme logistique liée à la grande distribution, envoie une trentaine de vigiles ex-légionnaires empêcher des Gilets jaunes de bloquer son entreprise. Trois jours plus tard, on apprend cependant au court d’une réunion rassemblant des manifestants ­d’Avignon nord qu’il a également pris contact avec leurs référents élus deux semaines plus tôt. Le principal d’entre eux, Anthony Pereira, lui-même patron de deux sociétés, explique publiquement à l’assemblée et devant un responsable de la Dispam que les référents se désolidarisent des groupes de bloqueurs indépendants « qui veulent faire leur petite révolution ». Cette prise de position ne suscite pas d’opposition, probablement parce qu’elle intervient à un moment où bon nombre de participants souhaitent que les blocages soient moins brouillons. Il arrive en effet que des altercations nocturnes éclatent sur fond d’alcoolémie élevée. Tout le monde n’apprécie pas non plus que des rapines soient commises dans les camions arrêtés. La frange petite-­bourgeoise du mouvement étant la première à proposer des réponses à ces problèmes, elle prend logiquement l’ascendant dans la direction des opérations à Avignon. Fin décembre, nous en arrivons au point où le référent d’Avignon nord entre carrément en contact avec Jean-François Cesarini, le député LREM du Vaucluse, pour ouvrir le « dialogue ». Si l’initiative passe mal chez beaucoup de Gilets jaunes, notamment à cause de la forte répression que mène le gouvernement, Pereira bénéficie d’une certaine légitimité. Dans sa démarche, il est notamment épaulé par Laurence ­Cermolacce-Boissier, conseillère municipale France insoumise de la ville voisine d’Entraigues-sur-la-Sorgue et administratrice à l’office HLM du département. Cela aboutit, le 1er février, à une grand-messe organisée conjointement par les référents d’Avignon nord et le député dans l’hôtel de ville d’Avignon. Devant un parterre de notables locaux et quelques Gilets jaunes, Anthony Pereira fait, au nom du mouvement, des excuses publiques aux commerçants de la ville pour la gêne occasionnée par les manifestations. L’attitude « constructive » de ce groupe de Gilets jaunes et ses liens avec les élus locaux lui permettent de bénéficier de quelques « facilités » logistiques : la mise à disposition par la mairie d’Avignon (PS) d’une salle pour y tenir une permanence et d’une seconde, par la municipalité du Pontet (RN), pour organiser des débats citoyens « sans tabou ». Cette attitude provoque une rupture avec une partie des militants de gauche avignonnais (NPA, FI, CGT, PCF, Sud) qui avaient progressivement rejoint les Gilets jaunes d’Avignon nord et qui forment à la mi-février un groupe spécifique nommé « Union progressiste 84 en action ».
Au sud d’Avignon, on n’est pas en reste niveau entourloupe. Les points de blocage de Bonpas et Rognonas rentrent très tôt dans le rang. Ses participants désignent pour référent un certain Maxime Souque, salarié dans la sécurité. Après la manifestation du 1er décembre, celui-ci est allé une première fois à la rencontre du député Cesarini pour lui remettre symboliquement des amendements de loi concernant la hausse du Smic, la taxation sur le kérosène, la revalorisation des retraites ou encore l’allègement des charges patronales. À la suite de la manifestation non déclarée du 8 décembre, il dépose un parcours de manifestation pour le 15. L’objectif est de prendre en main le rassemblement tout en satisfaisant le préfet et le petit commerce. Le cortège doit en effet tourner autour des remparts sans entrer dans le centre-ville. Pour éviter les surprises, plusieurs dizaines de motards Gilets jaunes font même office d’auxiliaires de police en bloquant systématiquement les portes de la ville au passage des manifestants. Bien qu’entre 100 et 200 personnes déterminées parviennent à forcer le barrage, l’opération de pacification réussit globalement. Ce revers infligé à la lutte par les défenseurs du petit patronat n’empêche pas pour autant un leader local du NPA d’exulter sur Facebook : « Quand avec un cortège de dix camarades [sic] on prend en charge l’animation d’une manif de 4 000 personnes, qu’on rend les fafs inaudibles et qu’on est filmés et pris en photo par tous les médias… On est fiers de nous » (dans la manif, personne n’avait compris que le gars au mégaphone était du NPA). Cette journée marque rétrospectivement un tournant, le début de la fin du mouvement à Avignon. Le référent de Bonpas-Rognonas garde, quant à lui, un accès aux réunions des référents vauclusiens, bien qu’en pratique il n’y ait plus de Gilets jaunes au sud ­d’Avignon à partir de la fin décembre.
Il maintient également une existence virtuelle en lançant aux côtés de deux commerçants et d’un infirmier libéral le site participatif Le Vrai Débat. Ce projet est annoncé la première fois le 25 décembre sur la page Facebook « Union Gilets jaunes 84 (( Cette page relaye les informations relatives à la mobilisation dans le département. Initialement très proche de Christophe Chalençon, elle s’en dissocie officiellement le 24 décembre.)) ». Présenté comme un outil indispensable de la démocratie 2.0, Le Vrai Débat se résume en pratique à une boîte à idées interactive. La plate-forme logicielle sur laquelle il repose est développée par la start-up Cap Collectif (spécialisé dans la « civic tech ») et avait déjà été utilisée en 2017… par le candidat Macron. Très portée sur le RIC, la petite équipe derrière Le Vrai Débat participe également avec d’autres Gilets jaunes à faire venir Étienne Chouard, le 20 janvier, à Vedène. Le gourou du démocratisme y tient une conférence devant 400 personnes dans la salle de spectacle publique L’Autre scène, aux côtés d’acteurs associatifs locaux (monnaie locale, SEL, supermarché coopératif GEM…).

Théorie du genre, mariage pour tous et quenelle

Difficile enfin d’évoquer la mobilisation des Gilets jaunes à Avignon sans s’arrêter sur le rôle joué par un individu pour le moins exubérant et symptomatique du confusionnisme ambiant. « Anticapitaliste », « antisioniste » et défenseur des valeurs islamiques, Abdel Zahiri est bien connu du paysage militant avignonnais. Ex-membre du NPA, il soutient en 2010-2011 Ilham Moussaïd, candidate voilée qui fait imploser le tout jeune parti sur la question de l’islam. Par la suite, il fonde l’association Respect, égalité et dignité (Red), qui mélange revendications pro-Gaza (liées aux campagnes BDS), militantisme en « défense » des musulmans (du port du voile et du burkini aux Rohingyas), et distribution de repas aux SDF. Probablement dans un esprit de convergence des luttes, lors des élections municipales de 2014, il fait campagne auprès du candidat UMP sur une ligne hostile au mariage pour tous ; lors d’un meeting de soutien, il n’hésite pas à imputer à la « théorie du genre » l’existence des enfants-soldats en Afrique ((Voir ici : https://youtu.be/cm0mEZJR7Jw. Un billet de blog recense également quelques « dérapages » de Zahiri ici : https://blogs.mediapart.fr/lancetre/blog/020319/qui-est-abdel-zahiri-le-gilet-jaune-emprisonne.)) !
Ce mélange des genres – si l’on peut dire – ne l’empêche pas pour autant d’intégrer, en novembre 2018, le collectif « Fâchés pas fachos ». Constitué par des militants de gauche souhaitant débusquer l’extrême droite au sein des Gilets jaunes, le collectif est au départ hostile à la mobilisation, mais finit par s’y fondre, prétendant représenter les « quartiers » d’Avignon. En son sein, Abdel Zahiri commence par dénoncer sur les ronds-points les sorties antimusulmans de Chalençon et les propos racistes de certains Gilets jaunes. Bien qu’il mette en lumière certaines réalités, son discours communautariste agace. Au départ simplement présent à Avignon nord, Zahiri commence à prendre l’ascendant sur ce point de blocage à partir de la mi-décembre. Son champ d’action se libère encore un peu plus à partir du 24 décembre, lorsque Anthony Pereira est mis partiellement sur la touche en raison d’un contrôle judiciaire. En militant rodé, Zahiri sait prendre des décisions qui paraissent bonnes et il est capable de piloter et de mettre en confiance des manifestants. Filmant en live sur Facebook toutes les actions des Gilets jaunes, on l’entend alternativement donner des consignes de sécurité aux gens, négocier avec la police, mais aussi défendre la « quenelle » de Dieudonné. Partisan d’une alliance entre Gilets jaunes et syndicats, il invite la CGT, début janvier, sous la cabane d’Avignon nord. Le 10 janvier, il anime également une réunion publique rassemblant des référents Gilets jaunes d’Avignon nord et de Carpentras et des représentants de l’UL-CGT et de Sud-Solidaires. Dans le public, les militants PCF, NPA, FI, CGT et Sud font preuve d’une étrange amnésie sur le pedigree de leur hôte, qu’ils connaissent pourtant très bien.
L’ascension de Zahiri prend cependant fin plus vite qu’il ne l’avait prévu. Le 5 janvier, il est, lui aussi, placé sous contrôle judiciaire en attendant d’être jugé pour le même blocage d’autoroute qu’Anthony Pereira. Mais, le 16 janvier, il se rend tout de même au commissariat d’Avignon, accompagné de quelques Gilets jaunes, pour faire un coup de com en allant porter plainte contre Luc Ferry (( En direct sur Radio Classique, l’ancien ministre avait appelé la police à tirer à balles réelles sur les Gilets jaunes.)). Un commissaire l’accuse alors de l’avoir menacé. Retenu en garde à vue, Abdel Zahiri est condamné le lendemain en comparution immédiate à quatre mois de prison ferme avec mandat de dépôt. Une sévérité qui surprend tout le monde.

Antirépression et effilochement du mouvement

Si Abdel Zahiri incite les Gilets jaunes à soutenir leurs camarades poursuivis, les condamnés du mouvement depuis décembre ont néanmoins jusque-là suscité l’indifférence générale. Son procès a le mérite de réveiller un peu le mouvement avignonnais sur la question de la répression. À partir de là, on commence à voir du monde remplir les salles d’audience en soutien aux accusés. Malheureusement, aucune défense collective ne parvient à se mettre en place, et les stratégies individuelles (ou plutôt leur absence) ou affinitaires restent la norme. Zahiri bénéficie de l’aide de son réseau militant et de ses proches. Ceux-là médiatisent son cas et ouvrent une cagnotte en ligne pour lui, quitte à en faire un martyr. Des membres d’organisations de gauche, qui se sont jusque-là désintéressés du sort des prolos anonymes condamnés, lui organisent même un rassemblement de soutien sous les murs de la prison du Pontet. Ce mélange de personnalisation et d’incrustation des organisations politiques ajoute de la confusion à la lutte. D’autant que le cas Zahiri provoque toujours de houleux débats internes. On le constate lorsque l’UL-CGT, qui co-organise la manifestation, s’en désolidarise au dernier moment. Elle fait mine, dans la presse locale, de ne pas avoir compris que l’événement avait pour objectif « la défense d’un individu qui porte des notions de haine, d’homophobie, etc. (( « Vaucluse : la CGT se désolidarise des Gilets jaunes », La Provence, 25 janvier 2019, url : https://www.laprovence.com/actu/en-direct/5340469/vaucluse-la-cgt-se-desolidarise-des-gilets-jaunes.html)) » (on remarquera le « etc. »). Compte tenu de la proximité de la CGT et de Zahiri les semaines précédentes, cette soudaine réminiscence passa logiquement pour une trahison chez ce qu’il reste de Gilets jaunes. Mais il est vrai que, à mesure que localement le mouvement s’étiole, les signes de ralliement à l’antisémitisme sauce Dieudonné sont affichés par certains avec de moins en moins de complexes et dans la plus grande indifférence (( L’humour de Dieudonné est plutôt bien admis, et les reportages de Vincent Lapierre, appréciés. Fin février, nous en arrivons au stade où les militants de gauche de l’« Union progressiste 84 en action » (NPA, FI, etc.) se retrouvent régulièrement dans la cabane d’Avignon nord, au-dessus de laquelle est disposé bien en évidence un modèle de gilet jaune vendu par Dieudonné. Très reconnaissable, il arbore un ananas, référence à la chanson négationniste « Shoananas » de l’« humoriste », et le slogan « Macron la sens-tu la quenelle ? ».)).
Ce genre de retournement n’aide pas à renforcer la « grève générale » du 5 février, qui ne s’annonce déjà pas fameuse. La manifestation syndicale qui accompagne cette journée, à défaut d’être intéressante, rassemble un peu de monde à Avignon, mais comme au niveau national, l’UL-CGT joue le jeu des autorités tout en faisant mine de satisfaire sa base. La manifestation relie la gare à la préfecture en une heure chrono, évitant soigneusement le centre-ville. Franchir les remparts de la ville est pourtant redevenu un enjeu de la lutte au niveau local depuis que la mairie barricade certains de ses accès avec des blocs de béton et des plaques d’acier. Sous le coup de la fatigue et de la répression, le mouvement en Vaucluse s’effondre. Il tente péniblement de se relancer en appelant à une manifestation « nationale » (dans les faits plutôt interdépartementale) le 30 mars. La préfecture joue alors la carte de la psychose : elle interdit la manifestation, boucle totalement la ville et ferme la gare et les parkings alentours. Entre 2 000 et 3 000 manifestants répondent néanmoins présents, une partie du cortège improvisant même un tracé inédit à travers le quartier de la Rocade. Mais compte tenu des prétentions de l’appel, la mobilisation reste faible et ne peut faire le poids face à un arsenal répressif démesuré. Du côté des ronds-point, les dernières cabanes ont été détruites par la police ou par des incendies d’opposants au mouvement quelques semaines avant.

Conclusion

La dernière fois que le centre-ville d’Avignon a connu autant d’heures d’émeute, c’est… sans doute durant la Révolution française. Aujourd’hui, les « gueux » écornent l’image de la ville carte postale vendue aux touristes. Malheureusement, pendant que le gouvernement ne lâche rien et réprime le mouvement, les Gilets jaunes d’Avignon ne savent pas plus qu’ailleurs accoucher d’une critique de l’exploitation capitaliste. Nous restons embourbés dans un mélange de populisme, de démocratisme, de souverainisme anti-UE et de discours « anti-­système » plus ou moins complotistes, aux accents parfois antisémites. Sur le terrain, nous ne nous heurtons pas tant à une incompréhension quant aux enjeux de la lutte des classes qu’à un refus de la regarder en face. Cela n’est pas surprenant de la part de la petite-bourgeoisie, mais les prolétaires qui composent la masse des Gilets jaunes craignent le clivage que cela suppose au sein du mouvement. Il semble donc plus simple de se battre contre une « oligarchie » nébuleuse prétendument responsable de tous nos maux plutôt que contre la servitude très concrète infligée au quotidien par les patrons et par l’État. Le mouvement est aujourd’hui considérablement affaibli, mais les braises couvent toujours et il est possible que cela reparte sous une forme ou une autre. D’ici là, il faut donc continuer de clarifier au mieux les lignes de classe.

M.

L’enfer de la mode

Et si tout avait commencé avec les Frères Jacques, ce quator qui chantait gaiement jusqu’au début des années 1980 ? Le plus petit de la bande, Georges Bellec, cherchait alors à se distinguer des autres. Un original…
Peut-être que cela avait aussi à voir avec les vendeurs de la librairie Castéla, à Toulouse, fermée en raison de la spéculation immobilière pour céder la place à ­Desigual et Nespresso. What else ?
À moins qu’il ne faille plutôt regarder du côté des membres de l’ONG ultra-orthodoxe Zaka, en Israël, qui s’occupent des corps humains déchiquetés après les accidents ou les crimes. Macabre…
Sans oublier l’uniforme de ces policiers, armés, qui bloquaient l’entrée de la Circle Line, à la station Liverpool-Street peu après les attentats kamikazes du 7 juillet 2005 à Londres. High visibility ?
Cessons toutefois de tourner autour du pot de Nutella soldé chez ­Intermarché. Vous avez compris que les individus précités portaient tous un gilet jaune. Sans exception aucune.
Mais tout ça, c’était avant le drame.
Sous prétexte d’améliorer la sécurité routière, le gouvernement Sarkozy-Fillon présentait, le 18 juin 2008, une campagne d’affichage avec pour slogan : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ».
Karl Lagerfeld accepta de promouvoir le port du gilet réfléchissant, qui serait rendu obligatoire à partir du 1er octobre. Adepte du « politiquement incorrect », le célèbre couturier avait prêté sa voix pour le jeu vidéo Grand Theft Auto IV, sorti la même année.
Le 10 novembre 2008, Le Monde notait l’omni­présence de cet accessoire devenu pour certains un symbole de la « beaufitude ». Rappelez-vous de ces gilets fluo posés sur le siège passager et qui provoquaient – déjà – l’ire des internautes sur les réseaux sociaux.
Très vite, par souci de visibilité, cyclistes et scootéristes enfilèrent la chasuble criarde dans nos villes grisâtres. Tout comme les militants associatifs qui voulaient attirer les piétons-signataires ou les promeneurs qui, en forêt, cherchaient à éviter les balles des chasseurs.
Rien de très politique, certes. Mais n’allons pas trop vite.
En réponse à la réforme des rythmes scolaires portée par Vincent Peillon en 2013, des parents d’élèves de Ris-Orangis portèrent un signe distinctif pour protester contre « l’insécurité » dans leur commune. L’« opération Gilets jaunes » débutait, en dehors de toute structure existante.
Événements, personnages, tragédies, farces… les marxiens auront saisi la référence.
Avec une réserve cependant. Le gilet jaune n’était pas encore devenu le bonnet phrygien d’une nouvelle dynamique plébéienne. Jusqu’à la période la plus récente, l’étendard de radicalité était plutôt un K-way noir, se mouvant sur un air d’Eurodance.
Mais l’affaire était bien plus grave qu’un sketch de Ch’ti algérien.
En août dernier, le magazine Néon publiait le portrait d’un « anarchiste et végan antispéciste » qui avait rejoint le black-bloc fin 2016.
Arborant la tenue réglementaire de « celleux qui cassent » – « les banques, les multinationales, les boucheries et les forces du pouvoir » –, l’activiste affirmait que la destruction libérait la « colère créée par ce que nous subissons (presque) tous les jours ».
L’étudiant de 20 ans, qui « vit avec ses parents, dans un quartier aisé de la capitale », confessait avoir « été élevé dans une famille avec un fort capital culturel et un haut niveau de vie ». Il ajoutait qu’« on ne peut pas juger une personne sur son passé et ses origines ».
Alors, quand les camarades de ­Courant ­alternatif s’interrogeaient, dans leur numéro de décembre : « Doit-on choisir ? Gilet jaune ou K-way noir ? », je me demandais, le moins sérieusement du monde, s’il était possible de résister à l’enfer de la mode.
À ce jour, je cherche encore la réponse en écoutant, selon mon humeur, France Culture ou Rires et Chansons. Pourquoi choisir ?

Nedjib Sidi Moussa

Black Panther. La communauté : une marchandise comme une autre.

Le 14 février est sorti en France Black Panther, dix-huitième blockbuster de la longue liste des adaptations cinématographiques des comics Marvel (rachetés par Disney en 2009). Le scénario évoque le retour au Wakanda de T’Challa, alias la Panthère Noire, après qu’il ait participé à des péripéties narrées dans les précédents opus de la franchise. Le héros doit défendre l’unité de son pays et son titre de roi face à des factions rivales. L’une d’elles est formée par son cousin Erik Killmonger qui a grandi aux États-Unis. Souhaitant venger son père tué par le père de T’Challa, Killmonger veut s’emparer du Wakanda et étendre son pouvoir en soulevant les noirs opprimés du monde entier. Pour vaincre, la Panthère Noire est aidée d’une garde d’amazones et par Everett Ross, un agent de la CIA.
Présenté comme antiraciste par excellence, le film a été applaudi, parfois jusqu’à l’extrême-gauche notamment car il offrirait au « public noir » des modèles positifs auxquels s’identifier. La dimension émancipatrice de ce long-métrage on ne peut plus conformiste est pourtant loin d’être évidente. Taillé pour plaire au plus grand nombre, il opte pour un consensus mou entre conservatisme et libéralisme et s’inscrit dans l’héritage le plus consensuel de la lutte pour les droits civiques en faveur des noirs américains.

Une démarche antiraciste douteuse

Ce qui frappe dès les premières minutes du film c’est le kitsh de son univers. Qui a déjà regardé un film produit par Marvel ne sera pas étonné. Cela devient plus gênant lorsque c’est sensé être un hommage à l’Afrique. Le Wakanda, pays imaginaire où se déroule l’histoire, est un concentré incohérent et flashy de références à des folklores des quatre coins d’un continent où pas un seul plan n’a été tourné. Telle tribu s’inspire des Maasaïs, telle autre des Himbas, là les hommes portent un plateau dans la lèvre inférieure, ici on se scarifie ou on se peint des motifs sur le corps. Dans une interview au Washington Post, le journaliste kényan Larry Madowo, qui défend pourtant le film, résume la situation ((Larry Madowo, Karen Attiah, « ‘Black Panther’: Why the relationship between Africans and black Americans is so messed up », The Washington Post, 16 février 2018, url : https://www.washingtonpost.com/news/global-opinions/wp/2018/02/16/black-panther-why-the-relationship-between-africans-and-african-americans-is-so-messed-up/?utm_term=.ac77869e85bc.)) : « le Wakanda, au moins dans le film, est une approximation de la culture africaine, une version extérieure de ce à quoi la culture africaine pourrait ressembler – les rituels, les chants et les danses, les rites de passage.[…] C’était comme un bingo africain en quelque sortes ! » Mais pour son interlocutrice Karen Attiah, une journaliste noire américaine, cette représentation de l’Afrique est au contraire un point positif : « J’étais excitée car je ne suis pas habituée à voir des éléments de la culture Africaine sur grand écran.[…] Black Panther est un supermarché, obtenez tout en une heure ! » Un enthousiasme qu’il est difficile de partager : cette accumulation de stéréotypes hérités d’une vision coloniale de l’Afrique, après quelques rires nerveux, provoque surtout l’indigestion.

Un autre élément interpelle rapidement l’oreille du spectateur : l’accent des acteurs. Certes, presque tous sont noirs, mais presque aucun n’est africain. La grande majorité du casting est d’origine américaine ou britannique et il suffit de voir des interviews des acteurs pour constater qu’ils ont généralement l’accent du pays où ils vivent. On s’étonne donc de voir Forest Whitaker, texan de son état, jouer solennellement le grand prêtre du Wakanda en prenant ce qui visiblement est censé être l’accent « africain ». Il n’est pas le seul, tous les acteurs ont respecté ce parti pris et Chadwick Boseman qui interprète la Panthère Noire a même défendu cela dans la presse au nom d’une prétendue authenticité. Or, l’accent « africain » est évidemment a peu près aussi authentique que l’accent « européen ». Pas étonnant que Larry Madowo ait là encore bien du mal à défendre le film : « Ils voulaient baser les accents sur celui des Xhosa d’Afrique du Sud, mais certains d’entre eux sonnaient nigérian, d’autres sonnaient plus ougandais. C’était très déroutant, je comprends que perfectionner un accent est difficile, mais mon Dieu, c’était si désordonné ! » Un peu embarrassant pour un film étiqueté « antiraciste »…

Le scepticisme concernant l’antiracisme de Marvel ne s’arrête malheureusement pas là. Dès la phase de pré-production du film, des questions se posaient. En 2015, la presse spécialisée annonçait que le studio avait enfin trouvé un réalisateur en la personne de Ryan Coogler. Celui qui venait de terminer le film Creed, un spin off de la série des Rocky, n’avait cependant pas été le premier approché. Auparavant la production avait proposé le script de Joe Robert Cole à Ava DuVernay (réalisatrice de Selma, film oscarisé en 2015) et à Felix Gary Gray (réalisateur de Fast and Furious 8) qui avaient tous deux déclinés ((Thomas Destouches, « Black Panther : Marvel veut le réalisateur de Creed pour son nouveau super-héros », Allociné, 15 octobre 2015, url : http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18646651.html.)). Pour réaliser Black Panther, Marvel a logiquement recherché de bons « faiseurs », c’est-à-dire des réalisateurs sans grande originalité mais qui savent répondre aux exigences d’une super-production. Cependant les trois metteurs en scène et le scénariste ont également pour point commun d’être noirs. En plus des comédiens (ce qui est sensé vu le contexte du film), Marvel a donc tenu à ce que les postes importants dans l’équipe de direction soient détenus par des personnes noires. Or cette politique de discrimination « positive » qui se veut pleine de bonnes intentions révèle en creux une situation plus problématique. En effet, en regardant la liste des films Marvel, on constate qu’il a fallu attendre Black Panther, soit presque vingt longs-métrages, pour que le studio se rende compte qu’il avait aussi des réalisateurs noirs à sa disposition. Tous les autres films, à l’exception du précédent, Thor : Ragnarok ((Réalisé par Taiki David Waititi, metteur en scène néo-zéladais issu d’une mère polonaise et d’un père maori.)) – où Marvel revisite la mythologie nordique avec son mauvais goût coutumier, ce qui prête cependant moins à conséquence –, ont été réalisés par des personnes qu’on qualifiera sans problème de blanches dans le contexte étasunien.

Black Panther est donc difficilement qualifiable d’antiraciste. S’il est compréhensible que les personnes souffrant du racisme veuillent se sentir représentées de manière valorisante cela se fait ici au prix d’une vision stéréotypée de l’Afrique et des Africains, qui dans d’autres circonstances serait jugée raciste. Quant à la politique de recrutement de Marvel, elle est évidemment opportuniste. La question du racisme est une préoccupation circonstancielle qui a mené le studio à produire un « film de Noirs ». Les fiches techniques prévisionnelles des longs-métrages à venir annoncent pour leur part un retour à la normale côté réalisation…

Le libéral-conservatisme comme avatar du progrès

Face à un tel constat on pourrait déjà s’étonner de la relative sympathie que le film provoque chez un public d’extrême-gauche. À croire qu’à force de se dire « non-concernée » certains deviennent complètement miros. D’autant qu’avec ses gros sabots Marvel ne se contente pas de nous servir son antiracisme frelaté. Le studio qui est l’un des plus rentables de Hollywood actuellement est – faut-il le rappeler ? – au service du soft power américain. Il est donc normal que Black Panther défende pleinement le modèle capitaliste libéral en même tant que les intérêts de la première puissance mondiale.

Alors que T’Challa est couronné roi du Wakanda au début du film – après avoir au passage sauvé de jeunes filles enlevées par un groupe du type Boko Haram –, il doit définir la politique à suivre d’un pays sclérosé par excès de protectionnisme. Depuis toujours en effet le Wakanda a gardé le secret sur sa richesse. Possesseur de l’unique source au monde de vibranium, un minerai imaginaire aux propriétés physiques miraculeuses, le pays est le plus développé de la planète. Grâce à ses technologies avancées, ses dirigeants ont toujours fait en sorte de camoufler cette réussite pour ne pas attirer la convoitise. Cela n’a cependant pas tout à fait fonctionné puisque que le « super-vilain » Ulysse Klaw, un physicien et contrebandier néerlandais ((Le personnage a été créé dans les années 60, alors qu’en Afrique du Sud l’apartheid avait toujours cours (jusqu’en 1991) et qu’il séparait la population noire de la population blanche originaire, entre autre, des Pays-Bas.)) parvient à s’introduire au Wakanda pour tenter de voler du vibranium. Par ailleurs, dans le pays des voix s’élèvent, et c’était le cas du père d’Erik Killmonger, pour que le Wakanda s’ouvre au monde et partage ses richesses avec l’Afrique et la diaspora africaine aux États-Unis. Elles se divisent entre une tendance réformiste soutenue par Nakia, la fiancée de T’Challa, et la tendance « révolutionnaire » de Killmonger.
C’est contre cette dernière que doit lutter la Panthère Noire. Killmonger a grandi coupé du Wakanda à Oakland (il s’agit d’une référence au Black Panther Party fondé dans cette ville) et il est par la suite entré dans les forces spéciales américaines afin de développer ses aptitudes militaires. Avec le soutien d’un chef de tribu Killmonger, prend le pouvoir au Wakanda et tente de lancer une politique d’armement des ghettos noirs américains qu’il considère un peu comme les Sudètes de son futur empire. Grâce à ce personnage, la production désigne donc ce qu’un État moderne doit éviter. Le tribalisme d’abord, car c’est un facteur d’instabilité qui ouvre les portes aux ingérences extérieures (si Killmonger est d’origine wakandaise, il est en même temps devenu un étranger). Un nationalisme racial violent ensuite, opposé à un nationalisme wakandais « raisonnable ». Le projet de Killmonger se réfère au nationalisme noir, doctrine aux interprétations variées qui a pu prôner au choix un « retour » des noirs américains en Afrique, la création d’un État noir aux États-Unis ou encore la défense de la « communauté noire » au sein des États-Unis. Il est revendiqué par des organisations diverses, notamment la très réactionnaire Nation of Islam (NOI) d’Elijah Muhammad et Malcolm X ((Sam McPheeters, « Le jour où Malcolm X 
a rencontré 
les nazis », Vice.com, 25 mai 2015, url : https://www.vice.com/fr/article/qbyx8q/le-jour-ou-malcolm-x-a-rencontre-les-nazis-v9n5.)). Dans les années 60-70, il est repris par la mouvance Black Power, l’aile radicale de gauche du mouvement des droits civiques. Elle l’apparente aux luttes de libérations nationales défendues par les marxistes-léninistes en mettant en sourdine l’aspect suprémaciste défendu par la NOI. Le personnage de Killmonger, qui a grandi dans un appartement décoré d’affiches à la gloire des fondateurs du Black Panther Party (BPP), est une sorte de monstre issu du Black Power. Marvel a cependant évacué de sa référence à ce courant tout le discours anticapitaliste (déjà très bancal), pour n’en garder que l’appel à la lutte armée et au panafricanisme. C’est donc le projet de concurrencer par les armes l’hégémonie des États-Unis (ce qui n’est pas en soi anticapitaliste), que le studio dénonce.
Face aux périls que le Wakanda doit affronter, le film expose quelles seraient les « bonnes solutions ». Au départ, malgré sa fiancée qui le pousse à ouvrir le Wakanda au monde, T’Challa souhaite plutôt poursuivre la politique isolationniste de son père. Cependant les péripéties et l’émotion que suscite chez lui l’histoire de son cousin le font évoluer. Décidé à agir, T’Challa se lance à la fin du film dans une politique philanthropique. Il rachète les immeubles de la banlieue où vivaient Killmonger et son père et lance un programme humanitaire en direction des enfants noirs américains. Une habile récupération de la part de Marvel de la politique caritative et populiste du BPP qui distribuait des petits déjeuners gratuits aux enfants des ghettos.
Sans surprise ce film ne prône donc pas la révolte des exploités. Les prolétaires noirs américains sont cantonnés par Marvel à une population en attente d’un Deus ex machina pendant qu’au Wakanda tout le monde semble vaquer à des occupations plaisantes. La question du travail semble en effet y être résolue par la technologie, vieu fantasme progressiste entretenu aujourd’hui par le courant de pensée transhumaniste. Le reste de l’Afrique, la vraie, est pour sa part absent du film.
Nulle part non plus le régime politique du Wakanda n’est remis en question. Dans cette société aux technologies ultra-modernes (selon des normes historiquement occidentales) personne ne critique les traditions imposant une monarchie héréditaire de droit divin et ce malgré l’épisode de Killmonger. Sur ce point le film nous explique que si le monde a frôlé la catastrophe c’est justement par ce que Killmonger, élevé aux États-Unis, a sombré dans l’extrémisme et ne respecte pas les valeurs « africaines » de sagesse et de modération du Wakanda. Une fois n’est pas coutume, pour faire barrage à une menace fascisante l’industrie de l’entertainment a substitué au démocratisme habituel la défense d’un modèle conservateur envers les traditions et libéral économiquement.

Marvel et la Panthère Noire : entre soutien et récupération de la « cause noire »

L’ambiguïté de Marvel dans son rapport au mouvement de lutte pour les droits civiques ne date pas d’aujourd’hui. Il faut se pencher sur la genèse du roi du Wakanda pour s’en rendre compte.

1966-1979 : un symbole difficile à assumer
En 1965, le symbole de la panthère noire est utilisé pour la première fois en Alabama par la Lowndes County Freedom Organization (LCFO). Cette année-là, un an après l’abolition de la ségrégation raciale légale, les noirs, qui composent 80 % de la population totale de l’État, obtiennent le droit de vote. La LCFO est un parti politique rattaché au Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), une organisation noire américaine dirigée par le charismatique Stokely Carmichael. Son intention est de présenter des candidats noirs aux élections locales. Le logo de la LCFO s’oppose au coq blanc du parti ségrégationniste, qui est accompagné de la devise « La suprématie blanche pour le droit ». Au-delà de la guerre de l’image, le choix de la panthère témoigne du tournant que commence à prendre une fraction de la lutte pour les droits civiques. Certains militants considèrent que les mouvements pacifistes comme celui de Martin Luther King mettent trop de temps à obtenir des résultats. Les noirs restent des parias bien qu’ils soient envoyés défendre la démocratie et le capitalisme libéral au Vietnam. Il sont proportionnellement plus pauvres, moins bien soignés et moins éduqués que les blancs (une réalité qui restent dans une certaine mesure vraie aujourd’hui). Les activistes non-violents des droits civiques sont de plus agressés avec la complicité de la police. L’idée de répondre à la violence par la violence fait donc logiquement son chemin. Certains militants comme Stokely Carmichael sont aussi déçus par les promesses non tenues des partis démocrates traditionnels desquels ils se sont rapprochés. Ces partis composés très majoritairement de blancs ont tendance à reproduire des dominations racistes malgré les bonnes intentions affichées. Face à cela, Carmichael développe avec Charles Hamilton le concept du Black Power ((Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, traduits par Odile Pitoux, Le Black Power, pour une politique de libération aux États-Unis [Black Power], Paris [New York], Payot & Rivages [Random House], 2009 [1967-1968].)). Il considère que la communauté noire doit vivre et s’organiser séparément des blancs et que cette lutte est comparable aux luttes de libération nationales anticoloniales ((Écouter l’interview de Stockely Carmicheal, puis de l’écrivain Charles Hightower, proche de la mouvance Black Power, donnée à Jean-Pierre Elkabbach sur France Inter en 1967. Extraits disponibles dans : Chloé Leprince, « Le jour où l’Amérique a découvert un super-héros noir appelé Black Panther », FranceCulture.fr, 14 février 2018, url : https://www.franceculture.fr/histoire/black-panthers-black-power-amerique-raciste-marvel.)).
Dans un contexte différent de celui du Sud des États-Unis, le Black Panther Party se crée en Californie en octobre 1966 et reprend le logo de la panthère noire de la LCFO. Il défend l’autodéfense armée, l’arrêt de la guerre du Vietnam et s’oppose aussi à Martin Luther King dont l’orientation est qualifiée de bourgeoise. Très structurée et hiérarchisée, arborant un look paramilitaire, la légende veut que le parti achète des armes grâce à la vente du Petit Livre Rouge de Mao. Les Black Panthers connaissent par cette radicalité spectaculaire une notoriété croissante, notamment auprès des gauchistes blancs. Mais leur apparence et leur langage permet aussi au FBI de justifier leur répression alors que l’essentiel de leur activité se limite à du conseil juridique et des actions caritatives ((Tom Van Ersel, Panthères Noires, Histoire du Black Panther Party, Paris, l’Échapée, 2006, pp. 67-69.)). Si le BPP n’accepte en son sein que des noirs, il reste plus modéré que Carmichael – brièvement membre du parti entre 1967 et 1968 – et accepte des alliances avec des organisations n’étant pas exclusivement noires. Son programme en dix points conserve cependant comme objectif principal celui du Black Power, à savoir l’émancipation des noirs américains en tant que communauté ((Dans le programme en dix points du BPP, le premier point est : « We want freedom. We want power to determine the destiny of our Black Community. »)). Une communauté dont on ne sait jamais trop jusqu’où elle se fonde sur l’expérience subie du racisme et à partir d’où elle se réfère à une prétendue essence. Bien qu’il se revendique révolutionnaire marxiste, le parti met en fait de côté la lutte contre l’exploitation capitaliste. Il n’est pas question d’abolir le salariat, que la plupart des noirs subissent en plus du racisme, mais de réclamer des réformes (plein emploi, logement, justice…) et la gestion par la « communauté noire » de « ses » affaires. Au maximum, comme les autres organisations gauchistes, leur objectif est un capitalisme d’État (leurs modèles sont l’URSS, la Chine, la Corée du Nord ou Cuba). À supposer que cette démarche soit réellement comparable à un nationalisme des opprimés, elle prête en tout cas le flanc aux mêmes critiques. Comme Rosa Luxemburg le formulait cinquante ans auparavant au sujet du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » défendu tactiquement par Lénine et Trotsky, le nationalisme, de par la collaboration de classes qu’il suppose, profite avant tout à la bourgeoisie de la nation défendue ((Rosa Luxemburg, La Révolution Russe, 1919, consultable en ligne à l’url : https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus.htm)).

Au même moment dans le monde des comics, Marvel amorce un tournant dans sa conception du super-héros. À l’inverse d’un Superman qui dans les années quarante proposait une vision très manichéenne du monde, les nouveaux super-héros tendent à avoir une position plus complexe vis-à-vis de la société. Souffrant du rejet à cause de leur altérité, ils s’interrogent également sur l’utilisation qu’ils doivent faire de leurs supers-pouvoirs, sur leur identité et sur leur place dans la société. Ces questionnements font écho à ceux de la société américaine. Cette vision des super-héros a du succès jusque dans les universités où un auteur comme Stan Lee est parfois invité pour des conférences.
Au milieu des années 60, Stan Lee et Jack Kirby ont l’idée d’introduire un super-héros noir dans leurs histoires ((Bien que nous n’en partagions pas les postulats, un article de l’universitaire américain Casey Alt raconte de manière très instructive l’histoire du personnage de la Panthère Noire : Casey Alt, « Super pouvoir noir. Les comics à l’épreuve du Black Power », traduit par le collectif Angles Morts, Jef Klak n°2, printemps-été 2015, 320 p., url : http://jefklak.org/?p=3600.)). Trois mois avant la création du Black Panther Party, en juillet 1966, la Panthère Noire apparaît dans le numéro 52 des 4 Fantastiques. Initialement le personnage imaginé par Kirby devait s’appeler « Le Tigre de Charbon » et porter un costume bariolé. À la vue de l’émergence du Black Power, les deux auteurs ont semble-t-il trouvé plus percutant d’appeler leur héros par un nom rappelant l’emblème de la LCFO.
Le scénario de cet épisode des 4 Fantastiques, est aussi l’occasion pour le public de découvrir pour la première fois le Wakanda. Cette nation futuriste marque les esprits à une époque où les noirs américains sont bien plus qu’aujourd’hui cantonnés aux postes subalternes dans le monde du travail. La trame scénaristique a de plus des accents anticolonialistes. Les héros, après avoir fait la rencontre de la Panthère Noire doivent l’aider à défendre son pays de l’invasion du contrebandier Ulysse Klaw.
La réception par le public de cette première apparition de la Panthère Noire est très bonne, bien que quelques critiques commencent déjà à voir le jour. Il est reproché par exemple aux auteurs d’avoir externalisé la question des noirs américains hors des États-Unis, ce qui est perçu comme un manque d’audace. Par la suite, les histoires de la Panthère Noire seront souvent critiquées pour leur tiédeur comparée à la radicalité apparente du BPP, et plus généralement du Black Power. En choisissant la figure de la panthère noire, Stan Lee et Jack Kirby (qui sont blancs) s’engageaient sur un terrain glissant tout en ayant pour beaucoup de lecteurs une légitimité très relative à le faire.

Durant la fin des années soixante et les années soixante-dix, Marvel continue d’essuyer fréquemment l’accusation de ne pas donner à son personnage sa juste valeur et de lui faire perdre son aspect politique. Le malaise de la maison d’édition se ressent en 1968. Cette année-là, le BPP appelle les noirs à boycotter les élections présidentielles, Eldrige Cleaver (l’un de ses leaders), inculpé pour meurtre, doit fuir en Algérie et des membres sont tués dans des fusillades avec la police. Marvel tente alors de transformer « La Panthère Noire » en « La Panthère ». Cela soulève un tollé dans le courrier des lecteurs et le nom originel du super-héros est rapidement rétabli. Plus tard ce sont les scénarios écrits par l’auteur Roy Thomas qui font scandale, comme lorsque la Panthère Noire y combat les Thunderbolts, un groupe armé noir qui ressemble à s’y méprendre au BPP.
En 1976, le licenciement de l’auteur Don McGregor suscite lui aussi des critiques. Il avait en charge depuis quelques années la série Jungle Action dans laquelle la Panthère Noire était devenue le personnage principal. McGregor était parvenu à redonner au public un intérêt pour ce super-héros en replaçant une partie de ses aventures au Wakanda et en leur rendant une dimension politique. Il est remercié juste après avoir écrit une série d’épisodes où la Panthère Noire s’attaque au Ku Klux Klan… Officiellement, la raison invoquée par Marvel est le faible nombre de ventes. Casey Alt rapporte de son côté la version de Don McGregor qui explique qu’en interne la maison d’édition lui aurait dit qu’il était trop proche de « l’expérience noire ».

À partir de 1977, une série au nom du super-héros est créée et elle est écrite et dessinée par l’un de ses créateurs, Jack Kirby. Cependant, le scénario loufoque et totalement détaché de la vie réelle est vécu comme une trahison par la plupart de lecteurs qui avaient apprécié le travail de Don McGregor. Elle se termine en 1979 sur cette impression, alors que le BPP se décompose suite à l’action du FBI, aux assassinats et arrestations de ces membres ainsi qu’aux rivalités internes. La Panthère Noire continue ensuite d’apparaître dans certaines séries (The Avengers) sans en avoir une à elle. Si Marvel ressort le super-héros des cartons en 1988, ce ne fut que pour quatre épisodes (dans lesquels il combat un groupe de super-vilains suprémacistes blancs). Hormis à sa création et durant les trois années où McGregor écrivit des scénarios mettant en scène la Panthère Noire, ce super-héros aura finalement souffert de l’incapacité de ses créateurs à assumer les idées sous-tendues par le nom qu’ils lui ont choisi.

1998 à aujourd’hui : le consensus enfin trouvé
Pendant les trente-trois ans qui séparent la création du logo de la LCFO et le retour de la Panthère Noire dans le monde des comics, une augmentation du nombre de noirs américains dans les sphères institutionnelles et la bourgeoisie des États-Unis a eu lieu. Le découpage de la société américaine en communautés est cependant loin d’avoir disparu, leur place a uniquement été réévaluée. Les émeutes de Los Angeles en 1992 ont rappelé que les noirs américains étaient toujours concernés par la pauvreté et les agressions racistes. Mais l’élection la même année de Bill Clinton à la présidence des États-Unis a montré que la communauté noire est aussi devenue une clientèle électorale convoitée. Dépouillée de ses atours radicaux, c’est la vision du Black Power qui s’applique : les communautés distinctes sont maintenues et deviennent chacune un groupement d’intérêt faisant du lobbying au sein de la démocratie américaine.
C’est sur le terreau plus consensuel de cet « antiracisme » libéral qu’en 1998, la Panthère Noire est relancée par Marvel. L’éditeur choisit de mettre le scénariste Christopher Priest aux commandes. Ce choix n’est pas un hasard, Priest est noir et il participa en 1993 à la fondation de la première maison d’édition de comics afro-américains, Milestone Media. Dans cette nouvelle mouture de la Panthère Noire, Priest estime que le lectorat majoritairement blanc de Marvel a du mal à s’identifier à un héros noir, ce qui explique les ventes plus faibles des aventures mettant en scène les super-héros noirs. Partant de ce postulat, il choisit de raconter les aventures de la Panthère Noire à travers le regard d’Everett Ross « Empereur des Gars Blancs Inutiles ((Zack Smith, « Priest on Black Panther, Pt. 2: ‘It’s Not Arrogance, it’s Competence’ », Newsarama.com, 11 août 2015, url : http://www.newsarama.com/25506-priest-on-black-panther-pt-2.html.)). » Ross, qui dans le film est passé à la CIA, est alors un jeune agent du FBI chargé de suivre la Panthère Noire. Il est bavard et fait preuve de racisme ordinaire. Le scénariste l’utilise comme moyen de mettre en évidence les préjugés que peut entretenir une part de son lectorat et de les tourner en dérision en les mettant en contraste avec l’efficacité et le silence de la Panthère Noire. Grâce à Priest, Marvel parvient donc à jouer la carte de la blackness (la fierté noire), redonnant un aspect formellement engagé au personnage.
Depuis 2016, un nouveau scénariste a pris les commandes du comic, Ta-Nehisi Coates, écrivain et journaliste spécialiste des luttes noires américaines. C’est en grande partie sur le travail de cet auteur que se base le film de Ryan Coogler. Le premier épisode qu’il scénarise confirme la réputation plutôt réactionnaire que certains lui attribuent puisqu’il s’ouvre avec l’écrasement par T’Challa et sa garde royale d’une révolte de mineurs de vribanium menaçant l’unité du pays ((Ta-Nehisi Coates, Biran Stelfreeze & Laura Martin, Black Panther, A Nation Under Our Feet part.1, n°1.)). La Panthère Noire aime pourtant ces travailleurs « comme un père aime ses enfants », mais le héros ne peut faire autrement. Ils ont en effet été ensorcelés par un groupe terroriste dont le nom, The People, rappelle étrangement un slogan utilisé par le BPP ((« All the power to the People ! »)). Coates nous ressort ainsi l’éternelle propagande bourgeoise, à laquelle fait parfaitement écho l’avant-gardisme gauchiste, qui prétend que la révolte ouvrière ne peut qu’être téléguidée de l’extérieur de la classe.

De toute son histoire, la Panthère Noire n’a donc jamais été un personnage en capacité de porter réellement le moindre message émancipateur. Subtilisant dans les années 60 un symbole de la mouvance Black Power qui elle-même était passablement autoritaire, Marvel ne pouvait en assumer la radicalité sans mettre en péril le ton consensuel à la base de son modèle économique. Un demi siècle plus tard, l’ascension sociale d’une partie de la population noire américaine a cependant fait bouger les lignes du consensus et le communautarisme noir est admis. La critique du capitalisme, déjà faussée dans les mouvements gauchistes, est quant à elle toujours tenue bien à distance.

À quand l’émancipation ?

La Panthère Noire, on l’aura compris, est loin d’être une camarade. L’« antiracisme » que nous vend Marvel se limite à des plaisanteries communautaristes sans incidence sur fond d’idéologique libérale-conservatrice. Le film Black Panther renforce finalement une ghettoïsation soft. Si Marvel ne défend pas la constitution d’un État noir comme le nationalisme noir, le studio joue sur la conscience qu’ont les noirs américains du racisme qu’ils subissent, mais substitue à cette communauté d’expérience une communauté basée sur la fiction d’une essence. Entretenant le mythe d’une identité africaine immuable, le studio cherche à figer les noirs américains dans une position de clientèle mais aussi comme source de représentations marchandables. Une stratégie qui se révèle payante puisque le film a explosé le box office en se maintenant en tête des entrées plus d’un mois après sa sortie (record détenu jusque là par Avatar suivi de Sixième sens). Il devient ainsi 9e film le plus rentable de l’histoire du cinéma avec 1,342 milliards de dollars de recettes (soit plus que le PIB de certains États africains) ((Source : Mojo Box Office le 17 mai 2018 : http://www.boxofficemojo.com/alltime/world/.)). Il a au passage profité d’un effet d’aubaine (non calculé vu le timing) en jouant la carte féministe au lendemain de l’affaire Weinstein.
En définitive, Black Panther est un film de propagande lourdingue de plus pour le modèle de société étasunien. De part son exotisme, il a cependant la particularité de procéder à une colonisation symbolique de l’Afrique sans que cela ne choque grand monde. En Occident, la culpabilisation post-coloniale pour les uns et la quête des origines pour les autres fait qu’on fantasme sur une Afrique mythique et essentialisée, vierge de toute influence « blanche ». Sur ce continent, où les rares salles de cinéma ont fait le plein, le rêve d’un État-nation fort et de « Progrès » semble l’avoir emporté sur le ridicule des représentations. Tout cela n’est pas très enthousiasmant, mais nous rappelle au moins que le modèle capitaliste concerne les populations de la planète entière. Il est un dénominateur commun tendant à rendre obsolètes et folkloriques les cultures traditionnelles réelles ou fantasmées. Il est possible de le déplorer et d’espérer une restauration d’un passé imaginaire. Mais ne serait-il pas plus enviable que les révolutionnaires de tous les pays s’unissent enfin pour refuser les conditions et les divisions que leur impose le capital ?

Anne-Sophie L’Apax

Asphalt jungle : qui les voitures autonomes écraseront-elles ?

Depuis 2016, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) propose un test en ligne plaçant les internautes devant un dilemme éthique : que devrait faire une voiture autonome sur le point de causer un accident dont la seule issue est soit la mort de passants soit celle de ses occupants ? Présenté comme inévitable par les spécialistes en intelligence artificielle, ce questionnement connaît un écho dans la presse généraliste. Mais au fait, sommes-nous bien certains de vouloir confier nos vies à des algorithmes ?

De la philosophie à la loi des algorithmes

Le problème proposé par le site Moral Machine se veut une variante du célèbre dilemme du tramway imaginé en 1967 par la philosophe Philippa Foot. La situation est la suivante : vous voyez un tramway fou s’apprêtant à écraser cinq personnes qui marchent sur la voie. Vous avez la possibilité d’actionner un aiguillage pour les sauver, ce qui sacrifiera néanmoins une personne marchant sur la seconde voie. Que faites-vous ? Une autre version légèrement plus tordue élaborée par Judith Jarvis Thomson en 1976 propose de jeter ou non un homme obèse depuis une passerelle sur la voie afin de freiner le tramway et de sauver les cinq personnes. Dans les deux cas ce problème est censé faire émerger deux conceptions éthiques particulières. Si vous considérez qu’il vaut mieux sacrifier une vie pour en sauver cinq, alors vous seriez proche de l’éthique utilitariste prônée par le philosophe Jeremy Bentham ((Inventeur, rappelons-le, du célèbre ­Panopticon, modèle architectural de prison sensé maximiser la discipline des détenus en instaurant un sentiment de surveillance constante bien que reposant sur un nombre réduit de gardiens.)). Si vous pensez au contraire qu’en aucun cas vous ne pouvez vous autoriser à prendre activement la vie de quelqu’un, vous pencheriez plutôt du côté de l’éthique déontologique de Kant (ce qui comporte une connotation religieuse : « tu ne tueras point »). Nos lecteurs, qui ont l’esprit vif, comprendront néanmoins qu’une fois dépassé son aspect ludique ce type de questionnement pris trop au sérieux est plutôt vicieux. En cherchant à nous enfermer dans une logique comptable ou un positionnement béni oui-oui, il nie toute la complexité de la vie réelle. C’est justement ce que recherchent les défenseurs d’une société bien ordonnée, productive et sécurisée pour écrire leurs lois.
Les scientifiques du Media Lab du MIT et leurs partenaires de la Toulouse School of Economics sont dans ce cas précis. Derrière leur air avenant, ils estiment que la mise en service imminente des voitures autonomes nécessite que l’humanité tranche une bonne fois pour toutes ce type de dilemme. Mais qu’on se le dise, Iyad Rahwan, Jean-François Bonnefon et Azim Shariff sont des démocrates : ils ont développé le site Moral Machine pour entamer une consultation de l’opinion sur la question. Vous vous y trouvez face à une suite de treize scénarios générés aléatoirement dans lesquels vous devez choisir qui l’intelligence artificielle d’une voiture autonome devrait sacrifier entre deux groupes de piétons ou entre des piétons et les passagers de la voiture. Après avoir tranché dans chaque situation, le site vous propose un résumé statistique de vos réponses et vous invite à répondre à des questions complémentaires. Les scientifiques cherchent ainsi à établir un lien entre vos choix et vos orientations politiques, votre rapport à la religion, votre niveau d’éducation, votre sexe, votre âge ou encore l’importance que vous accordez au respect de la loi. Une option vous permet également d’« exprimer votre créativité » en imaginant vos propres scénarios macabres.

Pour mieux comprendre la genèse du projet Moral Machine, il faut regarder la conférence TED ((Les conférences TED (Technology, Entertainement and Design) sont organisées par la Sapling Foundation, une organisation californienne à but non lucratif qui se propose d’arriver à « la meilleure diffusion des grandes idées » et qui pour cela bénéficie du soutien de géants de l’industrie (IBM, Ford, Intel, et bien d’autres). Elles donnent régulièrement une tribune à des ingénieurs de gros groupes comme Google venant vanter les mérites de l’homme « augmenté » du futur, mais aussi à des personnalités du spectacle ou des leaders spirituels comme Pierre Rabhi. Iyad Rahwan, « What moral decisions should driverless cars make ? », ­TEDxCambridge, septembre 2016, url : https://www.ted.com/talks/iyad_rahwan_what_moral_decisions_should_driverless_cars_make?language=fr.)) de septembre 2016 d’Iyad Rahwan, associate professor en arts et sciences des médias et chef du Media Lab. Dans sa démonstration, le chercheur prépare le terrain en rappelant à l’auditoire qu’aux États-Unis en 2015 les accidents de la route ont fait 35 000 morts et qu’au niveau mondial on atteint 1,2 million de victimes annuelles. Or, nous dit-il, les concepteurs de voitures autonomes promettent d’ici à 2026 de réduire le nombre d’accidents mortels de 90 % à 99 %. Autant dire que sur le papier ces véhicules font figure de solution miracle. Dans les cas restants, ils pourraient réduire certains dommages grâce à leur capacité de réaction plus rapide que celle de l’humain. Cela demanderait cependant de réfléchir aux priorités que les voitures auront en termes de vies à sauver.

Tout n’est cependant pas si simple pour les chercheurs du MIT. Avant de lancer le site, Iyad Rahwan nous explique qu’ils ont réalisé une première enquête ayant mis au jour un nouveau problème. L’équipe ayant présenté aux personnes interrogées les avantages liés à la mise en service des voitures autonomes, elle leur a ensuite demandé comment devrait réagir une voiture dans différents cas d’accidents mortels inévitables. Une majorité « benthamienne » s’est dégagée des résultats comme c’est déjà généralement le cas avec le test du dilemme du tramway. Cependant, à la différence de ce-dernier, celui des voitures autonomes comporte le facteur supplémentaire de la mise en jeu de la vie des passagers, qui sont aussi souvent les propriétaires du véhicule. Ainsi lorsque les chercheurs ont demandé aux sondés s’ils achèteraient une voiture autonome paramétrée pour éventuellement les sacrifier, ils ont répondu en majorité qu’évidemment non. Les scientifiques en ont déduit que chaque personne interrogée souhaiterait posséder une voiture qui la protège pendant que le reste de la population roulerait dans des voitures « utilitaristes ». Selon eux le panel étudié, et par extension la société, n’est donc pas face à un dilemme éthique mais face à un « dilemme social ».
Ce « dilemme social » serait selon les chercheurs une illustration de la « tragédie des communs », un prétendu mécanisme social dont l’existence fut défendue au XIXe siècle par l’économiste anglais William Foster Lloyd et qui fut popularisé à partir de 1968 par le biologiste américain Garett Hardin. L’allégorie habituellement utilisée pour l’expliquer est celle de fermiers partageant un bien commun : le pré pour faire paître leurs moutons. Lloyd, suivi d’Hardin, explique que les fermiers initialement d’accord pour que chacun mette un nombre donné de moutons sur le pré sont rapidement tentés d’en ajouter en douce afin d’accroître leurs profits. Ceci est d’autant plus tentant qu’au départ l’ajout discret d’un mouton n’a pas d’effet visible. Néanmoins, cette tendance se généralisant fatalement selon les partisans de cette théorie, elle mène à la surexploitation du pré et donc à la ruine des fermiers. Pour Iyad Rahwan, le bien commun équivaut à la diminution du nombre de morts sur la route, les bêtes sont remplacées par les voitures autonomes et les fermiers par les propriétaires des véhicules. En achetant des voitures privilégiant leur sécurité au détriment de celle des autres usagers — ce dont les constructeurs feraient probablement un argument de vente —, les automobilistes contribueraient ainsi à la destruction du bien commun. Pour éviter cette situation, l’encadrement s’imposerait donc. Dans le cas du pré, deux options sont possibles : soit le découpage en parcelles privées, chaque propriétaire devenant responsable de la sienne, soit l’administration étatique de l’usage collectif du pré. Pour les voitures autonomes, les chercheurs du MIT préconisent une solution étatique citoyenne : après consultation de la société, le législateur devrait être chargé de faire appliquer la régulation majoritairement souhaitée.
Le problème des scientifiques est donc selon Iyad Rahwan de trouver un moyen pour que « la société accepte et applique les compromis qui lui conviennent ». Dit plus clairement : comment faire pour que les gens soient prêts à acheter des voitures autorisées à les tuer dans certaines circonstances ? Le chercheur dit ne pas avoir (encore) la solution à cette question, mais la création avec son équipe du site Moral Machine montre qu’il y travaille.

Méthodologie douteuse pour projet mortifère

Dès le début de la conférence, Iyad Rahwan dit que l’on peut ne pas vouloir répondre aux questions posées par Moral Machine et attendre que les voitures autonomes soient sûres à 100 % pour accepter leur mise en service (ce qui n’arrivera évidemment jamais, le risque zéro n’existant pas). Mais, nous fait-il comprendre de manière culpabilisante, il s’agirait déjà d’un choix qui coûterait potentiellement des millions de vies. En disant cela, le chercheur révèle deux biais majeurs sur lesquels repose le projet Moral Machine.

Tout d’abord, il contredit lui-même l’argument affiché comme étant la raison d’être du site internet : l’arrivée des voitures autonomes est inéluctable. S’il y a en effet de grandes chances pour que ces véhicules circulent prochainement, cela n’a pourtant rien d’une fatalité. Ce sera simplement le résultat d’une opposition trop faible à ces véhicules et au modèle de société qui les accompagne.
Par ailleurs, en faisant passer le choix des voitures autonomes comme relevant du simple bon sens, Iyad Rahwan réalise une double inférence extrêmement critiquable. D’une part il nous confronte déjà au dilemme du tramway sans nous le dire et nous pousse ensuite d’office dans la voie « benthamienne ». Car le choix d’avoir recours aux voitures autonomes est précisément utilitariste : pour la promesse de sécurité qu’elles offrent on les autorise à tuer automatiquement des humains dans de rares cas. Les choix que les voitures feront dans ces situations n’est que secondaire puisque cela suppose que l’on a déjà accepté le principe de leur mise en service.
Autre problème majeur dans l’argumentation du Media Lab : la croyance de ses chercheurs en cette « tragédie des communs » que nous devrions empêcher de se réaliser. Outre qu’il faudrait leur rappeler que le principe d’une tragédie est justement de se réaliser quoiqu’il arrive, dans un article consacré à ce « mécanisme social », l’historien Fabien Locher explique qu’il n’est qu’un mythe ((Fabien Locher, « La tragédie des communs était un mythe », CNRS Le Journal, 4 janvier 2018, url : https://lejournal.cnrs.fr/billets/la-tragedie-des-communs-etait-un-mythe.)) :

« [Le raisonnement] se fonde sur une modélisation très peu crédible des acteurs. En effet, [il] ne tient que si l’on suppose qu’on a affaire à des éleveurs n’agissant qu’en fonction d’un intérêt individuel étroit, réduit au gain financier. Ces mêmes éleveurs, on les dirait aussi privés de langage, car ils sont incapables de communiquer pour créer des formes d’organisation régulant l’exploitation du pâturage. Cela renvoie à une erreur historique et conceptuelle grossière de Hardin. Il confond en effet ce qu’il appelle des « communs » (commons) avec des situations de libre accès où tout le monde peut se servir à sa guise. Or, le terme de « communs » recouvre tout autre chose : il désigne des institutions grâce auxquelles des communautés ont géré, et gèrent encore aujourd’hui, des ressources communes partout dans le monde, et souvent de façon très durable. Il peut s’agir de pâtures mais aussi de forêts, de champs, de tourbières, de zones humides… souvent indispensables à leur survie. »

La « tragédie des communs » est donc en réalité fondée sur l’idée reçue d’une humanité naturellement avide nécessitant un certain degré de coercition étatique pour faire société. Cela nie les exemples existants d’organisations sans propriété privée et sans État ((Voir les travaux très stimulants de Pierre Clastres sur le fonctionnement des tribus amérindiennes d’Amérique du Sud. Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, 185 p.)), mais c’est évidemment bien pratique pour qui se voit en instaurateur de la loi et de l’ordre.

Le « dilemme social » soulevé par le Media Lab n’existe donc pas. Pour reprendre les termes d’Iyad Rahwan, un « compromis » que la société ne veut pas « accepter » ni « appliquer » est par définition un compromis qui ne lui « convient » pas. Il est abusif de considérer que les sondés adhèrent au principe des voitures autonomes, comme il est abusif de dire qu’ils refuseraient d’en acheter par individualisme. Il est plus probable qu’ils réfléchissent spontanément à ce que des chercheurs d’une prestigieuse institution leur présentent à la fois comme une fatalité et une solution miracle pour sauver des millions (!) de vies. Cependant, quand on leur rappelle les implications potentielles que leurs choix auraient concernant leur propre vie, ils commencent à douter…
Si cette contradiction que propose de résoudre les chercheurs est inexistante, leur objectif d’acquérir l’opinion à l’utilisation des voitures autonomes est bien réel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la piste explorée pour cela confirme l’idéologie sinistre qui motive le projet.
À l’aspect quantitatif — et déjà idiot — du dilemme du tramway (combien de personnes sauver ?), Moral Machine ajoute un aspect qualitatif (quelles personnes sauver ?). L’internaute doit par exemple se demander si la voiture autonome avec à son bord une passagère enceinte doit écraser le piéton qui traverse au rouge ou s’encastrer dans un mur pour l’éviter. Ferait-elle mieux de privilégier la vie des sportifs plutôt que des obèses, des jeunes plutôt que des vieux, des cadres plutôt que des sans-abris, des honnêtes citoyens plutôt que des hors-la-loi, des humains plutôt que des animaux ? Appelé explicitement à « juger » les scénarios qui lui sont présentés dans des vignettes en vue plongeante, l’internaute se transforme en démiurge virtuel choisissant qui doit vivre et qui doit mourir. Les catégories représentées sont particulièrement stéréotypés. Implicitement, elles induisent une conception du « bien commun » basée sur la sauvegarde des individus jugés les plus efficaces et les plus prometteurs. Si le site ne fournit pas les statistiques sociologiques recueillies sur les sondés, ni leur nombre, ni combien de fois ils ont fait le test (il est possible de refaire des sessions de treize scénarios indéfiniment), il donne un aperçu graphique de vos préférences comparées à celle des autres internautes. Sans aucune donnée chiffrée ni aucune information sur les modalités de calcul, ces résultats ont évidemment une valeur très relative. Néanmoins, il semblerait que sur la masse de scénarios jugés les sondés privilégient dans la majorité des situations de sauver le plus grand nombre de personnes. On retrouve également le traditionnel « les femmes et les enfants d’abord » avec une préférence en faveur des femmes face aux hommes et des jeunes face aux vieux. Les réponses s’équilibrent en revanche concernant la priorité à accorder soit aux piétons, soit aux passagers des voitures autonomes. Enfin, sans surprise, les sondés préféreraient dans la plus part des cas sauver les gens qui ont un niveau social élevé, qui respectent la loi et dans une moindre mesure qui font du sport.
Difficile de savoir exactement à quoi serviront les résultats de l’enquête et si celle-ci dépasse la simple opération de communication en faveur des voitures autonomes. À la fin du sondage, parmi les questions complémentaires, l’équipe du MIT se paye le cynisme de nous demander : « Dans quelle mesure pensez-vous que vos décisions sur la « morale machine » vont être utilisées pour programmer des voitures autonomes ? ». D’après la présentation de Iyad Rahwan, le but semble être de donner de manière plus ou moins directe une base de travail au législateur (mais aussi aux constructeurs). En corrélant les réponses et les données des internautes, l’équipe du MIT serait à même d’établir une cartographie de ce qui est tolérable pour les sondés en fonction de leur position sociale. Grâce à cela, ils pourraient donner au moins deux leviers aux gouvernants et aux industriels. D’une part, ceux-ci pourront montrer qu’ils sont respectueux de la démocratie car ils consultent l’opinion des citoyens-consommateurs. D’autre part, les préférences qui semblent se dégager de l’enquête sont en faveur des actifs (jeunes et en bonne santé si possible). Cette population qui a les moyens d’acheter ou de louer un véhicule (la location longue durée étant la tendance émergente) bénéficierait donc de surcroît d’une promesse de sécurité faisant consensus dans la société. Cela ferait d’elle une clientèle de départ parfaite pour les constructeurs de voitures autonomes et un bon moyen pour le législateur de lancer une solution innovante dans le domaine de la sécurité routière.

Une morale à l’histoire ?

Derrière la rassurante mais illusoire neutralité scientifique, les chercheurs du Media Lab veulent nous imposer un projet de société. Les voitures autonomes sont en réalité à la sécurité routière ce que les anti-dépresseurs sont aux burn-out, un palliatif et une marchandise. Il n’est pas étonnant que les scientifiques du MIT aillent dans cette direction. Leur rôle est de perfectionner le règne de l’exploitation. Le soutien de Reid Hoffman ((Co-fondateur du réseau social pour cadres dynamiques LinkedIn.)) à Moral Machine et la longue liste de partenaires privés du Media Lab sont là pour le souligner.
Leur discours qui se veut raisonnable et citoyen est emblématique du démocratisme de notre époque. Leur démarche reposant sur le principe du crowdsourcing joue pleinement la carte participative, mille fois utilisée. C’est avec le sourire que l’on nous dit qu’il faut accepter de confier notre vie aux machines. Vous n’êtes pas d’accord ? C’est pourtant votre choix puisque vous avez déjà accepté de réfléchir aux règles morales auxquelles ces véhicules obéiront !
Les voitures autonomes s’intègrent à la nouvelle idéologie aujourd’hui en vogue (la seule?), le transhumanisme. Elles en illustrent aussi parfaitement les paradoxes. Leur but affiché est de faire baisser la mortalité sur la route en éradiquant l’erreur humaine. Pour certains concepteurs, la hantise de voir un humain aux commandes d’un véhicule est telle qu’ils planchent sur des prototypes sans volant. À terme, il ne serait pas étonnant que le MIT, comme d’autres promoteurs du transhumanisme le font déjà, nous propose d’être gouverné par des algorithmes. Après tout, ne serait-ce pas plus raisonnable face à la prétendue « tragédie des communs » ? Si l’on déroule le fil de ce discours qui entend nous protéger de nous-mêmes, il ne peut y avoir au bout que notre propre disparition. Il est fascinant de voir que biberonnés à la littérature de science-fiction, ces ingénieurs et ces chercheurs s’activent aujourd’hui à réaliser les pires cauchemars des grands auteurs du genre.
Mais même avec la meilleure volonté et les scientifiques les plus rationnels du monde, on ne peut pas tout prévoir. Des observateurs ont noté qu’en faisant baisser le nombre de morts sur les routes, les voitures autonomes provoqueraient une conséquence inattendue : la chute du nombre d’organes disponibles au don ((Ian ADAMS et Anne HOBSON, « Plus de voitures autonomes, c’est aussi moins d’organes pour les greffes », Slate.fr, le 7 janvier 2017, url : http://www.slate.fr/story/133544/voitures-autonomes-organes-greffes.)). Aux États-Unis, les accidents mortels fourniraient un cinquième des greffons disponibles. Tablons que les progrès sur les cellules souches sauront régler le problème !

M.

En bref [Spasme n°14]

Notre-Dames-des-Landes : « victoire » ?

Dans notre précédant numéro nous vous faisions part de nos craintes concernant l’avenir non pas de la ZAD mais des expériences subversives qui ont pu s’y dérouler. Nous pointions le fait que les tentations légalistes et citoyennes mèneraient immanquablement à la disparition de ce qui aura pu être intéressant jusque-là. Depuis l’abandon du projet d’aéroport par le gouvernement en janvier, les choses s’accélèrent et nos inquiétudes se vérifient. Toutes les personnes qui étaient là pour lutter contre l’aéroport et son monde se voient priées de rentrer dans le rang. Une coordination qui rassemble l’Acipa, la Confédération Paysanne, des représentants de gauches et des porteurs de « projets d’avenir » sont entrés en négociation avec l’État depuis la « victoire ». L’idée est de régulariser les exploitations agricoles et les projets artisanaux parfois déjà lancés. Des opposants « historiques » se sont même affichés en train de trinquer avec la préfète de Nantes pour entériner le retour du dialogue. La D281, surnommée « route des chicanes », qui coupe la zone du Nord au Sud a quant à elle été débloquée afin de donner des gages de bonne volonté aux autorités. Cela a permis aux gendarmes mobiles de détruire dans la foulée les squats de la partie Est de la zone, là où se concentrait – ô surprise – les plus réfractaires à la négociation. Malgré les apparences, l’ambiance n’est donc pas tant que cela à la conflictualité avec l’État. Les appels à « défendre la ZAD » viennent surtout de ceux qui ont un petit business à développer sur la zone. Parmi eux, signalons des amis du « Comité invisible », ce collectif d’auteurs à succès qui remplie les rayonnages de librairie avec ses appels à l’insurrection. Rassemblé dans un « Comité pour le maintien des occupations », ces partisans du romantisme émeutier se sont très pragmatiquement rangés du côté de ceux qui négocient afin disent-ils de construire des « bases arrières ». Et gare à ceux qui ne suivraient pas nos entrepreneurs en stratégie révolutionnaire. Le bruit court que le CMDO serait impliqué dans une expédition punitive dénoncée fin mars par l’équipe de soutien juridique de la ZAD et qui visait une personne refusant la négociation avec l’État. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le gouvernement a vendu la zone au département Loire-Atlantique et une quinzaine de projets ont été régularisés. La lutte semble donc définitivement stérilisée et seuls les affairistes militants et les touristes de gôche qui viendront passer des vacances bios-équitables-engagées auront intérêt à dire et croire le contraire.
Pour en savoir plus sur les conflits internes qui se sont joués sur la ZAD ces dernières années, nous conseillons la lecture de la brochure Le « mouvement » est mort. Vive… ­la ­réforme ! (février 2018), trouvable sur plusieurs sites internet par une simple recherche.

Rien ne se perd tout se transforme

Le street-artist JR a encore une fois montré son talent pour faire du fric sur les dos des pauvres. Avec son compère Ladj Ly, il a co-réalisé fin 2017 la mini-série documentaire The Clichy-Montfermeil Chronicles pour le compte de Blackpills, nouvelle plateforme de vidéo à la demande lancée par Xavier Niel, le PDG de Free. Nécessitant de télécharger l’application ad hoc pour être vue, la série n’était en fait qu’un produit d’appel visant à fidéliser une clientèle pour la plateforme avant l’intégration de publicité et d’une formule payante.
Du côté du contenu, les deux anciens membres du collectif Kourtrajmé, venant surfer sur la médiatisation récente des violences policières en banlieue, n’ont fait que recycler un projet réalisé en 2004. À l’époque, prétendant donner la parole aux « oubliés » de la République, JR et Ladj Ly avaient affiché illégalement dans la cité des Bosquets des portraits géants de ses habitants. Une idée dont le maire de la ville de Paris, Bertrand Delanoë (PS), sut reconnaître l’impertinence puisqu’il leur demanda plus tard de coller les mêmes portraits sur l’Hôtel de Ville de la capitale. Cette fois-ci, les deux artistes se sont filmés en train de réaliser une fresque photographique monumentale dans la même veine et qui a été inaugurée en avril 2017 par François Hollande et le maire Divers Droite de la commune. En 14 ans, si les conditions de vie des habitants des Bosquets n’ont pas l’air de s’être franchement améliorées, nous ne pouvons pas dire la même chose de celles de JR. Au même titre que ses copains « fils de » qui jouaient les lascars dans les films de Kourtrajmé (Mathieu Kassovitz, les frères Cassel, Kim Chapiron, Romain Gavras), l’exploitation de l’univers banlieusard lui a plutôt réussi. Partageant désormais sa vie entre New York et Paris, il est néanmoins resté un artiste engagé : entre un shooting dans les favelas de Rio et une biennale à Hong Kong, il dénonce la guerre, la faim dans le monde et le conflit israélo-palestinien. Concernant Montfermeil, l’histoire ne dit malheureusement pas s’il a vanté aux habitants des barres HLM les bienfaits de la « sobriété heureuse » de son ami Pierre Rabhi ou du vivre ensemble qu’il défend aux côtés d’Agnès Varda…

Erratum

Nous vous parlions avec enthousiasme dans notre n°13 de la création du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap). Il faut bien avouer que nous nous sommes un peu précipités. Nous avions voulu croire que face à l’économie ubérisée certains avaient décidé d’apporter de nouvelles formes de réponses non seulement défensives, mais aussi révolutionnaires. Malheureusement tel n’est pas le cas avec le Clap et la multitude de petits collectifs similaires qui fleurissent en Europe. On s’y pare volontiers de noir et de rouge en se surnommant les « forçats du bitume », mais leur ambition se limite finalement à devenir des syndicats en bonne et due forme. Ainsi le 1er septembre 2017, le Clap, épaulé par des représentants des fédérations CGT et SUD du Commerce et des Services, expliquait avoir rencontré la direction de Deliveroo pour exiger « la reconnaissance de [leur] droit à la négociation collective dans l’entreprise ». Les grèves menées jusque-là par les livreurs, au-delà de revendications immédiates liées aux conditions de travail, sont donc vues comme un moyen pour le Clap d’ouvrir le « dialogue social », autrement dit de participer avec les patrons à la co-gestion de l’exploitation. Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons noté que le collectif fait par ailleurs la promotion de coopératives de coursiers récemment crées. Au modèle de l’entreprise sans employés (car tous auto-entrepreneurs) dont rêve le monde des start-up, nos néo-syndicalistes rêvent d’entreprises sans patrons (car tout le monde le serait). À croire que l’exploitation et la concurrence sont plus douces quand elles sont auto-gérées… Pendant ce temps, les Shadoks ne se demandent toujours pas pourquoi ils pompent et les livreurs n’ont pas fini de pédaler.

Réussite du 1er forum ultra-non-mixte !

Organisé en pleine période des partiels, l’événement ne manquait pas d’audace. Le 4 juin dernier s’est tenu dans les locaux de Paris 8 un forum réservé aux chargées de TD trans, afrodescendantes et en situation de polyhandicap. « C’est un premier pas, il faut maintenant redoubler les efforts de communication sur les réseaux sociaux » précise Charlotte Dupont-Rio-Wurtz, présidente et unique membre du collectif Vivre l’intersection radicale à l’initiative de l’action. Durant cet événement qui n’a finalement duré qu’une après-midi, la jeune doctorante en sociologie, seule personne présente, a animé avec elle-même une discussion intitulée « Être le sujet révolutionnaire, un combat quotidien ». « J’ai vraiment senti la parole se libérer » nous explique-t-elle. Grâce à l’écho médiatique qu’a suscité le forum, le collectif pourrait bientôt s’agrandir : « Une personne de Charente m’a contactée, elle partage les mêmes oppressions ». La jeune militante qui est aussi vegan reste néanmoins prudente : « J’ai passé au peigne fin son compte Facebook, et je crains qu’elle ne soit carniste ». Affaire à suivre.

Charlotte Dupont-Rio-Wurtz , au carrefour des oppressions.

EN BREF AVIGNON

From Helle

Dans son édition du 2 février 2018, le journal La Provence annonçait le report à 2037 au plus tôt du projet de Liaison Est-Ouest (LEO). La Ministre des Transports a en effet considéré que les travaux de finalisation de cette voie rapide visant à désengorger la rocade d’Avignon n’étaient plus prioritaires. Présentée par les élus locaux comme une initiative sociale visant à préserver les poumons et les oreilles des habitants des HLM en bordure de la rocade, cette route détruirait aussi une partie des terres agricoles en périphérie d’Avignon. Loin de nier ce que subissent les riverains, et sans idéaliser un « authentique » monde paysan, nous ne pouvons que nous réjouir de ce sursis. L’argument selon lequel il faudrait construire plus de routes pour réduire les nuisances liées aux voitures, nous semble en effet peu convaincant. En revanche, face à cet énième contre-temps, les élus tiraient la gueule, notamment Cécile Helle, maire socialiste d’Avignon, qui déplorait : « Une fois de plus, comme à Notre-Dame-des-Landes, l’État revient sur ses engagements, c’est incompréhensible. »

Les arbres illégaux seront abattus !

On achève bien les chevaux, pourquoi pas les arbres, surtout lorsqu’ils sont vieux et tordus ! Telle est, en matière d’espaces verts, la doctrine de l’équipe municipale d’Avignon qui est au pouvoir depuis 2014, une coalition de la gauche qui, bien qu’amalgamant socialistes, écolos, communistes sait être cool et moderne.
La traque aux arbres d’occasion qui encombrent la voirie est depuis menée sans répit, et la capture systématiquement suivie d’un abattage quasi rituel. Cruauté diront certains ? Que nenni ! Salubrité publique ! Les arbres en question ne répondent en effet pas aux normes édictées par la Commission européenne (en particulier les directives E-453-FL et E-461-FB sur la couleur et la texture des écorces), on les repère aisément à leur aspect esthétique fort désagréable : tordus ou penchés, poussant là on ne sait trop pourquoi, s’attaquant même parfois à la rectitude de la chaussée… ça la fout mal, surtout pour l’image de la ville auprès des touristes chinois. Les travaux pharaoniques lancés afin de soutenir le commerce et le tourisme en centre-ville (« rénovation » de rues et places, Tram, etc.) montrent que la ville a opté pour une minéralisation croissante ; ils sont le prétexte à une impitoyable chasse aux arbres* (Cours Jean-Jaures, St-Ruf, place Saint-Didier, Verger Urbain V, etc.). Certains des arbres abattus ont toutefois été remplacés par des arbres neufs et bios répondant parfaitement aux normes en vigueur ; ils sont tous équipés d’un QR code ainsi que d’une puce RFID permettant de les géolocaliser en temps réel et donc d’éviter les fraudes, évasions ou vols (une opération réalisée sous le contrôle de l’INRA). À ces concitoyens peu au fait de l’histoire des idées politiques en Europe au XXe siècle, l’équipe municipale rappelle que l’écologie peut faire bon ménage avec le progrès, l’ordre et la discipline !

* On aurait envie d’utiliser l’apparent pléonasme « arbres sauvages » alors que, tout comme leurs condisciples des forêts, ils ne sont que des constructions sociales. La nature ça n’existe pas. On peut d’ailleurs se demander si les oiseaux qui y nichent ne sont pas des sortes de drones primitifs (appelés à être remplacés par des modèles qui ne nous chient pas dessus).

Dans Saint-Ruf, l’offensive des légumes

Nous parlions dans notre précédente édition des projets de gentrification du quartier Saint-Ruf. La préparation d’artillerie (travaux du tram) n’est même pas terminée que l’assaut est lancé ! Évoquée comme une possibilité théorique, l’épicerie-cantine bio de gauche a réellement fait irruption au n° 26 de l’avenue. Trois femmes déjà partie prenante dans plusieurs restaurants sur Avignon ont donc ouvert une « épicerie bio et paysanne » portant le nom de « Youpi ! Des Broccolis ». Elles décrivent leur projet comme « atypique, un peu à l’image de ce qui peut se faire à Paris », « un peu comme une maison commune ! ». On ne sait pour l’instant pas si, une fois que le tram sera terminé et que les pauvres seront expulsés, la thune qu’elles vont se faire sera commune elle-aussi ? En février la mairie a offert à ce resto deux pages de publicités gratuites dans le magazine municipal pour encourager leur noble contribution à la gentrification (déjà on remarque que les loyers flambent dans le quartier).
Les patronnes sont aussi liées à Yapuca, une association créé en 2017 pour promouvoir les « potagers collectifs dans les espaces public » et la démocratie participative (ouvertement inspirée du pitoyable film Demain). Dans le cadre du budget participatif de la mairie d’Avignon 2017 visant à impliquer les habitants dans « l’aménagement et de l’avenir de leur ville » le projet de cette association a été retenu : la mise en place dans des parcs municipaux de la ville de cinq « petits potagers collectifs », gratuits et gérés par les habitants eux-mêmes… trop mignon. L’association ayant déjà fait un test dans le parc de Champfleury, les responsables expliquaient en septembre dernier (encore une fois dans les colonnes du journal municipal) que c’était « une vraie réussite », d’autant que cela n’avait nécessité qu’« une petite centaine d’euros ». Néanmoins, avec un budget demandé et alloué de 54 000 € , on se dit que les responsables de l’association vont pouvoir en acheter des râteaux et des graines !

Drôle de grève

Au début du mois de février 2018 les éboueurs du Grand Avignon, la communauté d’agglomérations d’Avignon et alentours, ont fait grève pendant 13 jours. Axée contre la suppression de primes de fin d’année et des disparités de salaires entre agents, leur lutte a apporté son lot de surprises. En effet, appelés à la mobilisation par le syndicat CFTC, une confédération pas franchement connu pour ce genre d’initiative, les grévistes se sont frottés à une belle union de circonstance entre des élus de gauche, la CGT et les petits commerçants. Dès le deuxième jour de grève, la charge était sonnée par Jacques Demanse, vice-président en charge des déchets et maire de la commune de Sauveterre. L’élu PCF, connu également pour son vote en 2015 en faveur du maire FN du Pontet à la vice-présidence du Grand Avignon, a menacé les grévistes de privatiser la collecte des déchets s’ils s’entêtaient. Quelques jours après, le 8 février, c’est la fédérations des services publics CGT Grand Avignon qui s’opposait fermement au mouvement. Dans un communiqué collector initialement diffusé sur le compte Twitter du Grand Avignon (donc du patron !), elle fustigeait le syndicat concurrent pour des « comportements peu élégants et irrespectueux à l’encontre des agents qui défendent leur droit à travailler ». Arguant, photo de fiches de paie à l’appui, que les éboueurs feraient partie « des agents territoriaux les mieux payés de France », la CGT dénonçait « une action inutile qui détruit l’image du service publique » et terminait en accusant ses adversaires de faire « le jeu du système ». Le lendemain, c’était au tour des poujadistes de la fédération des commerçants de manifester leur mécontentement en allant déverser leurs ordures devant le siège de la CFTC.
Malheureusement, les grévistes n’avaient visiblement pas anticipés que le petit chef CFTC allait de son côté leur faire à l’envers un jour ou l’autre. La grève s’est donc terminée le 13 février sans obtenir de concessions significatives de la part de l’employeur, mais avec la promesse du délégué syndical que les éboueurs mettraient les bouchées doubles pour ramasser les monceaux de déchets qui s’étaient accumulés en ville. ­Espérons que cet épisode avignonnais de la lutte des classes aura au moins permis aux gréviste de voir quel est le vrai rôle des « camarades » de gauche et des syndicats !

Antifascisme / Stalingrad provençal

Le local du FN situé avenue des Sources a enfin disparu ; il est désormais remplacé par un local du Refuge, association qui apporte de l’aide aux jeunes en galère face à l’homophobie. Comme quoi, la lutte ça paye ! Non ?

Antifascisme / … à cache-cache ?

Les « antifa » avignonnais sont toujours à l’affût, prêts à débusquer la bête immonde dès qu’elle pointe un orteil crochu… En mars dernier les fachos ne se cachaient pourtant pas beaucoup, ni bien loin. Lors de la manif intersyndicale contre Macron du 22 mars, ils étaient tout au fond, avec sept à huit militants, des tracts et une grande banderole : l’UPR, orga conspirationniste, réac et souverainiste créée par le bras droit de Charles Pasqua.
Ce jour là les militants de ce groupuscule étaient présents dans les cortèges de diverses villes. A plusieurs endroits des anars ou la CGT les ont physiquement empêché de rejoindre la manif. A Marseille ils se sont fait claquer la gueule. A Avignon… ils étaient tranquillement en queue du gros bloc flou comprenant PCF, France « insoumise » et NPA. Peut-être est-ce la convergence des luttes ? Faudra-t-il prochainement accepter « les Patriotes » de Florian Philippot ?

Pas de demi-mesure du côté des totos marseillais…

Notre-Dame-des-Landes | Marcher dans la démocratie… ne nous portera pas bonheur !

La lutte « contre l’aéroport et son monde », selon la formule consacrée, a le mérite d’avoir fait agir ensemble et avec une certaine efficacité ses composantes très différentes. Au printemps 2016 cependant, la principale association d’opposants au projet a eu une position ambiguë sur la consultation publique voulue par le gouvernement. Son discours contradictoire nous semble poser des questions cruciales, et classiques dans chaque lutte, sur les buts poursuivis et les moyens.

L’Acipa est « l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ». Elle est composée d’habitants et d’agriculteurs, propriétaires ou non de parcelles se situant dans la zone d’aménagement différé (ZAD) destinée à la construction du nouvel aéroport de Nantes. Il s’agit des opposants « historiques » au projet, engagés pour certains dans la lutte depuis 1973. En 2008, avec la réactivation du projet par les pouvoirs publics après une période d’hibernation, un nombre important de personnes sensibles aux questions environnementales et parfois clairement opposées au système capitaliste sont venues se joindre à eux. Certaines de ces personnes font partie des « zadistes », et elles ont fait le choix d’occuper illégalement ce qui est devenu la « zone à défendre » en construisant des cabanes et en cultivant des terres aux côtés des quelques habitants d’origine restants.

Comme son nom le laisse entendre, l’Acipa n’a aucune prétention révolutionnaire, elle est citoyenne. Elle adopte donc une position légaliste alliant manifestations et recours en justice dans le but d’empêcher la construction de l’aéroport. Au bout de quarante ans d’actions en justice et malgré toutes les irrégularités qu’elle a réussi à soulever, elle n’a pu que retarder les travaux. Les gouvernements successifs ont toujours voulu mener à bien le projet. Depuis début 2015, un certain flottement s’est néanmoins fait sentir du côté de l’exécutif. Pas à cause d’un intérêt soudain pour les espèces de mulots en voie d’extinction, rassurez-vous, mais plutôt du fait de l’approche de l’élection présidentielle de 2017.

C’est que, pour ce pouvoir qui se disait de gauche, le cas Notre-Dame-des-Landes a été un boulet. Tout au long du mandat de François Hollande, il a illustré la contradiction entre le prétendu souci pour l’environnement des socialistes et leurs actes. De plus, sur la ZAD, les opposants sont nombreux et tenaces. Certains ne rechignent pas à utiliser la force pour se défendre en cas de tentative d’expulsion. Même s’ils sont loin de pouvoir rivaliser militairement avec les forces de l’ordre, ils s’exposent à un potentiel « dérapage » policier mortel, ce que le pouvoir redoute particulièrement depuis la mort de Malik Oussekine en 1986 et plus récemment depuis celle de Rémi Fraisse [1]. Face à cette situation, François Hollande a cru trouver une porte de sortie en proposant début 2016 un référendum local sur la réalisation ou non du projet. S’il s’agissait d’un évident aveu de faiblesse de sa part — d’autant que le référendum est devenu une « consultation » sans valeur légale à la suite d’un cafouillage juridique —, cela ne voulait pas dire qu’il y avait quelque chose de bon à tirer de cette annonce pour les opposants. Car, en acceptant d’aller sur le terrain mouvant de l’opinion, on abandonne automatiquement le terrain de la lutte et du rapport de force. Une chose qu’ils ont tous eu l’air de plutôt comprendre dès le départ.

Tous ? L’Acipa a en réalité joué une partition assez étrange. Dans un premier communiqué, l’association déclara que le problème de Notre-Dame-des-Landes ne pouvait pas être réglé par un référendum, car le projet d’aéroport est de toute façon en contradiction avec plusieurs réglementations et que des procédures étaient alors en cours [2]. Un mois et demi plus tard, l’angle d’attaque a étrangement changé, et l’Acipa est passée d’une critique de la légalité même de la consultation à une critique de ses modalités [3]. Un positionnement qui laisse entendre que si celles-ci avaient été « équitables » la consultation aurait été acceptable pour l’association, ce qui est bien entendu en contradiction avec le précédent argument. Néanmoins, pour l’un ou l’autre des deux arguments, les membres de l’Acipa, en bons démocrates, auraient a priori dû appeler à boycotter le vote puisqu’ils ne le jugeaient pas… démocratique [4] ! Mais non ! L’association a appelé à voter « non » à l’aéroport tout en annonçant qu’elle ne tiendrait de toute façon pas compte du résultat. Elle justifia ce choix pour le moins alambiqué en prétendant se servir de l’occasion pour faire un travail d’information auprès de la population. Or nous ne voyons pas bien le rapport entre informer le public et participer à la consultation. Depuis longtemps déjà les opposants informent sur le désastre environnemental que représente ce projet d’aéroport et critiquent la vision du monde qu’il porte en lui. Dans l’absolu, il aurait même été possible de faire une campagne d’information pour expliquer les raisons d’une non-participation des opposants au vote. Ce que n’a visiblement pas compris l’Acipa, c’est que ce n’est pas elle qui a utilisé la consultation à son profit, mais que c’est l’État qui a utilisé l’Acipa comme caution. Sa participation en tant qu’association des opposants historiques a donné une légitimité à la consultation et ceci en dépit de ses états d’âme. Depuis, le vote a donné gagnant le « oui » à l’aéroport, et l’État a obtenu un argument supplémentaire — bien que d’une puissance limitée — pour expulser la zone.

Alors bien entendu nous sommes heureux de savoir que les membres de l’Acipa n’ont jamais envisagé d’abandonner la lutte, quel que soit le résultat, mais quelles conclusions tirent-ils de tout cela ? Au-delà de cette situation précise, nous nous demandons plus fondamentalement en quoi ils pensent qu’une victoire légale serait vraiment une victoire. Il est certain qu’elle permettrait de souffler un peu. Mais la question de l’aéroport réglée, il resterait néanmoins celle plus compliquée de ce que beaucoup d’opposants, et notamment les plus radicaux, appellent « son monde ». Certes l’Acipa n’a jamais repris littéralement le slogan zadiste à son compte, mais il nous a pourtant semblé que son discours ne se limitait pas (plus ?) à une plainte de petits propriétaires qui ne se seraient opposés à ce projet que parce qu’il prend place chez eux. Des revendications environnementales sont portées, une opposition plus générale aux « grands projets inutiles » est formulée, et on décèle même un enthousiasme pour les échanges non marchands au détour de certaines interventions. C’est le cas lorsque deux habitants historiques, relayés par le site web de l’Acipa, disaient à propos de leur cohabitation avec les zadistes : « Trouvez-nous un autre endroit où vous pourrez sans argent partager du pain, des légumes, de la vie culturelle [sic] et bien d’autres choses encore. Alors, nous considérons que c’est plutôt une chance de côtoyer ces tentatives pour construire un monde différent. »[5] Il faudra bien un jour sortir de cette contradiction insoluble qui consiste à appeler à un modèle de société différent tout en se limitant aux moyens d’action de l’actuel. Le « monde » de l’aéroport, c’est celui du capitalisme. Si l’on veut s’y opposer, il faut également s’opposer à l’État et à la démocratie. Par définition, ce n’est pas sur le terrain légal que nous gagnerons cette bataille-là. Pire, limiter ses ambitions à une éventuelle annulation du projet serait même le plus sûr chemin pour laisser le « monde » de l’aéroport absorber tout ce que le mouvement a aujourd’hui de subversif. C’est reconnaître les règles du jeu de l’État, qui immanquablement ajouteraient aux occupants illégaux le statut d’illégitimes puisque la lutte serait « gagnée ». Et en admettant qu’il tolère tout de même une occupation de la zone, nous aurions sans aucun doute ce qui arrive avec certains squats « historiques » dans quelques grandes villes : l’État signerait avec les occupants du site une convention fixant un certain nombre de règles à respecter. On connaît la suite : les années passant, les occupants se mettraient alors à monter leur petit business de fromages de chèvre certifiés bio-équitables- alternatifs — qui montrent que, quand tu en achètes, tu luttes toi aussi. Peut-être même aurions-nous un magnifique terrain de camping autogéré pour touristes engagés et « consom’acteurs »… Bref, nous n’aurions changé que la forme, pas le fond. Pour éviter ce genre de cauchemar, rappelons-nous que nos buts sont déjà contenus dans les moyens que nous employons pour tenter de les atteindre. Peut-être la voie légale peut-elle avoir des intérêts stratégiques immédiats à exploiter, mais en aucun cas ce ne peut être une manière de changer le monde. Cet épisode de la consultation publique illustre quant à lui que l’option démocratique est une impasse.

M.

[1] Malik Oussekine est un étudiant franco-algérien qui fut battu à mort par la police dans la nuit du 6 décembre 1986 après une manifestation contre la loi Devaquet. Rémi Fraisse était quant à lui un jeune manifestant contre le projet de retenue d’eau du Testet, à Sivens, dans le Tarn. Dans la nuit du 24 au 25 octobre 2014, lors d’une manifestation qui vira à l’affrontement avec les forces de l’ordre, il fut tué par un tir de grenade. Signe d’une époque qui devient de plus en plus réactionnaire, nous remarquerons que sa mort a peu ému en dehors des cercles militants de gauche.

[2] « Un référendum, c’est mieux que la guerre mais… », le 9 mars 2016, http://acipa-ndl.fr.

[3] « Position de l’Acipa sur la « consultation » », le 22 avril 2016, http://acipa-ndl.fr.

[4] « Consultation du 26 juin 2016 en Loire-Atlantique : On a tous une bonne raison de voter NON ! », le 13 mai 2016, http://acipa-ndl.fr. Dans ce billet l’Acipa appelle à voter « non » tout en rappelant que « les conditions d’un réel débat démocratique ne sont pas réunies ».

[5] Marcel Thébault et Sylvain Fresneau, « Manif du 27/02/2016 – Prise de parole des historiques expulsables », le 9 mars 2016, http://acipa-ndl.fr.

 

Démocratie : le fantasme du retour aux sources

« Citoyens constituants », « Gentils Virus », « Insoumis » :
les promoteurs de la « vraie » démocratie

Ils sont tout un aréopage, si l’on peut dire, à vouloir nous refourguer cette antiquité qu’est la démocratie à la grecque. Cette marotte est partie d’Étienne Chouard, un professeur de lycée à Marseille qui s’était fait connaître de la gauche radicale et altermondialiste en 2005 par sa critique du projet de constitution européenne. Par la suite il a commencé à développer l’idée qu’un changement radical de la société passerait par le biais d’une assemblée constituante mettant en place un régime s’inspirant en partie des institutions athéniennes classiques. Petit à petit ses thèses se sont diffusées sur internet et il a séduit tant la gauche souverainiste qu’une partie de l’extrême droite et de la complosphère. On l’a ainsi longtemps retrouvé invité dans les médias des deux bords — nous laissant penser que lesdits bords se rapprochent sacrément en ce moment. Cependant, son intérêt pour les « réflexions » d’Alain Soral ont fait fuir une partie de ses supporters de gauche. Cela n’empêche pas ses idées de continuer à plaire et on trouve de nombreux collectifs (Citoyens constituants, Gentils Virus) qui s’attachent à répandre ses thèses par le biais de cercles de discussion, de pièces de théâtre (notamment dans le off à Avignon), d’internet (LeMessage.org) ou de films (J’ai pas voté, de Moïse Courillau et Morgan Zahnd). Il y a également une grande porosité entre les adeptes de Chouard et les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon, ce qui explique certainement que ce dernier a appelé durant sa campagne à une assemblée constituante partiellement tirée au sort.

« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard.

Depuis plusieurs années, il est possible de croiser dans les luttes sociales des personnes qui cherchent à nous convaincre que la démocratie athénienne du Ve siècle avant J.-C.[1] serait une source d’inspiration incontournable. Mettant en avant le prétendu égalitarisme de ce système, elles ont tendance à vouloir (nous faire) oublier ce qu’était réellement la société athénienne de cette époque. Face au succès de ces thèses, un petit rappel historique s’impose.[2]

De quelle égalité parle-t-on ?
Dans le monde grec, le demos, le peuple, ne désignait pas l’ensemble des habitants d’une cité mais uniquement ceux qui avaient le statut de citoyen. Or, l’égalité juridique, croissante, alla de pair avec une définition de plus en plus stricte de ce statut. Au Ve siècle, pour être citoyen athénien il fallait être un homme âgé de 18 ans né d’un père citoyen athénien. À partir de 451, suite à une réforme de Périclès, il fallait en plus être le fils d’une fille de citoyen.[3] Mais cela ne suffisait pas, l’aspirant citoyen devait aussi prouver qu’il avait droit à ce statut. Si cela lui était contesté, il pouvait soit se contenter du statut de métèque (citoyen d’une autre cité grecque résidant à Athènes et bénéficiant d’une liberté individuelle mais d’aucun droit civique) ou porter son affaire devant la justice. S’il n’arrivait pas à convaincre les juges, cette fois-là il était vendu comme esclave pour avoir tenté d’usurper le statut de citoyen.

La communauté civique, même si ses limites bougèrent au fil du temps, était donc très restreinte. Les historiens estiment que les citoyens athéniens étaient entre 30 000 et 40 000 à l’époque classique dans toute l’Attique (le territoire administré par Athènes) pour une population totale de plus de 300 000 individus. Les femmes, les enfants, les métèques et les esclaves avaient pour leur part des statuts juridiques différents et spécifiques, mais aucun droit politique. Concernant les esclaves, considérés comme des « instruments animés », les estimations de leur nombre varient entre 200 000 et 250 000 pour le Ve siècle[4], ce qui montre l’importance du travail servile dans la société grecque. Ils étaient pour la plupart bon marché, et presque tous les citoyens, même pauvres, en avaient au moins un à leur service.

Au sein même du corps citoyen, tout le monde n’était pas logé à la même enseigne. On estime (avec quelques doutes aujourd’hui) que c’est Solon qui divisa, en 594-593, la communauté civique en quatre classes censitaires et réforma les institutions athéniennes. En faisant cela il rompait avec le régime oligarchique au sein duquel les grandes familles aristocratiques athéniennes se disputaient le pouvoir jusque-là. Cependant, les droits des citoyens étaient indexés sur les revenus qu’ils tiraient de la terre, ce qui se corrélait dans la plupart des cas à leur capacité à financer leur équipement de soldat pour défendre la cité. La classe la plus pauvre, les thètes, qui rassemblait les ouvriers agricoles et les artisans, ne pouvait siéger qu’à l’ecclésia, assemblée où l’on votait les lois et la guerre, et à l’héliée, le tribunal populaire de la cité. Les trois classes les plus riches avaient en plus accès à l’assemblée qui préparait les lois, la boulè, ainsi qu’à des magistratures (les postes administratifs et de commandement militaire) dont le prestige correspondait à leur rang. La classe la plus riche regroupait quant à elle les aristocrates[5] et était la seule permettant d’exercer la magistrature la plus importante de l’époque, l’archontat.

Le siècle de Périclès
Au cours du vie siècle, sous la tyrannie des Pisistratides puis surtout avec les réformes de Clisthène (en 508-507), le sort des citoyens s’améliora. Cependant, l’égalité à Athènes n’a jamais concerné que le domaine politique. Comme aujourd’hui dans nos démocraties modernes, le statut de citoyen ne garantissait pas des conditions de vie égales, seulement une égalité théorique devant la loi[6]. La boulè, dont les membres étaient tirés au sort[7] — mode de désignation par lequel jurent nos défenseurs actuels de la démocratie athénienne —, n’a semble-t-il jamais remis en cause ce principe. La fracture sociale de la communauté civique se ressentait de plus jusque dans l’ecclésia. S’il fallut fixer un quorum de 6 000 participants pour que les votes importants y soient considérés comme valides, c’est parce que sur les près de 40 000 citoyens qui avaient le droit d’y siéger peu le faisaient effectivement. Les plus pauvres et ceux des campagnes les plus reculées ne pouvaient pas se permettre le déplacement parfois long et qui leur faisait perdre des journées de travail.

Certes, à partir des années 450, Périclès fut élu stratège pendant plusieurs années et il s’attela à réduire les inégalités entre classes de citoyens. Les thètes purent accéder à la boulè et à l’archontat.[8] Il étendit aussi le principe du versement d’une indemnité, le misthos, pour la plupart des charges publiques, en favorisant ainsi leur accès aux citoyens pauvres. Il ne faut pourtant pas s’emballer à son sujet. Cette politique répondait semble-t-il à des revendications des thètes, qui, depuis les guerres médiques au début du Ve siècle, avaient obtenu un rôle indispensable en tant que rameurs sur les trières et donc dans la défense de la cité. De plus, les auteurs anciens voyaient cela comme un moyen pour Périclès de concurrencer son rival Cimon, un riche aristocrate qui, par des pratiques clientélistes, s’assurait le soutien de citoyens pauvres.
La question du financement du misthos mérite pour sa part d’être posée. Ce système d’indemnité est souvent mis en avant aujourd’hui comme l’exemple même d’une mesure égalitariste. C’est omettre un peu vite que l’argent venait de la domination d’Athènes sur toute une partie des cités de la mer Égée.

L’impérialisme athénien
À la suite des guerres médiques de 490 puis de 480 et face au danger perse, une partie des cités du monde grec décida de s’unir pour former la ligue de Délos. Au départ toutes ces cités, dont Athènes, participaient à un conseil qui se réunissait une fois par an sur l’île de Délos, et décidaient collectivement des dispositions à prendre face aux Perses. Pour faire partie de la ligue, elles devaient fournir soit un contingent de soldats soit une contribution en argent, le phoros. Le trésor de la ligue ainsi constitué était conservé à Délos. Vers les années 450, le pouvoir d’Athènes fut de plus en plus prépondérant au sein de la ligue de Délos. En 454, alors que la ligue connaissait des dissensions dues à des défaites en Égypte, Athènes imposa que le trésor soit gardé chez elle dans le temple d’Athéna, sur l’Acropole. De fil en aiguille, la cité fit pression pour s’octroyer le droit d’utiliser une partie du phoros pour financer ses institutions, notamment le misthos, et certaines constructions publiques commandées par Périclès.

À partir de 448, la mer Égée fut débarrassée de la flotte perse, ce qui voulait dire que la ligue de Délos n’avait en théorie plus de raison d’être. Mais les Athéniens imposèrent son maintien et matèrent les révoltes des cités qui voulaient en sortir ou qui refusaient sa domination. Un exemple célèbre de leur brutalité toute démocratique est celui rapporté par Thucydide dans le dialogue entre les Méliens et les Athéniens. En 416, durant la guerre du Péloponnèse, la cité de Mélos, qui était neutre, fut assiégée par les Athéniens, qui souhaitaient qu’elle les rejoigne. La discussion entre représentants des deux cités est imaginée par Thucydide, mais elle illustre les enjeux de la situation. Les Méliens firent valoir leur droit légal de ne pas se soumettre. Les Athéniens leur opposèrent le droit naturel que leur conférait selon eux leur puissance et répondirent la chose suivante : « Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder ».[9] Les Méliens refusèrent de s’incliner, espérant une aide spartiate qui ne vint jamais. Après un long siège, ils finirent par se rendre. Tous les hommes furent tués, les femmes et les enfants réduits en esclavage, et les terres furent attribuées à des clérouques, sorte de colons athéniens envoyés dans les cités conquises. Les clérouques, recrutés le plus souvent parmi les thètes, gardaient leurs droits civiques bien qu’ils fussent en dehors du territoire athénien, et grâce aux revenus des terres qu’ils venaient d’obtenir ils pouvaient se financer la coûteuse panoplie d’hoplite (fantassin grec). Cela augmentait le réservoir de soldats d’Athènes, laquelle pouvait surveiller au plus près les cités soumises.
Le cas de Mélos n’est pas isolé, plusieurs autres cités eurent à subir peu ou prou le même sort. Il est par ailleurs intéressant de constater qu’Athènes mettait parfois en place des tyrans dans les cités récalcitrantes afin de s’assurer une meilleure obéissance de leur part. Cette domination athénienne sur le monde grec s’effrita à partir de 415. Sparte prit le dessus militairement, et la démocratie fut menacée par des factions aristocrates qui tentaient de rétablir une oligarchie (les Quatre-Cents en 411, puis les Trente en 404). En 404, défaite, Athènes dut détruire ses fortifications et réduire sa flotte à douze trières. En 403, la démocratie fut rétablie, mais la cité avait perdu l’empire qui avait assuré sa prospérité économique et la vitalité de son régime politique pendant plus de cinquante ans.

Le pouvoir de choisir ses grands hommes
Si les Quatre-Cents purent en 411 imposer une oligarchie, c’est notamment parce qu’à ce moment-là les thètes étaient à la guerre, occupés à ramer sur les trières loin d’Athènes. Lorsqu’ils rentrèrent, ces derniers rétablirent le régime démocratique qui leur semblait plus favorable. Mais cet épisode montre que la prétendue suspension des inégalités sociales permise par l’égalité politique de la démocratie n’était que fictive. Les citoyens pauvres, bien qu’ayant certains avantages par rapport à d’autres catégories sociales, n’avaient clairement pas le même pouvoir que l’aristocratie, qui, malgré les changements de régime, continuait d’exister et de dominer la société athénienne. Il suffit d’examiner les origines sociales des « grands hommes » de la démocratie athénienne pour s’en convaincre. Certains firent même de très longues carrières au pouvoir, à l’image de Périclès, qui fut reconduit à la charge de stratège durant une vingtaine d’années alors que le régime démocratique semblait à son apogée. Thucydide reconnaissait à ce sujet que « ce gouvernement portant le nom de démocratie, en réalité c’était le gouvernement d’un seul homme ».[10]
Cela s’explique notamment par la séduction que les grands orateurs exerçaient (et exercent encore) sur l’auditoire d’une assemblée. La démocratie, ancienne ou actuelle, est un système qui donne l’avantage à ceux qui ont la science des mots, indépendamment des positions qu’ils défendent. Or ce n’était pas l’ouvrier agricole qui pouvait s’offrir des cours de rhétorique et d’éloquence. S’exprimer à l’ecclésia n’était du reste pas sans risque. N’importe quel citoyen pouvait certes y proposer un décret, mais si ce dernier était considéré comme contraire aux lois déjà existantes, la personne risquait des poursuites en justice et un éventuel ostracisme (bannissement de la cité pour dix ans maximum). Mieux valait avoir étudié le droit avant de se lancer !

Le mirage de la « vraie » démocratie
Bien souvent, ceux qui vantent la démocratie athénienne ne s’attardent pas sur les détails ou réalités historiques (le plus souvent ignorés), mais se réfèrent à un prétendu principe : « le pouvoir au peuple ».

Le système athénien n’est pourtant pas séparable de la société qui l’a produit et il est le fruit de rapports de force entre différentes catégories de la population. Les mesures qui furent considérées comme fondatrices de la démocratie étaient surtout empiriques et avaient pour but de faire régner la paix sociale, asseyant à l’occasion le pouvoir d’un législateur.

Ainsi, face aux révoltes du demos rural et à l’affirmation d’une petite bourgeoisie citadine (artisans et commerçants) contre le pouvoir des aristocrates, Solon tenta de rétablir un statu quo. Il annula les créances des paysans pauvres et interdit la mise en esclavage de citoyens athéniens pour dettes, mais il refusa de procéder à la redistribution des terres que lui demandaient ceux qu’il appelait les « méchants » (les paysans pauvres). La propriété foncière restait donc concentrée dans les mains de l’aristocratie, les « bons ». Le recours à la main-d’œuvre servile continua pour sa part, et les esclaves ruraux d’origine athénienne furent simplement remplacés par des esclaves-marchandise capturés lors des guerres contre les autres cités ou achetés à des marchands.
Le tyran Pisistrate nous offre un autre exemple. Durant son règne, qui dura de 561 à 527, il créa les juges des dèmes (magistrats rattachés à une circonscription et jugeant les litiges entre citoyens), dépossédant ainsi ses concurrents aristocrates de l’une de leurs prérogatives traditionnelles. Mais les tromperies rocambolesques par lesquelles il prit le pouvoir par trois fois (son règne fut entrecoupé de deux exils) sont là pour démontrer qu’il n’avait pas une grande considération pour le demos.[11]
Concernant le principe même du système démocratique, la mise en place progressive d’institutions de plus en plus égalitaires sur le plan politique pour les citoyens athéniens, y compris le système du tirage au sort, n’a mis en place qu’une égalité virtuelle. Les aristocrates continuaient à prospérer et à dominer la vie politique athénienne tandis que les thètes participaient peu aux institutions, trop occupés à survivre par leur petite production artisanale ou par leur travail salarié. Le perfectionnement du système démocratique nécessita de plus l’exploitation de cités plus faibles et une importante utilisation d’esclaves, notamment dans les mines d’argent.

De nos jours, le capitalisme pourrait donc très bien s’accommoder d’un mode de gestion politique comprenant une boulè et une ecclésia, car ses fondements sont ailleurs. Il est compréhensible que ce type d’idéal politique puisse séduire la petite bourgeoisie et les travailleurs ayant un certain niveau d’études. Face au déclassement qui frappe actuellement ces catégories, il offre un espoir de reconnaissance sociale et une de gratification symbolique sans danger pour la propriété privée et favorisant ceux qui ont eu accès à l’instruction. Il serait en revanche plus problématique que la masse des exploités qui n’ont rien à y gagner succombe à ce genre de discours.

M.

 

[1] Toutes les dates se rapportant à la période antique seront considérées comme avant ­Jésus-Christ dans la suite du texte.
[2] Un grand nombre de manuels d’histoire ancienne permettent cela. Nous nous sommes appuyés sur celui de Claude Orrieux et Pauline ­Schmitt Pantel, Histoire grecque, Paris, PUF, 1995.
[3] Périclès s’appuyant sur les citoyens pauvres, il est possible qu’il ait voulu écarter de la citoyenneté les fils de ses rivaux aristocrates, dont un certain nombre avaient tendance à prendre une femme originaire d’une autre cité.
[4] Raymond Descat, Esclave en Grèce et à Rome, Hachette littératures, 2006, p. 67-71
[5] Les aristocrates étaient les plus gros propriétaires terriens et aussi éventuellement les grands marchands et les propriétaires de mines.
[6] C’est d’ailleurs ce que signifie l’isonomie proclamée par Clisthène : l’égalité des citoyens devant la loi (iso, même, nomos, loi).
[7] D’abord parmi les trois classes supérieures, puis après Périclès parmi tous les citoyens.
[8] Magistrature qui avait cependant perdu en importance au profit… de celle de stratège !
[9] Thucydide, V, LXXXIX
[10] Thucydide, II, LXV
[11] Aristote fit le récit 250 ans plus tard des ruses assez improbables, avouons-le, de Pisistrate. La première fois, Pisistrate prétendit devant l’assemblée avoir subi une tentative d’assassinat. Avec les trois cent gardes du corps que la cité lui accorda il prit le pouvoir. La deuxième fois, il fit croire au peuple que c’était la déesse Athéna elle-même qui le ramenait dans la cité sur un chariot. La troisième fois, pendant qu’il invitait les citoyens à écouter un discours, ses hommes volèrent et cachèrent toutes les armes de la cité. (Aristote, Constitution d’Athènes, XIII à XIX)

En bref [Spasme n°13]

Avant que ça recommence…
Pensez à vous désinscrire des listes électorales !

Situation pénible, parfois honteuse, mais pourtant si fréquente : vous avez la malchance d’être inscrit sur les listes électorales de votre commune ! Que faire ? La désinscription n’est pas une possibilité administrative existante, une fois que c’est fait, c’est fait (pas la peine de vous rendre au bureau des inscriptions de votre mairie, on vous prendra pour un extraterrestre ou un radicalisé et vous risquez de finir en HP ou au poste).
Vous pouvez déménager en espérant qu’on ne vous retrouvera pas… ou bien, plus simplement, et c’est notre conseil, renvoyer systématiquement tous les courriers liés aux élections (carte d’électeur, tracts, etc.) en indiquant sur l’enveloppe « NPAI » (n’habite plus à l’adresse indiquée). La mairie finira par vous radier ou vous enverra un courrier recommandé vous demandant de prouver que vous résidez bien à cette adresse (vous n’aurez alors qu’à la renvoyer comme les autres) ; ça peut être long mais ça en vaut la peine.
Note : l’inscription sur les listes électorales a comme autre désavantage le fait de pouvoir être désigné, par tirage au sort, comme juré d’assises (désignation qu’on ne peut théoriquement pas refuser).

 

Austérité heureuse

Françoise Nyssen a été nommée ministre de la Culture du gouvernement d’Édouard Philippe. Proche du mouvement ésotérico-sectaire de l’anthroposophie fondé par Rudolf Steiner, elle était depuis 2015 membre de conseil d’administration de l’université d’Avignon. Étrange coïncidence, un diplôme universitaire basé sur la « pédagogie » Steiner était apparue dans la foulée. Placée sous la responsabilité du président Philippe Ellerkamp lui-même (visiblement friand de ces thèses), la formation semble ne pas avoir été reconduite pour la rentrée 2017.
Mais Françoise Nyssen est aussi et surtout la patronne des éditions Actes Sud, qui publient les livres de Pierre Rabhi, également proche de l’anthroposophie. La collaboration va plus loin puisque Cyril Dion, le co-réalisateur du film Demain, césarisé en 2016, et membre du « cercle de pilotage » du mouvement de Pierre Rabhi, Les Colibris, est aussi directeur de la collection « Domaine du possible » dans cette maison d’édition.On mesure le degré de subversion de cette mouvance prêchant la « sobriété heureuse », la non-violence béni-oui-oui et appelant de manière très moralisatrice « à faire sa part » avec la nomination de l’une de ses cadres dans le gouvernement d’un président qui s’est fait élire en assumant plus que jamais sa défense du capitalisme et qui veut inscrire l’état d’urgence dans le droit commun…

 

Quand le PAP débarque chez les papes

Le 24 mars dernier, une rencontre d’une ambition verdoyante (à couper le souffle des derniers électeurs EELV avignonnais ayant survécu à l’abattage des platanes) s’est tenue dans la fastueuse salle du Conclave du palais des Papes une rencontre des « Paysages de l’après-pétrole » (PAP). Il s’agissait de phosphorer sur une ville sans pétrole… ou plutôt, pour être un peu plus terre à terre, de s’émoustiller sur les nombreuses initiatives mises en œuvre par la mairie pour contenter les bobos du centre-ville en manque de nature : coulée verte du futur TRAM, pistes cyclables, végétalisation participative pour limiter les pics de chaleur, soutien actif aux agriculteurs de la ceinture verte et de la Barthelasse en privilégiant les circuits courts dans les cantines… figuraient parmi les exemples que l’on pouvait lire sur le programme. Telle la fable du colibri qui verse une goutte d’eau sur l’incendie, si chère aux adeptes du mouvement de Pierre Rabhi, la Ville d’Avignon voulait montrer qu’elle aussi « faisait sa part ». Sans vouloir minimiser les nobles ambitions de Cécile Helle et de son équipe et crier au green washing, il convient tout de même de relativiser les effets d’une jardinière de pétunias ajoutée sur le balcon de la mairie pour faire face au réchauffement climatique… car, bien au-delà de l’enceinte papale, les derniers paysans cultivant les terres agricoles de la ceinture verte coincées entre la Durance et la route de Marseille se préparent pourtant à un paysage d’une tout autre nature dessiné et planifié par ces mêmes élus… Grâce à un nouveau tour de table des collectivités impliquées dans la LEO (Liaison Est-Ouest ou projet routier de contournement de la ville par le sud via une 2×2 voies), notre mairesse s’exclamait sur son compte Facebook le 28 septembre dernier : « J’avais fait de la LEO une priorité de mon programme électoral et je me réjouis de cette concrétisation », suite à son annonce du bouclage du budget pour lancer les travaux de la tranche 2 dès 2018… Il semblerait bien que notre papesse drapée de vert coupera donc bientôt les vivres des bobos du centre-ville par des coulées de pétrole sur les derniers légumes cultivés au sud de la ville. Mais peut-être est-ce cela, les paysages de l’après-pétrole de nos schizophrènes politiques… la famine ? !

 

Le chiffre du Moi : 6,25 %

C’est le taux minimum d’ancêtres originaires d’Afrique que le collectif « afroféministe » Mwasi, initiateur du très médiatique festival Nyansapo qui se déroule du 28 au 30 juillet à Paris, estime nécessaire pour qualifier une personne d’« Afro-descendante ». Via la rubrique « FAQ » de son site le collectif renvoie en effet sur une page internet qui dit ceci :
« Qu’est-ce qu’un Afro-descendant ? Une personne née hors d’Afrique, mais ayant des ancêtres nés en Afrique subsaharienne en nombre suffisamment important pour que cela ait une incidence sur l’apparence ou la culture de cette personne.
Pour que les ancêtres nés en Afrique subsaharienne aient une incidence sur l’apparence, (le phénotype) d’une personne, il faut qu’ils représentent plus de 6,25 % du total des ancêtres (1/16e ou 4 générations). En-deçà, l’ascendance n’est évidemment pas décelable. Mais une ascendance subsaharienne infime peut néanmoins avoir une importance culturelle. On pourrait dire, pour simplifier, qu’un Afro-descendant est une personne dont un des grands parents au moins a ou avait un phénotype pouvant évoquer l’Afrique subsaharienne. »
Le collectif ne s’arrête pas là. Plus loin dans la même rubrique on trouve la perle suivante :
« ce n’est pas le fait de parler de race qui est raciste mais le fait de les hiérarchiser entre elles… nuance. »
Décidément, le courant autoproclamé de « l’antiracisme politique » auquel se rattache Mwasi est plein de surprises ! Combattre le racisme en revendiquant de bonnes vieilles appartenances raciales définies sur la filiation et des critères biologiques, il fallait y penser !

 

Clap de début ?

Nous avons déjà fait allusion dans plusieurs de nos articles au phénomène d’« ubérisation » de l’économie, qui permet à des entreprises de rétablir le travail à la tâche en ayant recours à des travailleurs en apparence indépendants mais qui dans la pratique leur sont subordonnés. Ce salariat déguisé et ultra-précaire (le travailleur cumule les désavantages du salariat et de l’autoentrepreneuriat) se développe principalement dans le domaine des services commandables par le biais d’applications sur smartphone. Depuis un an environ, c’est le secteur de la livraison de repas à domicile par des coursiers à vélo qui connaît un boom avec deux principaux concurrents : Deliveroo et Foodora. Port obligatoire d’un vêtement et d’un sac siglé au nom de l’entreprise, baisse progressive du prix des courses, pressions diverses de la part des managers, ruptures arbitraires de contrat, petit à petit des livreurs ont commencé à comprendre ce que signifient les mots « indépendance » et « fléxibilité » dans la langue du capital. À Paris, certains ont donc monté depuis quelques mois le Collectif des livreurs autonomes de Paris afin de se défendre face à leurs employeurs. Affaire à suivre !
(https://www.facebook.com/clap75/)