Culturisme | Spasme 15

Une seule solution, la démolition !

Demolition Man, Marco Brambilla, 1993, 115 mn.


Sous ses airs de banal film d’action testostéroné, Demolition Man est en réalité une satire très drôle d’un idéal de société hygiéniste et obsédé par le contrôle. Un plaisir aux allures coupables qu’il ne faudrait pas se refuser.

En 1996, dans un Los Angeles à feu et à sang, le sergent John Spartan (Sylvester Stallone), flic aux méthodes expéditives surnommé Demolition Man, parvient à capturer Simon Pheonix, caricature du criminel psychopathe. Petit problème : en intervenant seul, Spartan a provoqué l’explosion de l’immeuble piégé dans lequel se retranchait Phoenix. Dans les débris, les secours retrouvent les cadavres de la trentaine d’otages que ce dernier retenait. Pour cette « petite » bavure, Spartan est condamné au même titre que Phoenix à être cryogénisé pendant plusieurs décennies. Mais tout ne se passe pas comme prévu. En 2032, au cours d’un examen de routine pour lequel Phoenix est réveillé, ce dernier parvient mystérieusement à s’échapper de sa prison. Les autorités, qui n’ont plus eu à faire à un individu aussi violent depuis des années, sont totalement dépassées. Elles se résignent alors à décongeler Spartan pour l’arrêter.
Le talent du réalisateur Marco Brambilla s’illustre dans sa façon de marier les codes des films d’action bourrins des années 1990 et le registre de la science-­fiction parodique. Avec une bonne dose de second degré, il brocarde ainsi un idéal « progressiste » qui vire à la dictature molle tout en tournant en dérision un genre cinématographique ultraviolent et volontiers réac. Phoenix et Spartan débarquent donc dans San Angeles (« megaplexe » qui a absorbé l’espace allant de San Francisco à Los Angeles) et dévastent cette ville, qui ressemble aux campus des multinationales de la Silicon Valley. Une tornade à laquelle la cité, dirigée par l’inventeur des cryo­prisons, le Dr Cocteau, n’était pas préparée. Car, hormis les Déchets, des rebelles qui vivent dans les égouts, tout le monde est aimable, en bonne santé et complètement niais. Les gens fredonnent les chansons publicitaires qui tournent en boucle à la radio, vont à la bibliothèque municipale Arnold-Schwarzenegger et sortent manger au Taco Bell, dernière chaîne de restauration encore existante après une guerre des franchises. Sachant que c’est pour son bien, la population accepte sans problème les diverses interdictions édictées par ­Cocteau et la surveillance totale imposée par les autorités. Dans cette société parfaitement safe, où la moindre « immoralité verbale » est sanctionnée d’une amende par des automates omniprésents, tout imprévu est considéré avec méfiance. À tel point que la police, malgré ses uniformes très martiaux, n’a plus à traiter que de menues incivilités. Ses agents sont donc bien embêtés face à Phoenix, premier suspect de leur carrière qui a commis des meurtres et refuse de se laisser interpeller. Une situation qui horrifie et fascine à la fois Lenina Huxley (Sandra Bullock). Cette policière joviale éprouve en effet une passion déviante pour le XXe siècle, qu’elle imagine beaucoup moins ennuyeux que sa propre époque. Elle accepte donc avec plaisir de chapeauter un Spartan quelque peu décontenancé par ce nouveau monde. C’est qu’il a beau être entré dans la police pour défendre la loi et l’ordre, il n’avait pas prévu que les choses prendraient cette tournure. En réalisant petit à petit que tout ce qui fait le sel de la vie est interdit, il se sent finalement plus en accord avec Edgar Friendly, le leader des Déchets, qu’avec ses donneurs d’ordre. Or il semble justement que Phoenix ne s’est pas évadé par hasard et qu’une force mystérieuse le pousse à assassiner l’ennemi juré de ­Cocteau… Le rebelle qui ne veut pas être « un puceau de 47 qui boit du banane-brocoli en chantant une pub » menace en effet les plans du docteur avec sa vision de la liberté résumée en une tirade fameuse : « Je suis l’ennemi parce que je pense, j’aime la lecture, la liberté de parole, aller dans un boui-boui et me demander : “Steak ou côtelettes-frites-sauce ?” Je veux faire du cholestérol, je veux bouffer du bacon, du beurre, des montagnes de fromage, me taper un Havane de la taille de ­Cincinnati, courir dans les rues à poil, en lisant Playboy. Pourquoi ? Parce que j’en aurais eu envie tout d’un coup, ouais mec ! »
Si l’affiche du film pourrait rebuter au premier abord, Demolition Man est plus malin qu’il n’y paraît. Subvertissant les codes de l’actionner, il nous livre une critique réjouissante de la société policée et hygiéniste, de la logique sécuritaire et de son « principe de précaution ».
J.P.P.

Breaking away

Peter Yates, 1979, 100 mn.

Passé quasiment inaperçu lors de sa première sortie en France, en 1980, sous le titre La Bande des quatre, le film a refait surface dans quelques salles à l’automne 2018, et ce pour notre plus grand plaisir.

C’est l’été à Bloomington, ville moyenne de l’Indiana vivant d’une industrie de la taille de pierre en perte de vitesse. Quatre garçons, Dave, Mike, Cyril et Mooch, passent le temps en allant se baigner dans une carrière désaffectée dans laquelle leurs pères, comme beaucoup d’autres hommes du coin, ont travaillé jadis. Parfois, ils traversent aussi le campus de la ville, regardant avec envie les étudiants (et surtout les étudiantes), qui, en retour, les méprisent et les traitent de « tailleurs ». L’université, ils ne s’imaginent pas y aller. Leurs parents n’ont pas les moyens, et les concours donnant accès aux rares bourses d’études leur paraissent inaccessibles. C’est donc pris d’un sentiment d’injustice qu’ils se savent condamnés à chercher rapidement du travail.
Le film suit en particulier le personnage de Dave. Passionné de course cycliste, le jeune homme rêverait d’être un coureur italien, comme ses idoles de l’équipe Cinzano. Une passion qui a le don d’agacer son père, ancien ouvrier devenu vendeur de voitures d’occasion à la suite de problèmes de santé. Au cours d’un de ses entraînements quotidiens, Dave croise Katherine, une étudiante dont il tombe amoureux. Se faisant passer pour un étudiant italien, il parvient à la charmer. Mais les rivalités entre sa bande d’amis et un groupe de vrais étudiants prennent de l’ampleur et le mettent dans une position difficile. Les choses se compliquent encore lorsque l’université décide d’ouvrir sa course cycliste annuelle à des équipes locales non universitaires. Les amis de Dave veulent qu’il soit le champion des « tailleurs » et qu’il les aide à donner une leçon aux gosses de riches…
Dans Breaking Away, on retrouve tous les ingrédients classiques du teen movie : les rites initiatiques de la sortie de l’adolescence, le héros incompris de ses parents (pour Dave, surtout de son père), le campus américain avec ses confréries et ses compétitions sportives ainsi que le thème de l’outsider renversant les préjugés. Derrière ces canons stylistiques, c’est pourtant un film social que réalise Peter Yates. Bloomington, avec ses carrières de pierre où la nature a repris ses droits et ses hommes rendus malades par le travail ou abandonnant famille et maison pour chercher un emploi ailleurs (c’est le cas du père de Mooch), symbolise une Amérique ouvrière en crise. Dans ce contexte, les quatre héros, issus d’un prolétariat en cours de déclassement, se sentent coincés. La musique du film ne l’évoque pas, mais c’est bien le No Future de la fin des années 1970 qui plane au-dessus de leur tête. Destinée aux petits jobs mal payés, la bande s’est promis de ne jamais travailler, ou de faire en sorte d’être entièrement embauchée au même endroit. Un serment impossible à tenir, mais qui a valeur incantatoire face à l’absence de perspective.
La situation est d’autant plus frustrante pour ces personnages que la jeunesse dorée allant à l’université les nargue par ailleurs, roulant en décapotable et arborant une vie facile. Cela entraîne des tensions et même quelques bagarres entre les deux groupes. Grâce aux talents de cycliste de Dave, les quatre amis parviennent toutefois à défendre l’honneur des « tailleurs », identité floue devenue indépendante d’une condition ouvrière effective. Mais le film montre en creux qu’une victoire sportive ne résout rien : à la fin, la société n’en est aucunement bouleversée, et chacun reste à sa place. Faute de grande lutte collective reste alors l’émancipation individuelle comme seule solution envisageable, prélude à l’atomisation générale de la société, que l’on connaît si bien aujourd’hui. Cette option émerge par le biais du père de Dave. Nostalgique de la camaraderie ouvrière et quelque peu aigri par les préoccupations qui vont avec sa nouvelle situation de petit commerçant, il n’arrive pas à parler à son fils. Feignant de s’inquiéter que ce dernier ne soit qu’un bon à rien, il craint secrètement que Dave parvienne à entrer à l’université et passe ainsi dans le camp social de ceux qui le méprisaient lorsqu’il était ouvrier. Il finira pourtant par lui dire qu’être fils de tailleur ne fait pas de lui un tailleur. Le libérant ainsi d’un carcan identitaire, il l’autorise à tenter de prendre l’ascenseur social que représentent les études supérieures. Pour mieux entrer dans ce que l’on appelle avec résignation « l’âge de raison » ? Toujours est-il qu’au même moment Mooch se marie à même pas vingt ans et que le spectateur voit bien que la bande d’amis est en train de se disloquer inexorablement.
Dans Breaking Away, la fatalité est cependant continuellement contrebalancée par une drôlerie qui donne au film une tonalité douce-amère. Laquelle n’est pas sans rappeler le caractère du personnage de Cyril. Ce grand gaillard longiligne qui, rabaissé par son père, n’a qu’une faible estime de lui-même et se réfugie dans le rôle du blagueur pince-sans-rire de la bande, comme par pudeur.
Il n’y a cependant pas que l’humour qui est léger chez Yates, sa caméra l’est également. Le réalisateur de Bullitt (1969) nous rappelle avec brio son talent pour filmer la vitesse. Dans chaque scène où Dave est juché sur son vélo, il vole littéralement. Qu’il s’agisse du jeune cycliste poursuivant le scooter de Katherine (un Vespa, ovviamente !) ou le camion de son équipe fétiche, ou de ses échappées lors des deux courses auxquelles il participe, ce sont autant de moments de bravoure filmique que Yates nous offre.
Sans aucun doute possible, Breaking Away est une petite merveille cinématographique. À la sortie de la séance, on se demande comment il a pu passer si longtemps sous les radars en France. Espérons que sa réapparition dans le circuit « art et essai » suscitera une édition française en DVD, car, pour l’instant, difficile de trouver une version officielle ou pirate avec des sous-titres en français…
Richard Virenque

Crime à froid

(Thriller – En grym film / They Call Her One Eye / Hooker’s Revenge) ­Bo Arne Vibenius, 1973, 108 mn.

Madeleine (Christina Lindberg) est une jeune innocente vivant à la campagne, muette depuis un viol subi dans son enfance (cela réduit les dialogues). Se rendant en ville en auto-stop… la voici kidnappée par un monstre sadique qui la rend accro à l’héroïne, la force à se prostituer, provoque la mort de ses parents, lui crève un œil pour la punir de son peu d’entrain, etc. Évidemment, ça énerve la jeune femme. Aussi, lorsqu’elle décide de se révolter, c’est un carnage qui commence. L’actrice a dû, pour l’occasion, cesser de poser dans des magazines érotiques et apprendre le karaté, le maniement des armes et la conduite sportive.
Un « film cruel » (selon le sous-titre original), archétype du genre « rape and revenge », interdit des salles obscures en Suède (et dans bien d’autres pays), qui va surtout circuler dans des versions censurées. Devenu culte, Crime à froid est considéré comme un chef-d’œuvre par Jean Rollin ou encore par Tarentino, qui s’en est très fortement inspiré pour Kill Bill.
Un film strange, bizarre, suédois, hyper dérangeant, hypnotique, très lent et très gore. De la caméra subjective, une scène tournée avec un vrai cadavre, des inserts de gros plans pornographiques dégueu, de la violence au ralenti, de la poésie, presque du surréalisme, plein de sauce tomate qui dégouline et même un peu de sperme, etc. Par chance, comme disait l’autre, « les grands malaises, j’aime bien ça ».

Sorry to Bother You

Boots Riley, 2018, 111 mn.

Le réalisateur Boots Riley, connu également pour être chanteur au sein du groupe The Coup, signe ici une petite pépite à la croisée du cinéma de science-fiction et de la satire sociale. Dans une Californie pauvre qui n’en finit pas d’accuser le coup de la crise de 2008, Cassius « Cash » Green, jeune looser afro-américain, décroche un job dans un centre de télémarketing. Ce boulot devrait lui permettre de payer à son oncle le loyer qu’il lui doit pour vivre dans son garage avec sa compagne Detroit, plasticienne féministe, mais surtout jongleuse de panneau publicitaire. Une vie de galérien avec, en toile de fond, le risque de devoir se vendre à Worryfree, multinationale de la sous-traitance « offrant » le gîte et le couvert aux ouvriers polyvalents qu’elle entasse dans des camps de concentration aux couleurs acidulées et dont elle vend la force de travail aux entreprises qui en ont besoin. Après des débuts difficiles, Cassius perce finalement en prenant la « voix de blanc » que les clients veulent entendre au téléphone. Devenant, grâce à cela, supervendeur, il passe de la vente d’encyclopédies à des particuliers à celle de prestations proposées par Worryfree à des industriels. Par cupidité et par vanité, Cassius se renie et ferme les yeux sur l’exploitation dont il devient complice. Il va jusqu’à casser la grève de ses anciens collègues, qui ont monté un syndicat. Ce n’est que lorsque son boss lui confiera développer une espèce animale, l’Equi sapiens, destinée à remplacer les travailleurs humains qu’il redescendra sur terre et rejoindra finalement ses camarades en lutte. Avec un humour grinçant, Riley rappelle que dans le capitalisme tardif les antagonismes de classe sont loin d’avoir disparu, et dénonce le racisme de la société américaine. Un film qui invite à la lutte, ce qui est particulièrement enthousiasmant par les temps qui courent.

Jeux : Les Gilets Jaunes dépassent les borgnes !

Les réponses en bas de la page !

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1/ John Ford, Le réalisateur du superbe Les Raisins de la colère gilet jaune (1940). 2/ Le gilet jaune et casseur Snake Plissken (opposé au RIC). 3/ Le réalisateur de Barbe-Noire, le pirate gilet jaune (1952). 4/ Un pirate d’extrême droite créé par Leiji Matsumoto en 1969. 5/ Christina Lindberg, gilet jaune qui « en a gros » dès 1973. 6/ Filochard, petit artisan (de la dépouille), Gilet Jaune depuis 1908. 7/ Le coauteur, en 1971, du controversé mémoire Le courant anarchiste en France depuis 1945. 8/ Lui, c’est un faux puisqu’il a ses deux yeux ! 9/ Le réalisateur de Gilet jaune le maudit (1931).

L’exclu Spasme : transition réussie sur un rond-point

On se souvient de Charlotte Dupont-Rio-Wurtz, dont un portrait touchant avait paru dans le précédent numéro de Spasme… Eh bien, nous l’avons retrouvé~e… sur un rond-point du sud-ouest de la France !

Mais il faut désormais l’appeler Charly… Ayant abandonné Saint-Denis et son doctorat de sociologie, il habite depuis bientôt huit mois dans une petite ville du Gers où il bosse comme cariste. « J’en avais marre de trahir ma classe par tous les moyens pour réussir, devenir une bourgeoise servant des leçons de morale à coups d’articles scientifiques… et puis la lecture de Vivek Chibber et de Spasme ça m’a fait beaucoup de bien ! » nous explique-t-il avec un sourire.
Entré dans la lutte des Gilets jaunes dès le 17 novembre, il n’a pas hésité à poser des jours de congé pour rester sur les barrages. C’est en déplaçant des pneus qu’il a rencontré Sabrina, une jeune électricienne et coiffeuse qui suit une formation de chauffeur poids lourds… cette ancienne électrice du FN (« pour faire chier tout le monde ») et future abstentionniste (« pour faire chier tout le monde ») vient aussi de déchirer sa carte de la CGT (« pour faire chier les autres »)… Les fiançailles ont été célébrées en décembre sur le blocage de la plateforme de distribution Biocoop : « Ç’a été une jolie fête, tout le monde avait apporté des palettes pour le feu, avec la fumée c’était blackface pour tous ! Les autres ronds-points avaient même envoyé des délégués élus et révocables. Qu’est-ce qu’on a bouffé comme animal mort ! En fait c’est pas mauvais ! On s’était cotisé pour acheter des merguez, et Mélissa avait chouré du foie gras chez ces connards de Carrouf – elle avait rempli sa poussette –, on a pas mal picolé, c’était cool il y avait plus de monde que dans mes séminaires de socio ! Et plus vivants ! » Lorsqu’on lui parle d’avenir, Charly a les yeux qui pétillent : « Ben c’est samedi prochain, on retourne en ville tout foutre en l’air, les bourgeois c’est tous des enculés, y vont payer ! » Alors que nous quittons le site, les Gilets jaunes déchargent le C15 de Diego, un lot de parpaings pour un projet de cabane en dur. Affaire à suivre.

Avignon, gentrification et grand remplacement

Cet article est une introduction à ce qui pourrait être une étude sur les politiques de gentrification qu’a subies Avignon depuis vingt ans et qui connaissent de profondes accélérations ces dernières années. La question mériterait des discussions et un important travail de fond. Avis aux amateurs, si la question vous branche, si vous avez des pistes de réflexion ou des infos, contactez la rédaction de Spasme.

« Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les classes supérieures ont un droit vis-à-vis des classes inférieures. Je répète qu’il y a pour les classes supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les classes inférieures. »
Jules Ferry (il aurait pu le dire, non ?)

« Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes
et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. »
Arthur Cravan

La gauche et les prolos

En matière de gentrification, la gauche aurait-elle fait plus en une mandature (( Tout laisse à penser que la ville passera en 2020 aux mains d’un quelconque candidat LREM, soit à la suite d’un second tour l’opposant à un candidat RN, soit après une triangulaire où s’inviterait le PS.)) que la droite en plusieurs ?
Marie-José Roig, maire de droite (RPR puis UMP) de 1995 à 2014, se plaignait déjà du trop grand nombre de logements sociaux sur sa commune (trop de pauvres), du trop faible nombre de foyers imposables (pas assez de riches) et voulait « donner aux cadres envie d’habiter Avignon ». Elle s’était pour cela lancée dans la création de nouveaux quartiers (Courtine) et avait entamé un sévère nettoyage du centre-ville. Les élus parlaient alors tout bonnement de « reconquérir l’intra-­muros ((Pierre, « Ici on aime les riches », Traits noirs, mai 2002, pp. 4-5.)) ».
L’équipe victorieuse en 2014, qui rassemble autour de Cécile Helle des élus PS, Front de gauche (PCF et PG) et écolo, ne se contente pas de poursuivre cet objectif et cette politique, mais vise à une profonde transformation de la ville. Elle le fait néanmoins avec beaucoup d’habileté et avec un style qui la rend, pour beaucoup, acceptable.

La droite œuvrait assez brutalement pour une bourgeoisie locale traditionnelle : réac, culturellement catholique, provençaliste, peu cultivée, commerçante et entrepreneuriale, qui aime les grosses berlines et les 4X4, etc. En perte de vitesse, celle-ci préfère de plus en plus vivre outre-Rhône, par exemple à Villeneuve-lès-Avignon, dans des villas avec piscine où l’on rêve de gated community. La gauche au pouvoir est, quant à elle, liée aux classes moyennes de gauche et à une bourgeoisie progressiste qui aime le cinéma d’art et d’essai, le théâtre, les recycleries et le vélo, qui est lgbtqui+-friendly, féministe et citoyenniste, et qui apprécie beaucoup les « quartiers populaires » pour leur exotisme et leur « authenticité »… évidemment, elle préférerait une « authenticité » qui soit bio et propre, c’est-à-dire quelque peu artificielle. Ça vient.

Le bien-être de cette fraction de la population (et des allogènes du même monde qui débarquent en juillet) nécessite un environnement culturel d’un niveau supérieur, riche, diversifié et qui, bien qu’à la pointe du politiquement correct, conserve une allure subversive, celle que donne à Avignon son image de cité du théâtre, progressiste et généreuse. Cela permet de faire vivre une flopée de travailleurs plus ou moins liés à ce secteur économique : « Tout un petit peuple de travailleurs du spectacle (techniciens, comédiens, costumières… parfois intermittents), petits patrons/proprios de salles (qui vivotent toute l’année et rackettent les compagnies parisiennes durant le Festival), de travailleurs précaires (secrétaire, chargé de diff’, de com’, etc.), associations et compagnies plus ou moins bidons, animateurs de stages, musiciens galériens, etc. Le tout survivant sur des structures perfusées aux (toujours maigres) subventions, emplois aidés, etc. et en grande partie grâce au Festival. ((Voir Clément, « Nudité et collier de chien », Spasme, n° 11, printemps 2016, pp. 40-43.)) »
La survie de la bourgeoisie de gauche est impossible sans le développement et l’entretien de cet environnement culturel, donc sans l’existence d’une masse de travailleurs vivant dans la précarité (en dépendent le fonctionnement des théâtres et la création de spectacles à bas coûts)… Par chance, la plupart d’entre eux ne s’en rendent pas compte et trouvent déjà gratifiant d’œuvrer pour l’Art et la Culture ((À noter que, dans ce monde dégueulasse, si certains ont leur statut d’intermittent (la Rolls du chômage), ils le doivent souvent au travail non rémunéré des plus précaires qu’eux (qui galèrent au RSA). Sur ces questions, on se reportera à l’article sur la grève des intermittents du spectacle de juillet 2014 : Mafalda et Valérian, « On a les chefs qu’on mérite », septembre 2014. Disponible sur https://ddt21.noblogs.org)). Le principal est d’avoir l’impression de faire partie du même monde parce qu’on a les mêmes références culturelles, la même manière d’utiliser Facebook et les mêmes valeurs (on oublie ainsi qu’on n’a pas les mêmes revenus). La beuh bio l’emporte ici haut la main sur le shit ((Obligeant les industriels de la drogue à s’adapter en cultivant des milliers de pieds de cannabis « bio » dans des coins reculés du Luberon ou de vastes locaux pour la production ­indoor. La culture est à ce prix.)). Mais si partager un semblant de mode de vie n’est pas partager un niveau de vie, ces petits signes de conformisme et de distinction rassurent, car ils permettent de se différencier des autres galériens des quartiers ou des bleds de beaufs (là où poussent les Gilets jaunes). Nous ne nous priverons pas de qualifier cet ensemble flou de « bobos » (terme qui, rappelons-le, vient du syntagme bourgeois-bohèmes).

Des classes dangereuses

Au temps de la grande peur… en 2014, la ville a frôlé l’élection d’un maire FN… pffff, on l’a échappé belle ! Heureusement, grâce à la mobilisation du monde culturel de gauche (du metteur en scène millionnaire ((Nous pensons, entre autres, au directeur du festival d’Avignon, le catholique queer Olivier Py, qui, il y a peu, dénonçait le lien entre le FN (sic) et les Gilets jaunes. Sur cet homme « engagé » (auprès de son ami Castaner), on lira avec profit l’article de Jean-Marc Adolphe « Les institutions culturelles sans les Gilets jaunes » (8 février 2019), sur le blog Mediapart de l’auteur.)) à la comédienne au RSA), du patronat local (cafetiers et restaurateurs en tête) et l’appui de la presse locale (quitte à s’asseoir sur la déontologie et à user de fakenews). La Cité des papes est à cette occasion devenue un bastion rose pâle dans un département où droite et extrême droite font des ravages ((Sur cet épisode, voir Clément, « Nudité et collier de chien », op. cit.)). Merci qui ?
Certainement pas la masse des prolétaires pauvres qui emplissent les cités. Pas besoin de lire les rapports de Terra Nova pour comprendre que les pauvres votent décidément bien mal… les prolos sont désormais une plaie pour la gauche (et inversement). Certes, majoritairement ils ne se déplacent pas pour voter puisqu’ils ont fini par comprendre que quel que soit le vainqueur ils sont toujours les perdants… Quant à ceux qui participent au spectacle électoral, ils ont tendance à mettre en tête le candidat du FN, c’est le cas dans la plupart des « quartiers populaires » d’Avignon, car, de nos jours, même des descendants d’immigrés maghrébins (quelle que soit leur classe) votent FN/RN ((C’est un fait majeur de cette fin des années 2010, car jusqu’alors ceux qui votaient (une minorité) le faisaient quasi exclusivement pour la gauche. Certains experts expliquent ce début de rupture par l’adoption de la loi sur le ­Mariage pour tous, en 2013.)). Si Tocqueville disait ne pas craindre le suffrage universel car « les gens voteront comme on leur dira », il semble que désormais beaucoup d’entre eux, notamment les plus pauvres, aient des problèmes d’audition…
Or les pauvres ne manquent pas à Avignon. Malgré un hypercentre vitrine à destination touristique, principalement bâti sur un patrimoine architectural exceptionnel, la ville concentre une grande partie de la pauvreté du département du Vaucluse… qui est l’un des départements les plus pauvres de France. Avignon connaît un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France, autour de 30 % et un taux de chômage de 17,54 % (2015), soit environ 10 000 chômeurs dans une ville aux fortes inégalités puisque les très riches, anciennement assujettis à l’ISF, y sont plus nombreux, 347 en 2015, que la moyenne nationale.
Après des années de régression, la population augmente à nouveau et tourne aujourd’hui autour des 95 000 habitants. Parmi eux, seuls 37 % sont des propriétaires occupants (contre 60 % de moyenne nationale) ; 71 % d’entre eux habitent dans des logements collectifs (dont 17 % dans les grands ensembles) et 29 % dans des logements individuels. Quelque 32 % des habitats à Avignon sont des logements sociaux, correspondant à 80 % du parc de logements sociaux dont dispose le Grand Avignon. Enfin, il semble que près de 10 % des logements à Avignon puissent être considérés comme « indignes ».

Du centre-ville…

Le premier objectif des équipes municipales successives est de faire du centre-ville un quartier non mixte réservé aux touristes et à la bourgeoisie – l’ancienne (réac), qui y conserve ses hôtels particuliers, et surtout la nouvelle (progressiste), qui veut tout le reste. D’où le fait que l’accent soit mis, depuis 2014, sur la piétonnisation, les « modes de déplacement doux » et le soutien municipal à tout ce qui est bio-citoyen, politiquement correct, inclusif, culturel et artistique (spectacle vivant, art contemporain, y compris le street art), aux concept stores et ateliers d’artisans haut de gamme, etc. On gentrifie, mais de manière cool.

Le très réac Philippe Murray avait expliqué que c’était Bertrand Delanoë qui lui avait fait aimer les voitures, un bon mot que nombre d’Avignonnais comprennent peut-être aujourd’hui… certaines places paraissaient plus agréables lorsqu’elles étaient pour moitié des parkings, certaines rues semblaient plus vivantes lorsqu’elles étaient ouvertes à la circulation… Mais si la piétonnisation du centre aseptise, elle est aussi pensée pour favoriser l’éclosion de restaurants et de bars aux terrasses desquelles le prix du café s’aligne sur les normes parisiennes. De nouveaux espaces, comme la place Saint-Didier, qui, pour le maire, « constituent désormais les expériences d’achat que recherchent les gens aujourd’hui ((Les Petites affiches de Vaucluse, no 3805, 10 avril 2018.)) ». On en trouve un bel exemple, bien qu’assez caricatural, avec Le Nid, qui, depuis juin 2018, combine cantine bio-machin, sale de yoga et boutique d’objets design made in France « recyclés et recyclables » (hors de prix) visant à « mettre en avant les savoir-faire français » dans une « démarche à la fois citoyenne et écoresponsable », blablabla. Un nid de bourgeois qui bénéficie d’une double page de pub gratuite dans le journal municipal, ce qui prouve que nos élus lui attribuent du potentiel. On nous y explique que le lieu « prône la slow life », que l’on peut s’y « offrir une pause urbaine dans un environnement zen et lumineux » et y « consommer autrement » (c’est-à-dire comme ses semblables)… On comprendra qu’il est peu adapté à une pause entre un rendez-vous à Pôle emploi et un passage à la CAF. à quelques pas, c’est la place des Corps-Saints, autrefois populaire, qui va recevoir une nouvelle couche d’enduit « jeune et urbain » ; la ville y a acquis un bâtiment (entre l’église et la chapelle) pour en faire une résidence hôtelière avec espace de coworking et un bar à cocktails en rez-de-chaussée…

Deux ou trois autres projets doivent encore contribuer à donner une image cool-friendly qui siéra fort bien au futur maire LREM.
Tout d’abord, la transformation de l’ancienne prison Sainte-Anne, dont les travaux ont récemment débuté. Située au nord du centre-ville, derrière le palais des Papes, et désaffectée depuis 2003, le bâtiment, en partie classé, que l’ancienne équipe municipale voulait transformer en hôtel quatre étoiles, combinera diverses fonctions : 72 logements de (différents) standings avec parking en sous-sol, commerces, espace de coworking, restaurant, crèche, « friche » artistique, etc. Les prétendants se bousculent pour participer à cette grande conspiration culturelle.

Vient ensuite un double projet : LaScierie et Ecobio, qui, bien qu’en dehors des remparts, sont liés au centre-ville, et derrière lesquels on trouve le même personnage, l’homme d’affaires et urbaniste Jean-Pierre Gautry ((Jean-Pierre Gautry (75 ans), gérant de la SCI Ecobio, a ouvert un cabinet d’urbaniste à Avignon dans les années 1980 ; il est aussi, à l’époque, l’un des fondateurs de Biocoop en Vaucluse. Président d’honneur de la Société ­française des urbanistes, il a soutenu le projet de tram en Avignon au temps de Marie-José Roig avec son association Atouts Tram. On le retrouve encore autour du projet de transformation de la prison à travers l’association des riverains du quartier Banasterie, qu’il préside.)).
Le projet Ecobio, sur l’emplacement de l’ancienne Biocoop (route de Lyon à 200 mètres des remparts), se présente comme un « village bio » de paille et de bois… En fait, c’est un imposant bâtiment de 10 000 m² qui mêlera location d’appartements et activités économiques : commerces, restauration, bureaux, salle de spectacle, ferme urbaine (au sommet de l’édifice sous une serre photovoltaïque) et parking souterrain ! Ecobio sera un lieu « bioclimatique, biosourcé, producteur d’énergie » à « haute performance environnementale » proposant un « modèle économique innovant, responsable, social et solidaire pour la transition énergétique », blablabla. Au-delà de la paille et du bois, la construction sera à la pointe de la high-tech bio, et innovera avec « la conception d’un micro data center décentralisé », le « stockage d’électricité hybridé hydrogène et batterie électrochimique » et l’utilisation d’un « logiciel auto-apprenant optimisant les flux de l’îlot (énergie, eau, chaleur, ventilation, déchets organiques) ((https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/ecobio-appelprojet.pdf)) ». Parmi ses partenaires, on trouve la start-up Zent (Zero Energy Network Technologies), qui se donne pour objectif de « remettre l’humain et l’environnement au cœur des systèmes et des technologies ». Un projet à 19 millions d’euros (dont 2,8 d’aide de l’État via le Programme d’investissement d’avenir) qui devrait être opérationnel à partir de 2021. Le business de la transition écologique dans toute sa splendeur ! Mais, preuve de la bonne volonté des promoteurs immobiliers et des financiers, un arbre sera conservé entre deux ailes du bâtiment ! Gautry soutient « l’idée d’écopolis, défendue par le rapport Attali. Des villes et des quartiers propres, intégrant technologies vertes et de la communication […] Gautry les imagine multipolaires et connectées, économes en ressources, équipées en services, riches en possibilités de découvertes, de rêve et d’évasion ((Olivier-Jourdan Roulot, « Jean-Pierre Gautry Urbanplayer », Cote Magazine, n° 115, novembre 2008, p. 64.)) », blablabla. Philip K. Dick n’avait pas imaginé que Blade Runner puisse être bio, il aurait dû prendre de la drogue. Quant aux dizaines de milliers d’Avignonnais mal logés, ils vont sans doute apprécier d’avoir le droit de passer devant ce « village vertical dans lequel on vit, au sens large du terme, on se nourrit avec du local bio, on va au spectacle, on réside dans un logement sain ((Jean-Pierre Gautry à La Provence, 18 juillet 2018.)) ».
Le projet LaScierie (boulevard Saint-­Lazare, sur l’emplacement d’une ancienne scierie en face des remparts), « lieu de vie » multidisciplinaire de 3 300 m2, se déploie depuis 2018. On y trouve : les nouveaux emplacements de la Biocoop et du studio de danse/yoga/bien-être (les cours de yoga à la sauce Feldenkrais de Marie-France Gautry, la femme de Jean-Pierre) ; quatre salles de spectacle pour s’en mettre plein les poches pendant le festival, prévoyant, dès l’ouverture, un partenariat avec le festival « in » (la programmatrice du lieu est Mathilde Gautry, la fille, chorégraphe et danseuse), auxquelles s’ajoute une inévitable cantine-guinguette bio ; les locaux de Citiz Autopartage, une « innovation écologique et citoyenne » (voitures en libre-service) ; et les bureaux vauclusiens de la Cress (Chambre régionale d’économie sociale et solidaire).

Si pour l’extra-muros la mairie prétend « promouvoir systématiquement des formes urbaines qui optimisent le foncier et qui favorisent le “vivre ensemble” », on a l’impression qu’il s’agit plutôt de promouvoir le « vivre entre semblables » au sein du centre-ville. Là ne restent pour les pauvres que quelques îlots d’insalubrité (entre la rue du Portail-Magnanen et la place des Corps-Saints, par exemple) et des apparts dégueulasses, dont les locataires n’auront bientôt plus les moyens de boire un café ou une bière en ville, ni d’y faire leurs courses. Raus !

… à Saint-Ruf

En ce qui concerne la transformation du quartier Saint-Ruf (axe d’entrée sud de la ville), nous avons déjà évoqué, dans les numéros précédents de Spasme, la lutte des habitants pour éviter la fermeture du bureau de poste du quartier, les travaux du Tram ou l’installation a priori anodine d’une cantine bio-machin-paysanne, qui nous paraissait au contraire significative des changements à venir. Nouvelle confirmation de cette tendance avec, dans le sud du quartier, l’ouverture d’un atelier/galerie de sérigraphie par deux ex-graffeurs… La fonction des artistes n’est plus a démontrer dans les processus de gentrification ((On l’a vu par exemple à Marseille, autrefois au Panier puis ces dernières années entre la Plaine et le cours Julien.)) ; gageons que d’ores et déjà des crapules cultureuses reluquent les vieux ateliers et hangars pour les transformer en théâtres. Nous pensons que l’offensive lancée par la municipalité (et la bourgeoisie locale) pour s’emparer de ce quartier a marqué un tournant car, pour la première fois, la politique de gentrification investissait l’extra-muros. Il est vrai que, trop à l’étroit dans le centre-ville, le festival « in » (l’officiel, le subventionné) avait aussi jeté une tentacule entre les quartiers « populaires » de Champfleury et de Monclar (classés en zone urbaine sensible) avec la construction puis l’ouverture, en 2013, de La FabricA, une salle de spectacle titanesque et lieu de répétition et de résidence du festival, venue prendre la place d’un collège rasé… « pour l’occasion », diront les mauvais esprits. Avec quelques ateliers théâtre pour enfants, les associations de quartier peinent à repeindre de social ce qui n’est qu’une occupation territoriale au profit des loisirs de la bourgeoisie (« parisienne », diront les esprits chagrins), et qui en annonce d’autres.

Vers le Grand remplacement !

Il s’agit désormais de voir grand, et l’équipe municipale réfléchit à la situation de la ville en 2030, qui aura sans doute passé le cap des 100 000 habitants. Avec la communauté d’agglomération, elle a décidé de mettre en œuvre et d’accompagner un vaste projet de renouvellement urbain qui, après plusieurs années d’études, a été présenté au public en juillet dernier. Son objectif affiché est le « vivre ensemble ». Dans plusieurs quartiers extra-muros, Rocade, Saint-Chamand, Reine-Jeanne et Grange d’Orel, soit pour environ 25 000 Avignonnais, ses premiers effets devraient se faire sentir dès 2024, et les travaux, se terminer en 2030. Ce n’est sans doute qu’une première offensive.

Ce projet s’inscrit dans le cadre du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), auquel participe financièrement l’État, via l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU), à hauteur de 115 millions d’euros ; la commune d’Avignon investit 70 millions d’euros sur un coût global de 300 à 400 millions d’euros. Cela sera-t-il suffisant pour gaver les patrons du BTP ?
Ces plans s’appuient sur le prolongement de la LEO ((La LEO (Liaison Est-Ouest) est un projet de voie express (en partie réalisé) qui contourne Avignon par le sud, détruisant au passage les meilleures terres agricoles de la région et les zones vertes au sud de la ville.)) et la prochaine mise en place du tramway et de bus à haute fréquence, tous devant désengorger la rocade et « apaiser et requalifier les quartiers traversés ((« Le Plan local d’urbanisme d’Avignon. Avignon 2030, inventer la ville de demain », Agora des conseils de quartier, 11 février 2017, p. 32 : http://www.avignon.fr/fileadmin/Documents/pdf/ma-ville/urbanisme/agora_plu.pdf.)) ». Il s’agit donc de favoriser le « vivre ensemble » dans ces quartiers, c’est-à-dire détruire des immeubles d’habitations, en rénover certains et en construire de nouveaux (de standing supérieur), donc modifier la composition sociale de ces quartiers, très majoritairement occupés par des prolétaires pauvres (à 60 % sous le seuil de pauvreté) et souvent issus de l’immigration maghrébine. Les responsables parlent de « la dé-densification du logement social en favorisant les parcours résidentiels et en permettant l’accueil d’une nouvelle population ((Grand Avignon Mag, n° 34, été 2018, p. 21.))… » (85 % des habitats sont des logements sociaux dans les zones concernées).
Cela va demander un important travail pour que des familles de classes moyennes acceptent de s’installer dans ces quartiers. On comprend dès lors l’intérêt qu’il y a à terminer le chantier de la LEO et mettre ainsi un terme à l’incessant trafic de camions qui, depuis des dizaines d’années, provoque chez les riverains une sur-­fréquence de pathologies graves, notamment des cancers, ainsi qu’une consommation accrue de neuroleptiques ((Philippe Paupert, « Circulation : davantage de cancers sur la rocade d’Avignon », francebleu.fr, 28 février 2019 : https://www.francebleu.fr/infos/societe/davantage-de-cancers-sur-la-rocade-d-avignon-1551188894.)) (le passage des camions dans le quartier devrait être interdit à partir de 2021). On prévoit d’ores et déjà la démolition de 600 à 800 logements sociaux (25 % du parc de la ville), la réhabilitation de 1 500 autres et la construction d’environ 500 logements privés. Si le projet doit permettre des opérations d’accession à la propriété, le nombre de logements sociaux reconstruits devrait être équivalent à celui de ceux détruits, mais ils seront localisés à 70 % dans les autres communes de l’agglomération. Même si la complexe question du relogement doit se régler au cas par cas ((« Je ne sais pas comment on va faire passer des habitants qui ont des loyers modestes chez nous, chez des bailleurs sociaux où les loyers sont plus élevés », se demandait en décembre 2017 Michel Dejoux, directeur général de Grand Avignon Résidences. https://www.tpbm-presse.com/2018-annee-du-renouvellement-urbain-en-vaucluse-2092.html.)), on voit qu’il s’agit ni plus ni moins que d’un vaste transfert de population.

La fonction même de l’équipe municipale lui impose de gérer la ville pour les intérêts de la classe capitaliste ; c’est la règle. Une masse trop importante de chômeurs et de pauvres n’a pas d’intérêt pour les projets de développement urbain et économique qui sont présentés ou qui sont encore dans les cartons du patronat local. Ils deviennent même gênants, d’autant qu’ils votent mal. Dans une ville aussi férue de théâtre, on a sans doute médité cette phrase du pleutre Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple. » Si Avignon veut garder sa spécificité de ville « de gauche », ouverte sur la culture, le bio-citoyen et les biotechnologies vertes (pôle de compétitivité Agroparc), elle se doit en effet de créer de nouveaux quartiers branchés, des îlots de gentrification concentrée ((Des projets d’éco-quartiers existent aussi.)) pour attirer des couples de jeunes cadres/techniciens dynamiques (qui se croient « de gauche » parce qu’ils sont végan ((Évidemment, le phénomène Macron vient un peu brouiller les cartes puisqu’il courtise le même électorat (qui, en définitive, ne fait pas la différence entre Jaurès et Barrès) et que la gauche est en pleine déconfiture. Mais les projets de gentrification évoqués ici, bien que « de gauche », sont tout à fait LREM-compatibles.))…). Mais pour cela il faut de la place, et elle doit donc se débarrasser de ce trop-plein de prolétaires inutiles (mieux vaut les disperser dans les bleds du coin qui, à tous points de vue, sont déjà perdus)… et dont le mode de vie ne correspond de toute façon pas au niveau des « trois libellules » qu’a obtenues la ville au concours 2018 des Capitales françaises de la Biodiversité… Sans cela, on ne se verra jamais décerner les « quatre libellules » !
Voilà le grand remplacement de population planifié, une nouvelle catégorie d’habitants va, à terme, être implantée dans ces quartiers dont on aura extrait une partie des autochtones (les prolétaires les plus pauvres), nouveaux venus qui, tel qu’ils l’ont fait en centre-ville, vont imposer leur culture frelatée et leur mode de vie faussement bohème… beurk.
Sitting Bull reviens, ils sont devenus fous !

Clément

Pour aller plus loin…

Une ville idéale
(South Park, épisode 3, saison 19, 2015)

Ceux qui ne savent pas ce que sont les logiques à l’œuvre dans la gentrification, ni d’ailleurs ce qu’est la gentrification, n’ont qu’à regarder cet épisode quasi mythique de la série South Park.
Suite à la campagne anti-immigrés menée par le fourbe M. Garrison dans l’épisode précédent, la ville de South Park est ridiculisée. Les élites locales espèrent redorer son blason en obtenant l’implantation d’une chaîne de produits bio, Whole Foods Market. Pour favoriser ce projet, elles lancent un programme immobilier d’ampleur : la création d’un quartier à destination des bobos et des hypsters, à la place d’une banlieue poubelle où ne vivent que des familles de white trash… et notamment celle de Kenny, qui, sous son sweat-capuche orange, a une âme de gilet jaune. Alors que leur maison délabrée, si « typique », attire des hordes de jeunes cadres qui en apprécient le « charme rustique », le père de Stan rassure celui de Kenny : « On gentrifie, tout va bien ! » Whole Foods Market reconnaît n’avoir jamais « vu une ville dépenser autant d’énergie à afficher une forme exagérée de conscience sociale » et qu’elle mérite bien son hypermarché bio ! Trey Parker et Matt Stone, créateurs de la série, posent à travers cet épisode assez jubilatoire une question de fond : pour une reconquête territoriale bio-citoyenne « les balles sont-elles bien en métal recyclé » ?

Touche pas à la femme blanche !
(1974, Marco Ferreri, 108 mn)

Ce film franco-italien de Marco ­Ferreri (La Grande Bouffe) est une reconstitution loufoque et grinçante de la bataille de Little Bighorn (1876), où Sioux et Cheyennes mirent en déroute l’armée américaine et où le colonel Custer trouva la mort – l’objectif était alors de chasser les Indiens de leurs terres sacrées, les Black Hills, où on avait découvert de l’or.
Cette parodie de western est tournée dans des décors naturels… en plein cœur de Paris, dans ce qu’on appelle alors « le trou des halles », le gigantesque chantier de destruction des anciennes halles et de leur quartier. Les scènes d’expulsion d’Indiens sont tournées au milieu de bulldozers et pelleteuses en action démolissant les immeubles où résidaient jusqu’alors les prolos du ventre de Paris.
Le travail des urbanistes et des promoteurs immobiliers n’est pourtant pas simple… Car, pendant que Custer (Marcello Mastroianni) flirte avec une infirmière (Catherine Deneuve) près de la fontaine des Innocents, qu’un artiste-vétérinaire (Darry Cowl) réquisitionne une école pour en faire une galerie où il expose des « Indiens hostiles embaumés », que Buffalo Bill (Michel Piccoli) fait sa promo, que la CIA exécute des opposants, que le général Terry (Philippe Noiret) tripote sa fille et lit Marx…, Sitting Bull (Alain Cuny) organise, lui, la résistance à la gentrification ! Pourtant, lorsque les Indiens entrent victorieux dans la ville, on comprend bien qu’« il y aura beaucoup d’autres Custer à tuer » !

The Housing Monster. Travail et logement dans la société capitaliste
(Prole.info, Niet éditions, 2018, 164 p.)

Traduction d’un ouvrage anglo-saxon devenu référence, The Housing Monster est, sous des airs de beau roman graphique, rien moins qu’une introduction à la théorie marxiste en langage clair et direct.
L’angle d’approche est celui du logement, traité depuis l’organisation pratique du travail dans le BTP et le quotidien des ouvriers jusqu’à l’organisation capitaliste de la ville, la spéculation immobilière, les projets urbanistiques et la gentrification, mais le cœur en reste le salariat : « Notre hostilité face au travail ne découle pas de nos idées politiques. Elle vient du fait que nous sommes exploités en tant que salariés. Nos intérêts sont en contradiction directe avec ceux de l’entreprise. […] Notre travail n’est pas une expression de nos vies mais quelque chose qui nous éloigne d’elles. Nous devons passer notre temps à travailler pour quelqu’un d’autre afin d’exister pendant notre propre temps libre. Nous avons besoin du travail autant que nous le détestons ». Du très concret jusqu’à ce qui peut paraître le plus abstrait : l’usage des drogues pour supporter le taff, la fierté du travail bien fait, le genre, les SDF, les logements sociaux, les squats ou bien le capital fictif et la crise économique. Car « une maison, ce n’est pas seulement quatre murs et un toit. Depuis sa conception et sa production jusqu’à la façon dont elle est vendue, habitée, revendue et finalement démolie, cette baraque ne cesse d’être traversée par des conflits. Depuis le travail sur le chantier jusqu’au quotidien du quartier, forces économiques impersonnelles et conflits très personnels se nourrissent mutuellement. Du béton, de la ferraille, du bois et des clous. De la frustration, de la colère, de la rancœur et du désespoir. Les tragédies individuelles reflètent une tragédie sociale infiniment plus large ».

Marche pour le climat : l’exception avignonnaise

Pas de doute, s’il y a bien un domaine où Avignon brille par son exception, c’est l’écologie ! Lancées à Paris le 8 septembre dernier par un journaliste, Maxime Lelong, en réaction à la démission de Nicolas Hulot, des marches pour le climat se sont organisées un peu partout en France pour appeler à agir contre le changement climatique. Fortement relayées sur les réseaux sociaux, ces initiatives ont été ralliées par des associations environnementales et les indécrottables vautours des partis politiques, à l’affût de toute occasion pour faire parler d’eux… Dans une actu plutôt teintée de jaune fluo, on a pu assister à des interactions entre militants écolo et Gilets jaunes à Paris ou ailleurs, les organisateurs des marches ne cédant pas aux demandes de report formulées par le ministre de l’Intérieur. À Avignon, la situation était radicalement différente, puisque la première marche pour le climat était chapeautée par l’élu EELV Jean-Pierre Cervantès et son groupe ; autant dire que tout cela partait déjà d’un mauvais pied… Après une première marche, le 8 septembre, puis une deuxième, le 13 octobre, réunissant près de 2 000 personnes, la décision fut prise par Cervantès d’annuler la marche de décembre, puis de se démarquer de la dynamique nationale en organisant celle de janvier un dimanche, plutôt qu’un samedi, pour « éviter tout risque de débordement avec les manifestations explosives des Gilets jaunes ». Ce choix, pris après une consultation sur Facebook, était ainsi justifié par les organisateurs dans les médias : pour ne pas « heurter le public très familial, avec aussi des personnes âgées, et un cortège animé par un groupe de musique très festive, bien loin des scènes de guérilla urbaine… » Et rebelote en mars… ! Reprenant la vision policière du gouvernement à l’encontre d’une mobilisation des Gilets jaunes pourtant largement pacifiée sous les coups de la répression, Cervantès annonce le 7 mars sur Facebook que « suite au sondage effectué […] et suite aux informations communiquées aussi bien par la préfecture que la Mairie, du fort risque de mobilisation des Gilets jaunes le samedi 16 mars avec de possibles violences dues à des éléments incontrôlés, afin de garantir une marche dans des conditions apaisées, il a été décidé de reporter la marche au dimanche 17 mars ». Mais ça ne chauffe pas que pour le climat… Les tensions montent au sein du comité d’organisation de la marche avignonnaise, à tel point que, ses membres se révélant incapables de s’accorder quelques jours avant le week-end de mobilisation, deux marches sont finalement prévues : une le 16 mars pour se rallier à « la marche du siècle » et aux Gilets jaunes, et une le 17 mars maintenue par Cervantès et son groupe… sans compter la marche des jeunes pour le climat, le 15 mars ! À l’issue des trois jours de mobilisation, Cervantès, fier comme un coq, se gargarise du succès de l’opération depuis l’esplanade du palais des Papes : « Sur les trois jours sur Avignon c’est un printemps climatique, peut-être une nouvelle ère qui approche ! » La température peut continuer de monter (et les glands de marcher), nul doute que l’ère de la connerie a encore de beaux jours devant elle.

KGB

Avignon burning

(Spasme n°15 étant sorti début avril, les évènements evoqués par ce texte vont de la mi-novembre à la fin mars.)

Des débuts enthousiasmants

Avec les Gilets jaunes, la Cité des papes connaît un moment inédit de son histoire. Comme beaucoup de villes de taille moyenne, elle est habituée aux défilés syndicaux traîne-savates. Mais, à partir du 17 novembre, la donne change. La taxe sur le diesel, passant rapidement au second plan, laisse la place à un discours plus large contre la baisse du pouvoir d’achat puis contre la répression. Le 17, la préfecture recense 47 occupations de rond-point dans le Vaucluse ; autour d’Avignon n’en subsistent bientôt plus que cinq (Avignon nord, Avignon sud, Réalpanier, Rognonas, Les Angles), qui, malgré tout, gênent grandement l’approvisionnement de la ville. Progressivement, les rayons de pas mal de petites et grandes surfaces se vident, faute de livraisons.
Du côté des manifestations, c’est du jamais-vu ici. Le 24 novembre est plutôt calme, car de nombreux Gilets jaunes vauclusiens sont montés à Paris ou bien participent à des blocages de ronds-points. Mais l’après-midi du samedi 1er décembre est épique, comme dans beaucoup d’autres endroits en France (bien que la presse nationale n’en parle pas). Une marche pacifique suivie d’une dégustation de produits régionaux devant le palais des Papes a été évoquée par certains organisateurs, mais le scénario s’avère quelque peu différent. À l’heure du départ de la manifestation, il y a déjà 3 000 à 4 000 Gilets jaunes rassemblés devant la préfecture, et les grilles de celle-ci sont immédiatement enfoncées. Après quelques dizaines de minutes d’échanges de cailloux et de gaz lacrymogènes, le cortège finit par s’ébranler sans incidents jusqu’à l’hôtel de ville. Arrivé là, un moment de flottement se fait sentir. La foule se dirige finalement vers le domicile du préfet, situé dans la principale artère commerçante du centre-ville. S’ensuivent alors deux heures et demie d’affrontements entre la trentaine de policiers qui gardent le bâtiment et les manifestants. Quelques gamins qui ont prévu ce jour-là de faire leurs « courses » de Noël en bande se mêlent aux Gilets jaunes pour caillasser les flics et monter des barricades avec des poubelles en feu. Bien que le gros de la foule soit dispersé par des renforts de gendarmerie mobile en début de soirée, les échauffourées se poursuivent dans la nuit. Quelques vitrines de magasin sont cassées, de nombreux abribus sur les boulevards volent en éclats, et une pelleteuse part en fumée sur le chantier du tramway ((L’extrême droite locale tente maladroitement d’instrumentaliser les événements. Le lundi 3 décembre, Julien Langard, conseiller municipal de Carpentras, fustige le préfet pour son laxisme face aux « racailles » venues perturber une manifestation pacifique. La ­Provence révèle cependant le lendemain que l’élu, ex-Front ­national et proche de la ligne de Marion Maréchal-Le Pen, est au premier rang lors des débordements. Jacques BOUDON, « Manif : l’élu qui dénonce le laxisme était parmi les plus actifs », La Provence, mardi 4 décembre 2018, p. 4.)). Le 4 décembre, les commerçants du centre-ville annoncent, la mine déconfite, qu’ils doivent annuler le marché de Noël. Tout le monde sent bien que ça ne fait que commencer, notamment les lycéens. Le même jour, les élèves du lycée professionnel et technique Philippe-de-Girard bloquent avec des poubelles enflammées la route qui passe devant leur bahut et qui est aussi l’un des principaux axes de circulation au sud de la ville. Ils se friteront plusieurs fois avec les flics lors de tentatives de blocage de leur établissement pendant les deux semaines qui suivent. À partir du 6 décembre, des scènes similaires ont lieu devant les lycées René-Char et Aubanel, ainsi que devant les lycées de Carpentras, de Cavaillon et de Villeneuve-lès-Avignon. La situation y est néanmoins plus rapidement maîtrisée par les forces de l’ordre, et le préfet ordonne la fermeture administrative de certains établissements pendant quelques jours.
Encore au moins deux belles manifestations ont lieu à Avignon, bien qu’on sente que ce n’est plus pareil. Le 8 décembre, malgré les exhortations des « chefs » à rester sur les ronds-points pour éviter la casse et les affrontements, plusieurs milliers de Gilets jaunes sont présents dans un cortège qui entre de nouveau dans le centre-ville. Le préfet et la municipalité ont, de leur côté, prévu de ne pas s’y laisser prendre à deux fois. Toutes les bennes à ordures et tout ce qui pourrait fournir des projectiles ou de quoi bâtir des barricades a été enlevé, et les forces de l’ordre sont cette fois-ci en nombre. L’émeute éclate pourtant, opposant pendant plusieurs heures des groupes Gilets jaunes aux CRS et aux baqueux pour le contrôle de la rue de la République, de la place de l’Horloge et de la place Pie. Les flics, qui comptent 16 blessés dans leurs rangs, utilisent plus de 150 fois leurs flash-balls (cassant parfois des vitrines de magasin).
Il faut ensuite attendre le 19 janvier pour qu’ait de nouveau lieu une manifestation digne de ce nom. Renouant avec celles de début décembre, elle s’illustre par l’attaque du commissariat d’Avignon (dont le portail est cassé), par une tentative d’incendie des portes de la mairie, par plusieurs heures d’affrontements avec les flics en plein boulevards et par le bris de vitrines de banque. Détail cocasse, une responsable locale du PCF quitte le cortège lorsqu’un petit groupe de manifestants arrache les planches de contreplaqué d’une façade de banque pour s’en faire une protection contre les LBD 40 (voir photo pp. 28-29). La malheureuse, pour qui participer à une manifestation non déclarée a déjà dû être une épreuve, manque de s’évanouir à la vue de cet affront fait au grand capital !

Le retour de bâton

Dans un premier temps, un joyeux désordre s’impose donc. Christophe Chalençon, qui s’autoproclame chef du mouvement en Vaucluse devant la presse locale et nationale, se révèle incapable de gérer quoi que ce soit. Pour couronner le tout, une vidéo révélant dès la fin novembre qu’il est au minimum raciste, mauvais payeur et politiquement opportuniste sape sérieusement son autorité (il passe donc le reste du mouvement à Paris). Pour autant, le mouvement n’arrivant pas à faire émerger une ligne de classe, le petit patronat et l’État parviennent à agir à l’extérieur comme à l’intérieur pour imposer progressivement le retour à l’ordre. Au départ, le chantage à l’embauche et les larmes de crocodile du patron d’Auchan, dans la presse locale, n’ont aucun effet sur la mobilisation. Mais la crainte des petits commerçants de tomber au rang de smicards ou de galériens – en somme de devenir comme la majorité des Gilets jaunes – trouve malheureusement plus d’oreilles attentives. Répétant à l’envi qu’eux aussi sont Gilets jaunes, ils préconisent d’arrêter les blocages et soutiennent les actions purement symboliques. Des patrons de PME manient, de leur côté, le chaud et le froid. Le 17 décembre, celui de la ­Dispam, une plate-forme logistique liée à la grande distribution, envoie une trentaine de vigiles ex-légionnaires empêcher des Gilets jaunes de bloquer son entreprise. Trois jours plus tard, on apprend cependant au court d’une réunion rassemblant des manifestants ­d’Avignon nord qu’il a également pris contact avec leurs référents élus deux semaines plus tôt. Le principal d’entre eux, Anthony Pereira, lui-même patron de deux sociétés, explique publiquement à l’assemblée et devant un responsable de la Dispam que les référents se désolidarisent des groupes de bloqueurs indépendants « qui veulent faire leur petite révolution ». Cette prise de position ne suscite pas d’opposition, probablement parce qu’elle intervient à un moment où bon nombre de participants souhaitent que les blocages soient moins brouillons. Il arrive en effet que des altercations nocturnes éclatent sur fond d’alcoolémie élevée. Tout le monde n’apprécie pas non plus que des rapines soient commises dans les camions arrêtés. La frange petite-­bourgeoise du mouvement étant la première à proposer des réponses à ces problèmes, elle prend logiquement l’ascendant dans la direction des opérations à Avignon. Fin décembre, nous en arrivons au point où le référent d’Avignon nord entre carrément en contact avec Jean-François Cesarini, le député LREM du Vaucluse, pour ouvrir le « dialogue ». Si l’initiative passe mal chez beaucoup de Gilets jaunes, notamment à cause de la forte répression que mène le gouvernement, Pereira bénéficie d’une certaine légitimité. Dans sa démarche, il est notamment épaulé par Laurence ­Cermolacce-Boissier, conseillère municipale France insoumise de la ville voisine d’Entraigues-sur-la-Sorgue et administratrice à l’office HLM du département. Cela aboutit, le 1er février, à une grand-messe organisée conjointement par les référents d’Avignon nord et le député dans l’hôtel de ville d’Avignon. Devant un parterre de notables locaux et quelques Gilets jaunes, Anthony Pereira fait, au nom du mouvement, des excuses publiques aux commerçants de la ville pour la gêne occasionnée par les manifestations. L’attitude « constructive » de ce groupe de Gilets jaunes et ses liens avec les élus locaux lui permettent de bénéficier de quelques « facilités » logistiques : la mise à disposition par la mairie d’Avignon (PS) d’une salle pour y tenir une permanence et d’une seconde, par la municipalité du Pontet (RN), pour organiser des débats citoyens « sans tabou ». Cette attitude provoque une rupture avec une partie des militants de gauche avignonnais (NPA, FI, CGT, PCF, Sud) qui avaient progressivement rejoint les Gilets jaunes d’Avignon nord et qui forment à la mi-février un groupe spécifique nommé « Union progressiste 84 en action ».
Au sud d’Avignon, on n’est pas en reste niveau entourloupe. Les points de blocage de Bonpas et Rognonas rentrent très tôt dans le rang. Ses participants désignent pour référent un certain Maxime Souque, salarié dans la sécurité. Après la manifestation du 1er décembre, celui-ci est allé une première fois à la rencontre du député Cesarini pour lui remettre symboliquement des amendements de loi concernant la hausse du Smic, la taxation sur le kérosène, la revalorisation des retraites ou encore l’allègement des charges patronales. À la suite de la manifestation non déclarée du 8 décembre, il dépose un parcours de manifestation pour le 15. L’objectif est de prendre en main le rassemblement tout en satisfaisant le préfet et le petit commerce. Le cortège doit en effet tourner autour des remparts sans entrer dans le centre-ville. Pour éviter les surprises, plusieurs dizaines de motards Gilets jaunes font même office d’auxiliaires de police en bloquant systématiquement les portes de la ville au passage des manifestants. Bien qu’entre 100 et 200 personnes déterminées parviennent à forcer le barrage, l’opération de pacification réussit globalement. Ce revers infligé à la lutte par les défenseurs du petit patronat n’empêche pas pour autant un leader local du NPA d’exulter sur Facebook : « Quand avec un cortège de dix camarades [sic] on prend en charge l’animation d’une manif de 4 000 personnes, qu’on rend les fafs inaudibles et qu’on est filmés et pris en photo par tous les médias… On est fiers de nous » (dans la manif, personne n’avait compris que le gars au mégaphone était du NPA). Cette journée marque rétrospectivement un tournant, le début de la fin du mouvement à Avignon. Le référent de Bonpas-Rognonas garde, quant à lui, un accès aux réunions des référents vauclusiens, bien qu’en pratique il n’y ait plus de Gilets jaunes au sud ­d’Avignon à partir de la fin décembre.
Il maintient également une existence virtuelle en lançant aux côtés de deux commerçants et d’un infirmier libéral le site participatif Le Vrai Débat. Ce projet est annoncé la première fois le 25 décembre sur la page Facebook « Union Gilets jaunes 84 (( Cette page relaye les informations relatives à la mobilisation dans le département. Initialement très proche de Christophe Chalençon, elle s’en dissocie officiellement le 24 décembre.)) ». Présenté comme un outil indispensable de la démocratie 2.0, Le Vrai Débat se résume en pratique à une boîte à idées interactive. La plate-forme logicielle sur laquelle il repose est développée par la start-up Cap Collectif (spécialisé dans la « civic tech ») et avait déjà été utilisée en 2017… par le candidat Macron. Très portée sur le RIC, la petite équipe derrière Le Vrai Débat participe également avec d’autres Gilets jaunes à faire venir Étienne Chouard, le 20 janvier, à Vedène. Le gourou du démocratisme y tient une conférence devant 400 personnes dans la salle de spectacle publique L’Autre scène, aux côtés d’acteurs associatifs locaux (monnaie locale, SEL, supermarché coopératif GEM…).

Théorie du genre, mariage pour tous et quenelle

Difficile enfin d’évoquer la mobilisation des Gilets jaunes à Avignon sans s’arrêter sur le rôle joué par un individu pour le moins exubérant et symptomatique du confusionnisme ambiant. « Anticapitaliste », « antisioniste » et défenseur des valeurs islamiques, Abdel Zahiri est bien connu du paysage militant avignonnais. Ex-membre du NPA, il soutient en 2010-2011 Ilham Moussaïd, candidate voilée qui fait imploser le tout jeune parti sur la question de l’islam. Par la suite, il fonde l’association Respect, égalité et dignité (Red), qui mélange revendications pro-Gaza (liées aux campagnes BDS), militantisme en « défense » des musulmans (du port du voile et du burkini aux Rohingyas), et distribution de repas aux SDF. Probablement dans un esprit de convergence des luttes, lors des élections municipales de 2014, il fait campagne auprès du candidat UMP sur une ligne hostile au mariage pour tous ; lors d’un meeting de soutien, il n’hésite pas à imputer à la « théorie du genre » l’existence des enfants-soldats en Afrique ((Voir ici : https://youtu.be/cm0mEZJR7Jw. Un billet de blog recense également quelques « dérapages » de Zahiri ici : https://blogs.mediapart.fr/lancetre/blog/020319/qui-est-abdel-zahiri-le-gilet-jaune-emprisonne.)) !
Ce mélange des genres – si l’on peut dire – ne l’empêche pas pour autant d’intégrer, en novembre 2018, le collectif « Fâchés pas fachos ». Constitué par des militants de gauche souhaitant débusquer l’extrême droite au sein des Gilets jaunes, le collectif est au départ hostile à la mobilisation, mais finit par s’y fondre, prétendant représenter les « quartiers » d’Avignon. En son sein, Abdel Zahiri commence par dénoncer sur les ronds-points les sorties antimusulmans de Chalençon et les propos racistes de certains Gilets jaunes. Bien qu’il mette en lumière certaines réalités, son discours communautariste agace. Au départ simplement présent à Avignon nord, Zahiri commence à prendre l’ascendant sur ce point de blocage à partir de la mi-décembre. Son champ d’action se libère encore un peu plus à partir du 24 décembre, lorsque Anthony Pereira est mis partiellement sur la touche en raison d’un contrôle judiciaire. En militant rodé, Zahiri sait prendre des décisions qui paraissent bonnes et il est capable de piloter et de mettre en confiance des manifestants. Filmant en live sur Facebook toutes les actions des Gilets jaunes, on l’entend alternativement donner des consignes de sécurité aux gens, négocier avec la police, mais aussi défendre la « quenelle » de Dieudonné. Partisan d’une alliance entre Gilets jaunes et syndicats, il invite la CGT, début janvier, sous la cabane d’Avignon nord. Le 10 janvier, il anime également une réunion publique rassemblant des référents Gilets jaunes d’Avignon nord et de Carpentras et des représentants de l’UL-CGT et de Sud-Solidaires. Dans le public, les militants PCF, NPA, FI, CGT et Sud font preuve d’une étrange amnésie sur le pedigree de leur hôte, qu’ils connaissent pourtant très bien.
L’ascension de Zahiri prend cependant fin plus vite qu’il ne l’avait prévu. Le 5 janvier, il est, lui aussi, placé sous contrôle judiciaire en attendant d’être jugé pour le même blocage d’autoroute qu’Anthony Pereira. Mais, le 16 janvier, il se rend tout de même au commissariat d’Avignon, accompagné de quelques Gilets jaunes, pour faire un coup de com en allant porter plainte contre Luc Ferry (( En direct sur Radio Classique, l’ancien ministre avait appelé la police à tirer à balles réelles sur les Gilets jaunes.)). Un commissaire l’accuse alors de l’avoir menacé. Retenu en garde à vue, Abdel Zahiri est condamné le lendemain en comparution immédiate à quatre mois de prison ferme avec mandat de dépôt. Une sévérité qui surprend tout le monde.

Antirépression et effilochement du mouvement

Si Abdel Zahiri incite les Gilets jaunes à soutenir leurs camarades poursuivis, les condamnés du mouvement depuis décembre ont néanmoins jusque-là suscité l’indifférence générale. Son procès a le mérite de réveiller un peu le mouvement avignonnais sur la question de la répression. À partir de là, on commence à voir du monde remplir les salles d’audience en soutien aux accusés. Malheureusement, aucune défense collective ne parvient à se mettre en place, et les stratégies individuelles (ou plutôt leur absence) ou affinitaires restent la norme. Zahiri bénéficie de l’aide de son réseau militant et de ses proches. Ceux-là médiatisent son cas et ouvrent une cagnotte en ligne pour lui, quitte à en faire un martyr. Des membres d’organisations de gauche, qui se sont jusque-là désintéressés du sort des prolos anonymes condamnés, lui organisent même un rassemblement de soutien sous les murs de la prison du Pontet. Ce mélange de personnalisation et d’incrustation des organisations politiques ajoute de la confusion à la lutte. D’autant que le cas Zahiri provoque toujours de houleux débats internes. On le constate lorsque l’UL-CGT, qui co-organise la manifestation, s’en désolidarise au dernier moment. Elle fait mine, dans la presse locale, de ne pas avoir compris que l’événement avait pour objectif « la défense d’un individu qui porte des notions de haine, d’homophobie, etc. (( « Vaucluse : la CGT se désolidarise des Gilets jaunes », La Provence, 25 janvier 2019, url : https://www.laprovence.com/actu/en-direct/5340469/vaucluse-la-cgt-se-desolidarise-des-gilets-jaunes.html)) » (on remarquera le « etc. »). Compte tenu de la proximité de la CGT et de Zahiri les semaines précédentes, cette soudaine réminiscence passa logiquement pour une trahison chez ce qu’il reste de Gilets jaunes. Mais il est vrai que, à mesure que localement le mouvement s’étiole, les signes de ralliement à l’antisémitisme sauce Dieudonné sont affichés par certains avec de moins en moins de complexes et dans la plus grande indifférence (( L’humour de Dieudonné est plutôt bien admis, et les reportages de Vincent Lapierre, appréciés. Fin février, nous en arrivons au stade où les militants de gauche de l’« Union progressiste 84 en action » (NPA, FI, etc.) se retrouvent régulièrement dans la cabane d’Avignon nord, au-dessus de laquelle est disposé bien en évidence un modèle de gilet jaune vendu par Dieudonné. Très reconnaissable, il arbore un ananas, référence à la chanson négationniste « Shoananas » de l’« humoriste », et le slogan « Macron la sens-tu la quenelle ? ».)).
Ce genre de retournement n’aide pas à renforcer la « grève générale » du 5 février, qui ne s’annonce déjà pas fameuse. La manifestation syndicale qui accompagne cette journée, à défaut d’être intéressante, rassemble un peu de monde à Avignon, mais comme au niveau national, l’UL-CGT joue le jeu des autorités tout en faisant mine de satisfaire sa base. La manifestation relie la gare à la préfecture en une heure chrono, évitant soigneusement le centre-ville. Franchir les remparts de la ville est pourtant redevenu un enjeu de la lutte au niveau local depuis que la mairie barricade certains de ses accès avec des blocs de béton et des plaques d’acier. Sous le coup de la fatigue et de la répression, le mouvement en Vaucluse s’effondre. Il tente péniblement de se relancer en appelant à une manifestation « nationale » (dans les faits plutôt interdépartementale) le 30 mars. La préfecture joue alors la carte de la psychose : elle interdit la manifestation, boucle totalement la ville et ferme la gare et les parkings alentours. Entre 2 000 et 3 000 manifestants répondent néanmoins présents, une partie du cortège improvisant même un tracé inédit à travers le quartier de la Rocade. Mais compte tenu des prétentions de l’appel, la mobilisation reste faible et ne peut faire le poids face à un arsenal répressif démesuré. Du côté des ronds-point, les dernières cabanes ont été détruites par la police ou par des incendies d’opposants au mouvement quelques semaines avant.

Conclusion

La dernière fois que le centre-ville d’Avignon a connu autant d’heures d’émeute, c’est… sans doute durant la Révolution française. Aujourd’hui, les « gueux » écornent l’image de la ville carte postale vendue aux touristes. Malheureusement, pendant que le gouvernement ne lâche rien et réprime le mouvement, les Gilets jaunes d’Avignon ne savent pas plus qu’ailleurs accoucher d’une critique de l’exploitation capitaliste. Nous restons embourbés dans un mélange de populisme, de démocratisme, de souverainisme anti-UE et de discours « anti-­système » plus ou moins complotistes, aux accents parfois antisémites. Sur le terrain, nous ne nous heurtons pas tant à une incompréhension quant aux enjeux de la lutte des classes qu’à un refus de la regarder en face. Cela n’est pas surprenant de la part de la petite-bourgeoisie, mais les prolétaires qui composent la masse des Gilets jaunes craignent le clivage que cela suppose au sein du mouvement. Il semble donc plus simple de se battre contre une « oligarchie » nébuleuse prétendument responsable de tous nos maux plutôt que contre la servitude très concrète infligée au quotidien par les patrons et par l’État. Le mouvement est aujourd’hui considérablement affaibli, mais les braises couvent toujours et il est possible que cela reparte sous une forme ou une autre. D’ici là, il faut donc continuer de clarifier au mieux les lignes de classe.

M.

Gilet ou pas gilet : ça n’est pas la question !

La saison automne-hiver 2018-2019 aura probablement été l’un des moments de révolte les plus intenses qu’il nous ait été donné de vivre en France depuis longtemps. Se revendiquant du peuple, les Gilets jaunes posent un certain nombre de questions à ceux qui, comme nous, aspirent à une société où les classes seront abolies. À l’heure où le mouvement baisse en intensité, il s’agit donc d’en tirer un bilan provisoire et d’envisager quels dépassements dialectiques pourraient avoir lieu.

La grande claque pour la gauche

Les Gilets jaunes ont surpris tous les habitués des mouvements sociaux. La gauche, jusque dans ses franges les plus radicales, a subi un K.-O. debout. Ses militants ont dès le départ abordé la question sous un angle purement idéologique et caricatural. Selon eux, les pauvres ne pouvaient pas se soulever contre une hausse de la taxe sur le diesel. S’ils enfilaient le fameux gilet de sécurité, c’est qu’ils avaient été manipulés par la fachosphère. Début novembre, il est donc de bon ton de se moquer de ces gens qui défendent le « droit de polluer » sans comprendre les impératifs écologiques de notre temps. S’attaquer à la taxe diesel est même parfois considéré comme une résurgence poujadiste ! Il suffit pourtant de se renseigner sur le mouvement de défense des commerçants et des artisans créé par Pierre Poujade dans les années 1950 pour comprendre que les Gilets jaunes n’ont pas grand-chose à voir ((Voir par exemple Ferdinand CHARBIT, « Le mouvement Poujade », La ­Révolution ­prolétarienne, no 93, pp. 7-9. Consultable sur le site Archives Autonomies à l’url : ­http://­archivesautonomies.org/spip.php?article1657)). Certes ils comptent dans leurs rangs une frange petite-­bourgeoise – réduite à peau de chagrin au fil du temps – qui cherche à défendre ses intérêts. Mais, dès le départ, le mouvement cible la taxe sur le diesel, c’est-à-dire un impôt indirect touchant de nombreux prolétaires. Le petit patronat tente bien de glisser son combat contre les cotisations sociales parmi les revendications, mais, bien que l’idée ne soit pas rejetée nettement, son succès est très relatif. Au contraire, les revendications concernant les retraités modestes (hausse des petites retraites, maintien des pensions de réversion, hausse du plafond d’exonération de la CSG, refus de l’augmentation de la CSG) sont présentes dès le début du mouvement. Elles sont rejointes plus tard par une demande, certes timide et sujette à des intoxications patronales jouant sur la confusion entre salaires brut et net, de revalorisation du Smic. Les Gilets jaunes portent donc un ensemble de revendications bien trop contradictoires pour être qualifiées de poujadistes. Le fait que la gauche, de son côté, ne saisisse pas immédiatement en quoi le prix du diesel touche pleinement à la question sociale souligne le fait qu’elle est coupée depuis longtemps des exploités et ne s’intéresse plus vraiment à leur sort. Plus ennuyeux, nombre de révolutionnaires censés être contre le principe étatique ont prouvé leur incapacité à formuler une critique de l’impôt. Sous prétexte que le patronat se mobilise contre « les taxes » – façon de mettre dans le même sac impôts et cotisations sociales –, ils ne savent pas quoi en dire. Nous ne voyons pourtant pas en quoi il serait plus « sale » de défendre une position révolutionnaire au sein des Gilets jaunes que dans les habituelles mobilisations syndicales ne voyant pas plus loin que le salariat, l’État et la fonction publique… Certes, cette révolte, au départ antifiscale, est souvent très confuse, mais l’absence totale d’encadrement montre (au moins dans les premières semaines) que bien plus de dépassements y sont possibles que dans les mobilisations bien balisées et certifiées de gauche. Encore faut-il ne pas avoir peur de débattre avec des gens sans formation politique et ne pas limiter ses ambitions à faire le parasite « radical » au cul des militants professionnels, avec lesquels on est sûr que jamais rien ne bougera…

Un mouvement sans chefs ?

La nature du mouvement des Gilets jaunes risque de faire l’objet de longs débats pour les années à venir. Manifestant une défiance farouche envers la démocratie représentative et les organisations classiques, il se déclare immédiatement « sans chefs ». Le refus des Gilets jaunes de se ranger derrière des représentants est l’une des grandes difficultés posées aux pouvoirs politiques et médiatiques. Dans les premiers temps, les télévisions présentent une quantité incalculable de « portes-parole », qu’elles désignent souvent elles-mêmes en fonction du discours qu’elles veulent mettre en avant. Mais il suffit que ces invités disent un mot de travers ou s’engagent dans une voie qui ne fait pas consensus au sein du mouvement pour qu’ils se retrouvent harcelés, moqués, voire intimidés par la foule des Gilets jaunes. Ingrid Levavasseur et Hayk Shahinyan, longtemps adulés par les Gilets jaunes, voient ainsi leur popularité s’effondrer lorsqu’ils lancent leur liste électorale pour les européennes, soutenue par Bernard Tapie. Les appels au calme et à l’arrêt des blocages de Jacline Mouraud, figure du mouvement depuis ses origines, entraînent, quant à eux, sa disgrâce.
Un grand nombre de porte-parole autoproclamés des Gilets jaunes se voient également marginalisés au fur et à mesure que leur proximité avec des partis politiques sont révèlés. Frank Buhler, l’un des initiateurs du mouvement sur Facebook, est rapidement désavoué lorsqu’on apprend qu’il est passé par le FN et Debout la France. Le Toulousain Benjamin Cauchy paye, lui aussi, sa proximité avec le parti de Dupont-Aignan. Dans le ­Vaucluse, Christophe Chalençon, qui s’auto­désigne « chien de berger du peuple » et qui est médiatisé jusqu’en février, n’a plus guère de soutien sur le terrain dès le mois de décembre. Son activisme anti-islam, son soutien opportuniste à LREM durant les précédentes législatives et ses pratiques douteuses en affaires ont eu raison de lui, bien que les médias continuent de le solliciter pour ses sorties chocs.
Seuls quelques leaders principaux savent sortir du lot : Éric Drouet, Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle, alias « Fly Rider ((Il y a d’autres figures relativement importantes, mentionnons notamment François Boulo et Jérôme Rodrigues.)) ». Leur longévité, malgré leurs désaccords, semble s’expliquer par leur capacité à surfer sur la tendance générale du mouvement et à s’adapter aux situations. Ils jouent le rôle de ce que les professionnels du marketing appellent des « influenceurs ». Se filmant au format selfie dans des vidéos en direct diffusées sur Facebook, ils apparaissent comme des gens « normaux », dont tout un chacun peut se sentir proche. Inspirant la confiance et consultant sans arrêt l’avis les internautes, ils proposent les orientations que doivent prendre, selon eux, le mouvement. Celles-ci sont immédiatement appuyées par des milliers de personnes dans tous les groupes Facebook de Gilets jaunes, souvent pour le pire. Maxime Nicolle donne, par exemple, un formidable écho à certaines thèses complotistes dont l’extrême droite inonde les réseaux (notamment celles concernant le pacte de Marrakech). On le voit également appeler les Gilets jaunes à retirer des banques l’argent qu’ils n’ont pas, espérant créer ainsi une panique bancaire. Plus tard, avec Drouet, ils appellent à la « grève générale » le 5 février, mais on sent qu’ils n’y comprennent pas grand-chose puisqu’ils appellent les patrons à la faire…
Le trio crée également de l’adhésion en jouant sur des références révolutionnaires face au gouvernement. Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle tiennent ainsi une conférence de presse devant la salle du Jeu de paume, à Versailles. En direct sur BFMTV, Éric Drouet appelle, quant à lui, à marcher sur l’Élysée avant de se rétracter face aux menaces de poursuites. Ils restent par ailleurs relativement neutres à propos de la violence des manifestants, tout en dénonçant abondamment celle de la police. Une voix qui contraste radicalement avec la déclaration intersyndicale du 6 décembre, dans laquelle les grosses confédérations se rangent du côté du gouvernement et « dénoncent toutes formes de violence dans l’expression des revendications ((« Déclaration des organisations syndicales CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, UNSA, et FSU », 6 décembre 2018, consultable à l’url : https://www.cfdt.fr/portail/presse/­communiques-de-presse/declaration-des-­organisations-syndicales-cfdt-cgt-fo-cfe-cgc-cftc-unsa-et-fsu-srv1_631623)) ».
Est-il possible de déduire de tout cela que ces leaders jouent le rôle de chefs à proprement parler ? En agrégeant des communautés virtuelles autour d’eux sur la base de leur « parler vrai », ils pèsent sur le mouvement, mais sur les ronds-points et dans les manifestations ils ne sont pas non plus le centre des préoccupations. L’avenir nous dira s’ils finissent par se reconvertir dans la politique classique, mais il se peut aussi qu’ils retombent simplement dans l’anonymat.

Apolitique ?

Selon certains, « l’apolitisme » revendiqué par les Gilets jaunes n’était qu’une manière pour l’extrême droite d’avancer à visage masqué. S’il est évident que la fachosphère s’est beaucoup investie de manière plus ou moins affichée, cette interprétation est simpliste. L’apolitisme du mouvement recouvre des réalités diverses. Il est parfois à comprendre comme un rejet du cirque politicien, la politique étant perçue comme ce qui diviserait « le peuple ». Par moments, il peut néanmoins se révéler plus subversif car très ­antipolitique. Surtout dans la phase montante du mouvement, les revendications, extrêmement hétéroclites, servent souvent de support à l’expression d’une colère en réalité bien plus large, mais compliquée à formuler ((Bien que nous ayons des réserves sur certains points de son analyse, l’historien Gérard Noiriel observe très bien ce phénomène dès la fin novembre en montrant que le thème de la fiscalité exprime en réalité un ras-le-bol général. Gérard ­NOIRIEL, « Les Gilets jaunes et les “leçons de l’histoire” », Le populaire dans tout ses états, 21 novembre 2018, url : https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-­lecons-de-lhistoire/)). Dès le 18 novembre, les Gilets jaunes qui restent sur les ronds-points expliquent ainsi que la hausse de la taxe sur le diesel est « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » d’un malaise général. Et, en effet, l’annulation de celle-ci par Macron ne stoppera rien. Au fond, on ne lutte donc pas tant pour quelque chose en particulier, mais pour un tout difficile à cerner. Une volonté de vivre et non plus survivre s’exprime et elle dépasse les préoccupations gestionnaires auxquelles la politique confine. Un pic est atteint avec les émeutes qui ont lieu dans tout le pays le 1er décembre. Ce jour-là, la joie de la destruction paraît devenir le moteur principal de bon nombre de manifestants. La fièvre avec laquelle les quartiers bourgeois de Paris et de certaines villes de province sont saccagés est réjouissante. Si des groupuscules d’extrême droite ou d’extrême gauche s’illustrent ce jour-là, les principaux acteurs des émeutes sont avant tout des prolétaires provinciaux n’ayant jamais manifesté ni milité de leur vie et qui ne sont encadrés par aucune organisation. Le 8 décembre, interdits d’accès aux Champs-­Élysées à la suite des affrontements du samedi précédent, perdus dans une capitale qu’ils ne connaissent pas, ils s’attaquent aux arrondissements huppés alentour, qui leur tendent les bras.

Il est évident qu’au lendemain du 1er décembre nous sommes nombreux, en France et probablement au-delà, à avoir le sentiment de plonger dans l’inconnu. Pour la première fois depuis très longtemps, dans un centre du capitalisme mondial, le pouvoir politique et la bourgeoisie ressentent réellement la peur. Ils sont face à une révolte qui se radicalise et sur laquelle ils n’ont pas prise. La seul réponse envisagée est donc répressive : le gouvernement mobilise la totalité de ses effectifs de police en prévision du samedi suivant. En face, les Gilets jaunes sont mis face à leurs responsabilités : ils refusent la médiation par des chefs, et leur colère ne parvient pas à rentrer dans un corpus de revendications, il faut donc assumer l’autonomie et ne rien négocier. Mais cette brèche ouverte surprend le mouvement lui-même et ­l’effraye finalement. C’est précisément dans la semaine du 2 au 9 décembre que Maxime Nicolle promeut la revendication d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui était plutôt confidentielle jusque-là. Une majorité de Gilets jaunes s’en saisit alors et en fait sa revendication principale. Le RIC est une solution « magique » toute trouvée. Remettant à d’hypothétiques votations postérieures toutes les questions soulevées par le mouvement, en particulier celles liées à la classe, il n’est pas clivant. S’appuyant sur les travaux de « spécialistes » comme Étienne Chouard, le RIC paraît raisonnable, contrairement à l’impression de chaos laissée par les émeutes. Il permet d’avoir une réclamation claire à formuler au gouvernement. Peu importe que ce dernier y réponde favorablement ou non, le mouvement peut finalement rester dans le registre de la supplique au pouvoir. Le RIC est la résilience de l’ordre des choses. C’est là que le mouvement entame sa décrue et se calcifie progressivement en mouvement politique.

Souverainisme et antisémitisme

Si les blocages et les perturbations du commerce par les manifestations du samedi ont un impact économique probablement plus important que la plupart des grèves de ces dernières années, comme elles, ils n’ont pas pour objectif de s’attaquer réellement au capital. Les blocages de poids lourds, les radars détruits ou les opérations péages gratuits visent avant tout à combattre les « taxes », avec lesquelles nos gouvernants se gaveraient, à l’image des seigneurs du Moyen Âge. La plupart des prolos en gilet fluo prennent le risque de se faire écraser par un camion ou éborgner par un flic en se battant pour « la France », mais n’osent pas dire merde à leur patron. Si les grandes entreprises sont parfois visées, ce n’est pas tant parce qu’elles exploitent que parce qu’elles exploitent trop durement et qu’elles trichent avec l’impôt. Les patrons de TPE/PME sont, eux, épargnés par la critique des Gilets jaunes, bien que leurs organisations représentatives finissent par s’opposer clairement aux manifestations.
Sur internet, le mouvement est largement biberonné aux théories, répandues du NPA au RN, qui opposent une bonne économie « réelle » (nationale, souveraine, à échelle humaine) à une mauvaise économie « virtuelle » (mondialisée, financière, opaque). Visant à défendre les intérêts d’une bourgeoisie qui n’apparaît pas nettement liée au capitalisme international contre celle qui l’est pleinement, ce type de critique tronquée du capitalisme nie les rapports d’exploitation et veut substituer à la lutte des classes un combat contre les inégalités de richesse. Ces théories présentent donc un aspect souverainiste et ciblent « l’oligarchie », les « 1 % », les « 200 familles » ou « les Juifs ». Ajoutons qu’une proportion difficile à évaluer, mais non négligeable, de Gilets jaunes est sensible aux théories antisémites propagées par la galaxie soralo-dieudonniste.
Cela explique le déni quasi général des Gilets jaunes face au caractère raciste de l’agression verbale subie en marge de la manifestation du 16 février par le philosophe réactionnaire Alain Finkiel­kraut. Comme pour ajouter du lamentable au lamentable, c’est à ce moment-là qu’une partie de l’extrême gauche parisienne juge bon de se rappeler à nos esprits (nous l’avions un peu oubliée, il faut l’avouer). Bien que très éloignée de la réalité du mouvement, elle théorise depuis plusieurs semaines une hypothétique séparation entre « quartiers populaires » et Gilets jaunes fondée sur les « races sociales » et s’est mise en tête qu’il faut faire converger ces deux entités ((Pour réfuter ce point de vue, voir Nedjib SIDI MOUSSA, « Gilets jaunes et banlieues françaises : une convergence impossible ? », Middle East Eye, 19 janvier 2019, url : https://www.middleeasteye.net/fr/opinion/gilets-jaunes-et-banlieues-francaises-une-convergence-impossible)). Le 19 février, face à un pouvoir qui appelle à des rassemblements contre l’antisémitisme afin d’exploiter l’incapacité des Gilets jaunes à faire le ménage dans leurs rangs (voire à comprendre de quoi on leur parle), le Parti des Indigènes de la République, l’Union juive française pour la paix, le NPA ou encore l’Action antifasciste Paris-banlieue invitent à un contre-rassemblement à ­Ménilmontant. L’initiative promet de dénoncer « l’antisémitisme, son instrumentalisation et tous les racismes ». Dans les faits, ses animateurs relativisent surtout la réalité de l’anti­sémitisme au sein des couches « populaires » de la société française, qu’il provienne des « quartiers » ou des « Blancs » de province, malgré ses manifestations épisodiques mais flagrantes dans les cortèges de Gilets jaunes (« quenelle », fixette sur Rothschild…). Appliquant la même recette qu’avec les banlieues qu’elle peine à draguer, cette extrême gauche pense que c’est en avalisant ce qu’il y a de plus crasseux dans le mouvement social qu’elle parviendra à s’y incruster.

Et après ?

Partant de ces constats, il a pu être tentant pour certains de renvoyer les Gilets jaunes à un phénomène se rapprochant du fascisme. Il s’agit de fantasme. À l’heure actuelle, aucun leader à poigne ne s’est dégagé. Dans la rue, les tentatives des quelques dizaines de militants identitaires de s’imposer en tant que service d’ordre dans les manifestations ont finalement échoué. On est très loin des centaines de milliers de SA ou de Chemises noires circulant dans les rues les années précédant leur prise du pouvoir respective. Parmi les revendications très hétéroclites, le thème de l’immigration, poussé à fond par ­l’extrême droite, a été mis de côté car trop clivant. Le RIC, que certains ont vu comme l’équivalent des plébiscites de systèmes politiques autoritaires, est surtout un symptôme aigu du démocratisme béni-oui-oui qui sévit depuis des années. Remarquons enfin que, malgré la forte implication médiatique russe via la chaîne de télévision RT, le mouvement ne s’est jamais rapproché concrètement de régimes d’extrême droite étrangers qui auraient voulu le soutenir. La seule rencontre entre un responsable d’un autre pays et un Gilet jaune fut celle entre le vice-Premier ministre italien, Luigi di Maio (Mouvement 5 étoiles), et Christophe Chalençon, déjà largement discrédité. En définitive, les thèses de la droite dure ont trouvé une caisse de résonance inhabituelle dans le mouvement, mais elles n’ont pas réussi à lui imposer ses projets politiques. Si les Gilets jaunes sont bien une manifestation du « moment populiste » dont se réjouissent certains intellectuels d’extrême droite (Alain de Benoist) ou d’extrême gauche (Chantal Mouffe), il manque bien trop d’ingrédients pour en faire des fascistes.
Impossible évidemment de savoir de quoi l’avenir sera fait et de quoi les Gilets jaunes sont annonciateurs. Constatons tout de même quelques dépassements intéressants. La léthargie proflics liée au contexte antiterroriste a explosé. Alors qu’on déplore l’atomisation des rapports humains, des gens ont passé trois mois d’hiver sur des ronds-points et ont tissé du commun dans une lutte. Si les questions de classe sont difficiles à aborder, l’image du petit commerce a quand même été écornée par ses plaintes incessantes envers les manifestations du week-end. Les boutiquiers se sont peu a peu révélés pour ce qu’ils sont : une catégorie détestable qui ne pense qu’à sa gueule. Le saccage des Champs Élysées le 16 mars n’a pas fait pas pleurer grand monde. La gauche et les syndicats (dont le rôle de supplétifs du pouvoir a été rendu flagrant) se sont quant à eux fait laminer, et c’est tant mieux. Des petites victoires qui restent néanmoins maigres et incertaines.
Le repli nationaliste face aux problèmes globaux du capitalisme est évidemment inquiétant. Cette option pourra-t-elle être crédible encore longtemps ? Trump, ­Bolsonaro, ­Poutine ou encore le couple Salvini-Di Maio ont, pour l’instant, le vent en poupe. Pourtant cette amicale « illibérale (( On qualifie de démocratie illibérale un régime privilégiant « l’État de justice » à « l’État de droit » ce qui a pour conséquence de réduire les libertés individuelles. La Hongrie de Orbán est qualifiée ainsi.)) » ne fait pas le poids face à la concurrence interétatique. Poutine a peut-être aidé Trump à se faire élire, mais ils ne peuvent pas s’entendre sur le sort du Venezuela. Les États-Unis et la Chine se livrent une guerre commerciale féroce. En Europe, la mise en place du Brexit est, de son côté, une vraie chienlit. Partout, le mensonge d’une justice sociale à l’échelle nationale sera difficile à tenir longtemps. À l’été 2018, on signalait des manifestations en Russie contre la réforme des retraites de ­Poutine, et cet hiver, en Hongrie, les travailleurs défilaient contre la casse du droit du travail par Orbán.
Si la question de participer ou non aux Gilets jaunes a pu être un dilemme pour plus d’un camarade, elle est en fait secondaire. Le suivisme bêta tout comme l’extériorité passive sont à éviter quoi qu’il arrive. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un luxe mortel de croire que l’on peut se dispenser de porter une critique révolutionnaire intransigeante. L’histoire s’écrit sous nos yeux, faisons en sorte que cela soit pour une société meilleure !

M.

L’enfer de la mode

Et si tout avait commencé avec les Frères Jacques, ce quator qui chantait gaiement jusqu’au début des années 1980 ? Le plus petit de la bande, Georges Bellec, cherchait alors à se distinguer des autres. Un original…
Peut-être que cela avait aussi à voir avec les vendeurs de la librairie Castéla, à Toulouse, fermée en raison de la spéculation immobilière pour céder la place à ­Desigual et Nespresso. What else ?
À moins qu’il ne faille plutôt regarder du côté des membres de l’ONG ultra-orthodoxe Zaka, en Israël, qui s’occupent des corps humains déchiquetés après les accidents ou les crimes. Macabre…
Sans oublier l’uniforme de ces policiers, armés, qui bloquaient l’entrée de la Circle Line, à la station Liverpool-Street peu après les attentats kamikazes du 7 juillet 2005 à Londres. High visibility ?
Cessons toutefois de tourner autour du pot de Nutella soldé chez ­Intermarché. Vous avez compris que les individus précités portaient tous un gilet jaune. Sans exception aucune.
Mais tout ça, c’était avant le drame.
Sous prétexte d’améliorer la sécurité routière, le gouvernement Sarkozy-Fillon présentait, le 18 juin 2008, une campagne d’affichage avec pour slogan : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ».
Karl Lagerfeld accepta de promouvoir le port du gilet réfléchissant, qui serait rendu obligatoire à partir du 1er octobre. Adepte du « politiquement incorrect », le célèbre couturier avait prêté sa voix pour le jeu vidéo Grand Theft Auto IV, sorti la même année.
Le 10 novembre 2008, Le Monde notait l’omni­présence de cet accessoire devenu pour certains un symbole de la « beaufitude ». Rappelez-vous de ces gilets fluo posés sur le siège passager et qui provoquaient – déjà – l’ire des internautes sur les réseaux sociaux.
Très vite, par souci de visibilité, cyclistes et scootéristes enfilèrent la chasuble criarde dans nos villes grisâtres. Tout comme les militants associatifs qui voulaient attirer les piétons-signataires ou les promeneurs qui, en forêt, cherchaient à éviter les balles des chasseurs.
Rien de très politique, certes. Mais n’allons pas trop vite.
En réponse à la réforme des rythmes scolaires portée par Vincent Peillon en 2013, des parents d’élèves de Ris-Orangis portèrent un signe distinctif pour protester contre « l’insécurité » dans leur commune. L’« opération Gilets jaunes » débutait, en dehors de toute structure existante.
Événements, personnages, tragédies, farces… les marxiens auront saisi la référence.
Avec une réserve cependant. Le gilet jaune n’était pas encore devenu le bonnet phrygien d’une nouvelle dynamique plébéienne. Jusqu’à la période la plus récente, l’étendard de radicalité était plutôt un K-way noir, se mouvant sur un air d’Eurodance.
Mais l’affaire était bien plus grave qu’un sketch de Ch’ti algérien.
En août dernier, le magazine Néon publiait le portrait d’un « anarchiste et végan antispéciste » qui avait rejoint le black-bloc fin 2016.
Arborant la tenue réglementaire de « celleux qui cassent » – « les banques, les multinationales, les boucheries et les forces du pouvoir » –, l’activiste affirmait que la destruction libérait la « colère créée par ce que nous subissons (presque) tous les jours ».
L’étudiant de 20 ans, qui « vit avec ses parents, dans un quartier aisé de la capitale », confessait avoir « été élevé dans une famille avec un fort capital culturel et un haut niveau de vie ». Il ajoutait qu’« on ne peut pas juger une personne sur son passé et ses origines ».
Alors, quand les camarades de ­Courant ­alternatif s’interrogeaient, dans leur numéro de décembre : « Doit-on choisir ? Gilet jaune ou K-way noir ? », je me demandais, le moins sérieusement du monde, s’il était possible de résister à l’enfer de la mode.
À ce jour, je cherche encore la réponse en écoutant, selon mon humeur, France Culture ou Rires et Chansons. Pourquoi choisir ?

Nedjib Sidi Moussa

Rendez-vous en terre inconnue

J’veux du soleil ! est un road-­movie de Gilles Peret et Ruffin autour de… Ruffin et dans lequel des Gilets jaunes déballent leurs vies. Sous le couvert de témoignages sincèrement poignants, le film livre une session de racolage passif au profit du député de la Somme, à l’image de sa déclaration finale : « Si j’étais Macron [je vous dirais que] moi, président de la République, je vais me bagarrer pour que vous y ayez droit, [au] bonheur ».
C’est aussi un film qui s’inscrit dans un combat douteux contre « l’oligarchie » au nom du « peuple au bon sens ». Ainsi, dans les extraits de témoignage choisis, il y a celui du jeune travailleur qui dit ne pas manger à sa faim mais avoir « un bon patron  » (qui lui donne une pizza gratuite par semaine), ou encore celui de cette femme qui ne rechigne pas à « faire des heures pas payées ». Par son absence de profondeur, le film en arrive à utiliser ces constats de misère sociale pour ne pas interroger le rapport d’exploitation capitaliste.
En outre, toutes les questions dérangeantes que peut poser ce mouvement sont sciemment ignorées. On le devine au détour d’une phrase du député France insoumise : « à dire des gens qu’ils sont fachos, ils le deviennent ». Comme si ne pas nommer les choses revenait à les faire disparaître, comme si un mouvement authentiquement populaire était nécessairement émancipateur. Les auteurs sont alors d’une complaisance toute populiste à l’égard d’un mouvement qui peut se réclamer apolitique et de l’ambiguïté de témoignages exprimant la fierté retrouvée d’être le peuple « français ». Jouant sur l’émoi (légitime) provoqué par des situations difficiles, ils dissimulent mal des intentions propagandistes nous resservant la bonne vieille recette « travail, famille, patrie ». À prendre avec d’extrêmes précautions, c’est (ou presque) du Ruffin tout craché.

Kenny

Spasme 15 est sorti !

Spasme n° 15 est sorti, avec beaucoup de retard comme d’habitude. Il faut dire que ces derniers mois ont été plus animés que nous aurions pu l’imaginer. Au sommaire, nous vous parlerons évidemment des Gilets jaunes. Vous pourrez sur ce thème retrouver un billet de notre guest star Nedjib Sidi Moussa, un bilan succinct du mouvement au niveau national ainsi qu’un texte sur le déroulement de la lutte à Avignon avec ses hauts et ses bas, ses ronds-points et ses émeutes. Dans ce numéro, nous évoquerons également la faramineuse œuvre de gentrification opérée dans la cité des Papes depuis que, localement, la gauche est au pouvoir. Et bien sûr vous retrouverez quelques-unes de nos rubriques habituelles : les brèves, la revue de presse insolite, des critiques de films et bien entendu des jeux gilejaunesques !

Pour commander Spasme contactez nous à spasme.fanzine@riseup.net.

PS : la rubrique téléchargements a été mise à jour !