Petite robe de fête

Nous avons trouvé ce texte affiché dans la rue Bonneterie à Avignon durant le festival. Comme nous l’avons trouvé particulièrement juste nous le reproduisons ici et nous vous proposons une version PDF avec une mise en page proche de l’original.

Toi qui arrives du lointain, ne te laisse pas abuser par quelques mirages disposés, ça et là, comme boussole à la compréhension de la cité.

Tu as déjà entendu parler de notre ville, du prestige dont elle jouit pour ces monuments ceinturés dans l’épaisse muraille. C’est un peu son nombril, qu’elle propose aux regards, au travers duquel elle se mire sans cesse.

Tout comme chacun se mire dans le regard de l’autre durant le festival, cherchant à y débusquer, un artiste, un comédien, quelqu’un de connu, une aubaine narcissique, le théâtre intégral.

Avant toute chose, tu seras édifié(e) par les murs qui étreignent le cœur ; un décor savamment entretenu, qui opère concrètement une rupture entre deux villes : l’intra-muros et le reste.

Ce charme viendra pourtant contraster avec une pauvreté manifeste, quantité de personnes mendiant par les rues. Sais-tu d’ailleurs que dans notre « ville d’esprit » – telle qu’ils la nomment – , une personne sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté. Que tout récemment on a classé Avignon après Marseille sur l’échelle de la misère.

Les efforts répétés de Mère Ubu – notre ancienne mairesse – pour pousser au loin les populations modestes du centre ville n’auront pas suffi, pas plus que l’air du temps : spéculation locative, mitage immobilier, pandémie de snacks et restaurants, surveillance accrue par voie de caméras, prédominance de boutiques s’adressant aux touristes plutôt qu’aux riverains, promotion de l’emploi par l’inflation de policiers municipaux, hégémonie crapuleuse des halles sur toute autre forme de marché populaire en centre ville, incitation programmée à une culture tape à l’œil…
Autant d’exemples qui témoignent d’un accaparement du territoire au profit éphémère de ceux qui n’habitent pas la ville, mais la traverse, téléguidés qu’ils sont vers des trajectoires captives.

Si la critique de la monoculture est largement établie dans le monde agricole, les sphères « politiques » feraient bien de s’en inspirer, versant dans la monoculture patrimoniale et théâtrale, sur canapé touristique. On fictionne Avignon dans quelques années, saturées de théâtres qui attendent l’été et auront remplacé ici la boulangerie, là l’épicerie, là-bas le bistrot, le local associatif, la papeterie, la librairie… On se prend à imaginer une ligne de bus qui ne desserve que les agences immobilières.

Le constat est sévère : 69 ans de festival auront-ils apporté le supplément d’âmes espéré, inspiré, insufflé ? L’infusion dans le bouillon de culture suffit à peine à contenir xénophobie et autres inclinations aux instincts grégaires.

La mise en scène serait-elle trop bien rodée, l’excès canalisé, les surfaces miroitantes évitant la compréhension si nombreuses ? On croit jouir, on s’agite à l’intérieur de flux compulsifs, l’agenda des vacances se fait plus lourd que l’agenda de l’année.

On agite le spectre vertueux du fondateur Jean Vilar à grands renforts de prêches, tandis qu’en coulisse on actionne les principes de castes d’excellence, de relent aristocratique. Qu’on soit de la direction du In ou du Off, mondanités et mépris ne sont jamais loin. On pense à ces briseurs de grève qui plastronnent au sortir d’AG en juillet 2014, pour la photo dans un journal local, mise en abîme pathétique du « je m’as-tu vu ».

Déception cuisante dont les ressorts logiques ne trompent personne, le festival n’est pas conçu pour les Avignonnais. Ils n’y sont associés que par le bénéfice immédiat de l’argent, donc corrompus. Ma terrasse, mon boulot dans le In, mon appart’ en sous-loc, mon garage en théâtre et cœtera…

Laissons donc les commerçants, les spéculateurs, les gens de bien faire leurs affaires et nous dire comment il faut le faire ! N’y a-t-il pas là d’ailleurs un trait de culture qui s’imprime ? Ne sommes-nous pas rendus un peu bizarres, si l’on ne participe pas au doux frisson de sous-louer son appartement durant le festival ? Tous entrepreneurs de soi-même et complice de l’évolution générale ?

Papauté et festival sont les lunettes noires de notre flegme sudiste : le point aveugle d’une population hébétée, qui balance entre socialisme, charité bien ordonnée et/ou fascisme relooké. Un pestacle et une limonade siouplait !

C’est à l’intérieur de ce récit que nous hibernons. Ci-gît un fabliau historique, l’héritage mensonger de la ville. La petite histoire n’y a pas d’existence. Les belles choses arrivent toujours de l’extérieur par enchantement ou onction sacrée. Les peuples n’y ont pas leur place.

Spéculations immobilières et festivalières se nourrissent d’un délaissement de la ville, de la vie par ces habitants, de notre manque d’initiative à créer des situations par-delà l’entre soi, dont le profit sonnant et trébuchant ne serait pas l’issue première.

L’enjeu est là, la ligne de tension clairement exposée ; il nous faut regagner vie sur ce colonisateur qui ne dit pas son nom, qui provoque l’attentisme, l’inertie les dix mois qui suivent la rente de juillet. L’ombre coûte cher en Provence.

De quoi rêvons-nous alors ?

De défaire le rempart sud pour s’ouvrir à ceux de l’extra ; d’un centre ville qui se repeuple tel qu’au Moyen-Âge ou durant l’Antiquité – 30 000 personnes contre 17 000 aujourd’hui.
De sortir le tabouret dans la rue ? Nous rêvons de jardins-potagers plutôt que de tramway, d’un pont piéton sur le Rhône, de marchés de producteurs dans la ville, de fontaines en lieu et place de la vidéo surveillance, de cerf-volant, d’appeaux géants à portée de mistral. Qu’on stoppe l’extension des zones commerciales – plus forte densité d’Europe par habitant-, que place de l’Horloge on s’invite au repas de rue quotidiennement qu’il reste une placette ou s’asseoir sans tomber sous le joug d’un limonadier, avant toute chose que nous devenions instigateurs d’un théâtre joyeux.

Fort heureusement, il y a la rencontre, les possibles démultipliés dans la parenthèse de juillet. Il y a les mots et les textes qui partout circulent, intériorisés par tant de chanteurs, de comédiens, par ceux qui se taisent, qui écoutent, qui regardent… et qui devinent pas moins.

Toi cher lecteur qui arrive du lointain, ne nous laisse pas seuls. Prends le temps d’y songer, de regarder autour de toi, de traduire cela en chanson, en récit, en mime, en dessin, en article que sais-je… que chacun de nous, vous chair à canon de l’ogre festival, nous populace enchaînée à l’événement, puissions tendre quelques miroirs réfléchissants, agiter un spectre de fraîcheur face à ce carrousel infernal.

Fumigène.

Être adulte, c’est retrouver le sérieux qu’on mettait aux jeux étant enfant.
F. Nietzsche

Petite robe de fête en PDF.