Correspondant Local de Presse : zoom sur la tambouille interne de la presse locale

Article paru dans notre numéro 11.

Vous ne le savez peut-être pas, mais le contenu de la presse quotidienne régionale (PQR), assez navrant au demeurant, repose en majorité sur le travail de correspondants sous-payés. Un statut très précaire exercé un temps par l’auteur de ces lignes et sans lequel les colonnes des feuilles de chou locales seraient bien maigres.

In this illustration released by the Herge Moulinsart foundation, cartoon character Tintin grabs his coat to chase after another adventure with his trusted dog Snowy in tow. Belgium increased its daily dose of Tintin to saturation point Friday, Jan.9, 2004, on the eve of the 75th birthday of the character, perhaps the country's most famous icon. (AP Photo/Herge/Moulinsart 2004) ** NO SALES , MANDATORY CREDIT ** BELGIUM TINTIN 75 2004-3109.JPG

Le statut de CLP a été créé en 1987. Officiellement celui qui l’exerce est un travailleur indépendant. Il ne touche donc pas de salaire mais des honoraires et le journal avec lequel il travaille est donc, sur le papier, son client. Un client bien étrange puisque c’est lui qui fixe les tarifs via une grille d’honoraires qui est remise au correspondant lors du début de sa collaboration avec le titre (voir en fin d’article). Entre 5 et 15 euro pour un article, moins de 2 euro pour une photo, autant vous dire que ça ne vole pas haut. À titre d’exemple, un papier de 1500 signes (un peu moins long que le paragraphe que vous lisez en ce moment) sera payé environ 5,50€ à un CLP (contre environ 50 € à un journaliste professionnel). Pour cette somme il faut bien entendu compter le temps nécessaire pour se rendre sur le lieu d’un événement à couvrir, la durée de l’événement en lui-même et enfin le temps de rédaction du papier. On est donc évidemment très en dessous du SMIC. D’après plusieurs témoignages de CLP que l’on trouve sur Internet leur rémunération tourne autour de 3,50€ de l’heure. Sans oublier que le CLP n’est pas payé en fonction de ce que qu’il produit, mais de ce qui est publié. Il arrive donc fréquemment qu’il travaille sans rien gagner. Pour cette raison, de nombreux correspondants tentent donc de compenser en travaillant sans relâche, bien plus que 35 heures par semaine, afin de gagner de quoi survivre. Cependant, même si le CLP se donne à fond, gare à ne pas gagner « trop ». Car si la totalité des revenus obtenus au cours de l’année avec ce statut dépasse 15 % du plafond de la sécurité sociale – 5456€ en 2012, soit environ 450€ par mois – le CLP doit se déclarer à l’URSSAF et payer des charges. A priori rien d’anormal : il travaille en libéral donc il cotise sur ses bénéfices pour la sécurité sociale, le chômage et les retraites. Le souci, c’est que, sauf magouille avec le journal, pour gagner ne serait-ce que ces 450€ par mois, il faut déjà pas mal cravacher.

Si légalement le correspondant local de presse ne devrait être qu’une sorte « d’indic » pour les journalistes, certains remplissent parfois de telles tâches qu’on se rapproche plus du travail dissimulé. Damien* que nous avons rencontré exerce toujours pour la même rédaction depuis plus de 5 ans. Disposant d’un arrangement officieux avec le journal, il gagne autour de 1000€ par mois et travaille environ 40h par semaine. Fréquemment dans les bureaux, il lui arrive d’effectuer des tâches relevant d’un secrétaire de rédaction (mise en forme des articles par exemple). Bien évidemment, pour ne pas perdre d’argent, il ne déclare pas ses revenus à l’URSSAF ce que le groupe de presse fait en revanche de son côté chaque année. Si l’URSSAF vient un jour à épingler Damien, il sera donc le seul à avoir des ennuis et devra régler les sommes impayées. Le journal, lui, aura les mains propres.

Évidemment, nous pouvons nous demander qui est assez maso pour travailler dans de telles conditions. Les profils des CLP restent variés. Cela va des retraités qui arrondissent leurs fins de mois en rendant compte des tournois de pétanque, aux étudiants tentant d’agrémenter leur bourse du CROUS, en passant par tout un éventail de personnes ne trouvant aucune autre activité rémunératrice. Notons également les nombreux témoignages d’anciens étudiants en journalisme auxquels des rédactions ont fait miroiter la possibilité d’un vrai poste après être passés par la case CLP. Grossièrement il y a donc deux catégories de CLP. D’un côté ceux qui font ça pour le plaisir et pour qui le revenu tiré de cette activité est plus une sorte d’argent de poche. Ils tiennent parfois à eux-seuls une rubrique (sport, culture). De l’autre, des précaires qui souvent espèrent tirer leur épingle du jeu en prenant ce boulot comme un tremplin et un moyen de faire du réseau (ce qui fut mon cas[1]).
Les faux espoirs et la satisfaction narcissique de connaître du monde et de voir son nom en bas des articles sont autant d’éléments qui peuvent faire courir longtemps le CLP. Ce jeu entre précarité, « opportunités » hypothétiques et pseudo-mondanités, les groupes de presse locale en tirent une main d’œuvre docile et jetable à tout moment. Les conditions de paiement des articles évoqué plus haut entraînent par ailleurs le CLP à faire preuve de pragmatisme économique en relayant le discours que le journal veut vendre, c’est-à-dire le discours dominant. Il faut être consensuel et à l’affût des faits divers vendeurs. Si le correspondant obéit bien, la régie pub du journal lui proposera peut-être un publireportage[2]. Quelle aubaine !

Néanmoins, il arrive que certains CLP aient parfois une prise de conscience. Je vous rassure, elle les pousse rarement jusqu’à un regard critique des médias en tant que tels. Bien plus terre à terre, cette désillusion arrive souvent lorsqu’au bout de quelques années au régime qui lui est réservé le CLP est rattrapé par l’URSSAF. Il réalise alors que le journal pour lequel il travaillait le laissera dans la merde. On relève aussi quelques très rares cas de procédures engagées par des CLP indignés de s’être fait berner et qui ont abouti à l’obtention pour eux d’un contrat de travail de la part de la rédaction pour laquelle ils exerçaient. L’histoire ne dit pas s’ils se sont mis à écrire des choses plus intéressantes. Enfin, si des collectifs de défense des droits des CLP ont existé, ils n’ont jamais rassemblé grand monde. Pourtant, la proportion de correspondants dans la presse locale est énorme. Dans le petit titre gratuit pour lequel j’ai travaillé il y avait entre dix et quinze CLP pour deux journalistes ! Mais ce statut n’offrant aucune sécurité et agitant la carotte d’une « réussite » individuelle future, il n’est pas étonnant de constater une absence de solidarité.
Au final, entre la rémunération au lance-pierre, l’utilisation massive de collaborateurs « indépendants » et la mise en concurrence des travailleurs entre eux, force est de constater que la presse locale française a presque trente ans d’avance sur l’uberisation de l’économie que l’on nous vante tant aujourd’hui[3]!

M.

Du travailleur indépendant à l’auto-entrepreneuriat

Il semblerait que la nouvelle tendance dans la presse soit de bosser sous le statut d’auto-entrepreneur. Ainsi certains CLP préféreraient se déclarer sous ce statut et de cette manière aller au-devant d’éventuels problèmes avec l’URSSAF. Une pratique qui ne semble pas limitée aux correspondants puisque le Syndicat National des Journalistes invite également les titulaires de carte de presse à refuser cette magouille proposée par certains patrons…

Quelques chiffres

S’il n’est pas évident de connaître exactement le ratio correspondants/journalistes, à titre indicatif, un article du collectifs les Indignés du PAF estime qu’on dénombre entre 25000 et 30000 correspondants pour environ 5000 journalistes dans la presse locale.

*Le prénom a été modifié.
[1] : Même s’il y a eu parfois quelques coups de bourre, les tarifs grotesquement bas ont fait que je ne me suis jamais engagé à fond dans ce travail. En revanche j’avoue avoir espéré trouver de meilleurs plans en rencontrant du monde par ce biais (ce qui n’est évidemment jamais venu).
[2] : un publireportage est un reportage publicitaire commandé par une entreprise à un journal et écrit par un journaliste ou un CLP de la rédaction. Ce procédé, qui doit être identifiable comme tel, a pour but de donner un air journalistique à ce qui n’est en réalité qu’une publicité. Ce travail est mieux payé qu’un article classique.
[3] : Uber est une entreprise qui propose un service de mise en relation entre des chauffeurs de VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) et des clients via une application pour smartphone. Les chauffeurs ne sont pas salariés mais travaillent à leur compte. Une indépendance illusoire, puisque pour avoir des clients ils ont précisément besoin du réseau d’Uber. Un modèle économique qui permet à l’entreprise de tendre vers le « zéro-employé ». Elle peut ainsi maximiser ses profits tout en évitant les charges et les responsabilités en cas de problème.

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