BLOCUS [Dossier spécial : ni loi, ni travail]

Nous sommes en retard ce matin… Les internes arriveront à la bourre pour le blocus. Le «blocus »… Certains se sont opposés à ce terme parce que « on va pas faire chier les gens qui veulent aller en cours », «ça va emmerder les prépas » et en plus « je veux pas qu’on impose nos idées ». « On », dans le cas ici présent, c’est un déterminant général, la petite déléguée du C.V.L. (Conseil de Vie Lycéenne) ne s’incluait évidemment pas parmi la bande de rigolos qui aspirait à une mobilisation au lycée Mistral contre la Loi Travail d’El Khomri. Elle n’avait pas été élue pour commettre des actes aussi peu respectueux envers ceux qui se tuaient et se tueraient encore des années pour se lever tôt et travailler chaque jour sans repos ni protestation. C’était une étudiante et une citoyenne modèle, elle. Une jeune fille mature, presque femme, qui optait pour l’ordre et la sécurité. Elle préférait se contenter de se rendre au rassemblement officiel qui aurait lieu à midi. Ensuite, elle rejoindrait le cortège, dans les petites ruelles vides, dont le trajet à suivre avait été arrangé à l’avance par la Préfecture de la ville. Cette prédisposition minutieuse permettrait à la foule d’éviter de déranger les commerçants de la grande Rue de la République et les passants qui ne tenaient pas du tout à entendre le hurlement plaintif d’un groupe de manifestants qui, en plus de ça, se révélaient fainéants. La petite déléguée rentrerait alors à l’internat, toute fière, sans avoir raté une seule petite minute de cours.
Finalement, pour trancher, on avait remplacé le blocus par un « rassemblement ». Tout ça pour que les chipoteurs, à qui on avait voulu faire plaisir, ne pointent pas le bout de leurs nez. Ces chipoteurs qui fumeraient leurs clopes devant le bahut puis se réfugieraient à l’intérieur pour ne pas trop s’éloigner de leur routine sécurisante. Ces chipoteurs qui regarderaient l’action par la fenêtre. Ces chipoteurs qui resteraient passifs, ou qui profiteraient de l’occasion pour se foutre de la gueule des utopistes. Cependant, ils ne seront pas les seuls élèves à entrer dans l’établissement le moment venu. Certains ne pourraient pas se permettre de faire autrement, d’autres auront subi une pression violente de leurs parents ou des C.P.E. qui les auront menacés les uns comme les autres de les sanctionner sévèrement.
Le car approche lentement du point d’arrivée. Le moment est venu de découvrir si l’appel à la mobilisation de dernière minute, la veille, était une réussite, un échec ou un entre-deux qui découragerait les copains. Je suis anxieuse. Le nombre me paraît important car nombreux nous prendrons moins de risques et tiendrons l’action plus longtemps. Oui, c’est important le nombre quand on est soumis à une répression capable d’étouffer le moindre mouvement. Le problème, c’est que le nombre, ça dépend souvent du nombre. Si tout le monde se casse parce qu’il y a pas assez de monde, non seulement c’est dommage mais en plus ça devient un cercle vicieux. Le bus longe la gare et je pense, j’ai rêvé cette nuit :

« Y en a du monde, je distingue pas tous les visages mais la vache du monde y en a… Les gens ont l’air à fond en plus. Tant mieux, ça va bouger. Ça va même être intéressant. La voie est libre mais le lycée est vide, à l’exception de Pico qui est probablement parti chercher des affaires dans son casier. Pour être franche j’en reviens pas… en plus la foule est si grande que je suis presque sûre que les élèves du lycée ne sont qu’une partie infime de tout ce monde. Pourtant on est combien à Mistral ? 2 000 ? Plus ? Moins ? Je sais même pas d’où sortent tous ces gens et j’ai du mal à croire qu’ils soient tous là pour la même chose. Pourtant, les innombrables banderoles et les textes à la bombe qui figurent dessus mettent fin à mes doutes. Je commence à distinguer les visages à proximité mais c’est confus dans ma tête. En plus de mes camarades de classe, je suis sûre d’avoir vu passer ça et là des personnes qui sont censées se trouver à des kilomètres et des kilomètres d’ici. Il y a des amis d’enfance comme Lucia ou Paloma, j’ai vu des tas de personnes que je pensais ne jamais recroiser, j’ai vu mes parents, mes sœurs et Magali qui vivent normalement à cinq heures de train d’ici, j’ai vu un drôle de personnage rencontré dans le parc d’El Bolson, j’ai vu aussi de la famille qui vient de l’autre côté de l’Atlantique. Mais à mon avis, celui qui a parcouru le plus de chemin pour venir jusqu’ici, c’est Mika, décédé il y a quelques années. J’ai vu son fils qui n’a pas changé malgré le temps passé. Ça me fait plaisir, tout ce monde que je n’attendais pas. J’ai le cœur chaud et je me rappelle enfin pourquoi nous sommes tous ici. La foule est là mais rien ne se passe pour le moment. Je regrette de ne pas avoir un mégaphone ou un micro à faire tourner pour que chacun peste à sa façon sur l’éventuelle nouvelle loi. C’est là que se pointent des camarades du coin avec quelques mégaphones. Ils m’en tendent un et je me prépare à lire un texte que j’avais préparé pour l’occasion. Tout se fait très rapidement et j’aperçois mes camarades de classe bloquant l’entrée du bahut. C’est là. Pico débarque à travers la grille et il crie. Il crie, il hurle, il déchire l’air. Mais Pico, qu’est-ce qui te prend, bordel ?! Je ferme les yeux, me bouche les oreilles et le silence revient. J’ouvre les yeux. Plus personne autour de moi. L’action a cédé, les gens sont partis, en l’espace d’une seconde, tout est perdu… »

C’est là que je me suis réveillée ce matin, toute en sueur. J’ai eu du mal à me calmer… Comme quoi, si tout le monde venait sans se poser de question, ce serait une source d’angoisse en moins. « Venir ou ne pas venir ?», la réponse devrait être évidente, moi je vous le dis. Ce foutu cauchemar m’a collé une boule au ventre durant tout le trajet. Nous arrivons enfin près du lycée et, à travers la vitre, on peut déjà voir l’entrée. Les internes descendent du car. Ils débarquent devant le bahut et je ne saurais pas dire combien y a de monde à ce moment là. Je suis pas douée pour ça. Il y a moins de monde que dans mon cauchemar, bien sûr, mais du monde. Pas pour longtemps, je le sais. Les chipoteurs sont à proximité du portail, ils rient un peu, ils ne vont pas tarder à entrer. Je regarde autour de moi, quelqu’un a accroché une banderole pas trop lisible sur les barrières, au bord de la route. Je m’interroge sur le nombre de personnes qui resteront une fois que la sonnerie aura retenti. C’est important… Pour que ça se fasse… Au bout de quelques instants, la sonnerie retentit, les élèves entrent, la routine quoi. Les pions nous regardent, ils savent ce qu’il se passe et attendent. Deuxième sonnerie. Ils attendent encore. Je sais ce qu’ils pensent : « Allez les jeunes, on vous laisse une dernière chance ». Ils nous regardent, on les regarde. Enfin, voyant que les derniers sont décidés à rester sur place, ils ferment le portail. Je me sens bien. Cette fois, je dirais que nous sommes entre trente et quarante devant l’établissement. Rien ne se passe, on n’est pas tant que ça. Finalement, Denver attrape son sac et l’accroche aux hautes barrières de l’établissement, je fais de même, Anaëlle et les autres aussi. Les étudiants nous font passer leurs sacs, on s’occupe de les aligner en hauteur. C’est spontané, peu nécessaire, mais je trouve ça bien. C’est à cet instant que les choses commencent. Certains vont chercher les poubelles du quartier, les autres se mettent à crier : « Jeunesse en colère, le gouvernement à terre ». Anaëlle accroche la pancarte bâclée qui nous a retardés ce matin. Quelques mots griffonnés rapidement à la craie blanche y indiquent un objectif clair: « Retrait du projet de la loi Travail ». L’entrée est maintenant bloquée, un conteneur est étalé au milieu de la route et le principal nous observe depuis l’intérieur du bahut.
Je me souviens alors pour la énième fois mon premier jour au sein de cet établissement, en septembre 2014. Le principal nous avait causé des parents qui géolocalisaient leurs enfants à l’aide de leurs téléphones portables. Je me souviens exactement des paroles qui suivirent son beau discours ce jour-là. Il avait dit, fièrement : « Nous, messieurs dames, pour moins que ça on aurait fait grève ! ». Aujourd’hui, ce même homme nous juge d’un œil sévère, réfugié derrière la fenêtre. Ces gens-là aiment frimer. Ces gens-là aiment jouer les héros. Ces gens-là sont ceux qui prétendent vous comprendre, qui prétendent être de votre côté. Ces gens-là qui prétendent vouloir vous protéger au point de vous menacer. Ce soir-là, les internes ont été refusés à l’internat.

Kazun

« Le décret n° 91-173 du 18 février 1991 relatif aux droits et obligations des élèves ne prévoit pas l’exercice d’un droit de grève par les lycéens. En revanche, ce texte mentionne l’obligation d’assiduité aux cours. Des élèves participant à des mouvements de grève encourent ainsi le risque d’être sanctionnés pour défaut d’assiduité en fonction de ce que le règlement intérieur de leur établissement prévoit. »

Ici, le blocus qui nuit à notre cerveau est celui qui interdit aux étudiants et étudiantes de prendre part aux mouvements de grève. Celui qui essaie de nous faire croire que la grève est un droit que l’on nous accorde et non une liberté évidente. C’est à nous tous de le détruire, ensemble.

Ce texte est paru initialement dans Pirate n° 0, zine de Gap et environs.