L’exclu Spasme : transition réussie sur un rond-point

On se souvient de Charlotte Dupont-Rio-Wurtz, dont un portrait touchant avait paru dans le précédent numéro de Spasme… Eh bien, nous l’avons retrouvé~e… sur un rond-point du sud-ouest de la France !

Mais il faut désormais l’appeler Charly… Ayant abandonné Saint-Denis et son doctorat de sociologie, il habite depuis bientôt huit mois dans une petite ville du Gers où il bosse comme cariste. « J’en avais marre de trahir ma classe par tous les moyens pour réussir, devenir une bourgeoise servant des leçons de morale à coups d’articles scientifiques… et puis la lecture de Vivek Chibber et de Spasme ça m’a fait beaucoup de bien ! » nous explique-t-il avec un sourire.
Entré dans la lutte des Gilets jaunes dès le 17 novembre, il n’a pas hésité à poser des jours de congé pour rester sur les barrages. C’est en déplaçant des pneus qu’il a rencontré Sabrina, une jeune électricienne et coiffeuse qui suit une formation de chauffeur poids lourds… cette ancienne électrice du FN (« pour faire chier tout le monde ») et future abstentionniste (« pour faire chier tout le monde ») vient aussi de déchirer sa carte de la CGT (« pour faire chier les autres »)… Les fiançailles ont été célébrées en décembre sur le blocage de la plateforme de distribution Biocoop : « Ç’a été une jolie fête, tout le monde avait apporté des palettes pour le feu, avec la fumée c’était blackface pour tous ! Les autres ronds-points avaient même envoyé des délégués élus et révocables. Qu’est-ce qu’on a bouffé comme animal mort ! En fait c’est pas mauvais ! On s’était cotisé pour acheter des merguez, et Mélissa avait chouré du foie gras chez ces connards de Carrouf – elle avait rempli sa poussette –, on a pas mal picolé, c’était cool il y avait plus de monde que dans mes séminaires de socio ! Et plus vivants ! » Lorsqu’on lui parle d’avenir, Charly a les yeux qui pétillent : « Ben c’est samedi prochain, on retourne en ville tout foutre en l’air, les bourgeois c’est tous des enculés, y vont payer ! » Alors que nous quittons le site, les Gilets jaunes déchargent le C15 de Diego, un lot de parpaings pour un projet de cabane en dur. Affaire à suivre.

Avignon, gentrification et grand remplacement

Cet article est une introduction à ce qui pourrait être une étude sur les politiques de gentrification qu’a subies Avignon depuis vingt ans et qui connaissent de profondes accélérations ces dernières années. La question mériterait des discussions et un important travail de fond. Avis aux amateurs, si la question vous branche, si vous avez des pistes de réflexion ou des infos, contactez la rédaction de Spasme.

« Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les classes supérieures ont un droit vis-à-vis des classes inférieures. Je répète qu’il y a pour les classes supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les classes inférieures. »
Jules Ferry (il aurait pu le dire, non ?)

« Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes
et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. »
Arthur Cravan

La gauche et les prolos

En matière de gentrification, la gauche aurait-elle fait plus en une mandature (( Tout laisse à penser que la ville passera en 2020 aux mains d’un quelconque candidat LREM, soit à la suite d’un second tour l’opposant à un candidat RN, soit après une triangulaire où s’inviterait le PS.)) que la droite en plusieurs ?
Marie-José Roig, maire de droite (RPR puis UMP) de 1995 à 2014, se plaignait déjà du trop grand nombre de logements sociaux sur sa commune (trop de pauvres), du trop faible nombre de foyers imposables (pas assez de riches) et voulait « donner aux cadres envie d’habiter Avignon ». Elle s’était pour cela lancée dans la création de nouveaux quartiers (Courtine) et avait entamé un sévère nettoyage du centre-ville. Les élus parlaient alors tout bonnement de « reconquérir l’intra-­muros ((Pierre, « Ici on aime les riches », Traits noirs, mai 2002, pp. 4-5.)) ».
L’équipe victorieuse en 2014, qui rassemble autour de Cécile Helle des élus PS, Front de gauche (PCF et PG) et écolo, ne se contente pas de poursuivre cet objectif et cette politique, mais vise à une profonde transformation de la ville. Elle le fait néanmoins avec beaucoup d’habileté et avec un style qui la rend, pour beaucoup, acceptable.

La droite œuvrait assez brutalement pour une bourgeoisie locale traditionnelle : réac, culturellement catholique, provençaliste, peu cultivée, commerçante et entrepreneuriale, qui aime les grosses berlines et les 4X4, etc. En perte de vitesse, celle-ci préfère de plus en plus vivre outre-Rhône, par exemple à Villeneuve-lès-Avignon, dans des villas avec piscine où l’on rêve de gated community. La gauche au pouvoir est, quant à elle, liée aux classes moyennes de gauche et à une bourgeoisie progressiste qui aime le cinéma d’art et d’essai, le théâtre, les recycleries et le vélo, qui est lgbtqui+-friendly, féministe et citoyenniste, et qui apprécie beaucoup les « quartiers populaires » pour leur exotisme et leur « authenticité »… évidemment, elle préférerait une « authenticité » qui soit bio et propre, c’est-à-dire quelque peu artificielle. Ça vient.

Le bien-être de cette fraction de la population (et des allogènes du même monde qui débarquent en juillet) nécessite un environnement culturel d’un niveau supérieur, riche, diversifié et qui, bien qu’à la pointe du politiquement correct, conserve une allure subversive, celle que donne à Avignon son image de cité du théâtre, progressiste et généreuse. Cela permet de faire vivre une flopée de travailleurs plus ou moins liés à ce secteur économique : « Tout un petit peuple de travailleurs du spectacle (techniciens, comédiens, costumières… parfois intermittents), petits patrons/proprios de salles (qui vivotent toute l’année et rackettent les compagnies parisiennes durant le Festival), de travailleurs précaires (secrétaire, chargé de diff’, de com’, etc.), associations et compagnies plus ou moins bidons, animateurs de stages, musiciens galériens, etc. Le tout survivant sur des structures perfusées aux (toujours maigres) subventions, emplois aidés, etc. et en grande partie grâce au Festival. ((Voir Clément, « Nudité et collier de chien », Spasme, n° 11, printemps 2016, pp. 40-43.)) »
La survie de la bourgeoisie de gauche est impossible sans le développement et l’entretien de cet environnement culturel, donc sans l’existence d’une masse de travailleurs vivant dans la précarité (en dépendent le fonctionnement des théâtres et la création de spectacles à bas coûts)… Par chance, la plupart d’entre eux ne s’en rendent pas compte et trouvent déjà gratifiant d’œuvrer pour l’Art et la Culture ((À noter que, dans ce monde dégueulasse, si certains ont leur statut d’intermittent (la Rolls du chômage), ils le doivent souvent au travail non rémunéré des plus précaires qu’eux (qui galèrent au RSA). Sur ces questions, on se reportera à l’article sur la grève des intermittents du spectacle de juillet 2014 : Mafalda et Valérian, « On a les chefs qu’on mérite », septembre 2014. Disponible sur https://ddt21.noblogs.org)). Le principal est d’avoir l’impression de faire partie du même monde parce qu’on a les mêmes références culturelles, la même manière d’utiliser Facebook et les mêmes valeurs (on oublie ainsi qu’on n’a pas les mêmes revenus). La beuh bio l’emporte ici haut la main sur le shit ((Obligeant les industriels de la drogue à s’adapter en cultivant des milliers de pieds de cannabis « bio » dans des coins reculés du Luberon ou de vastes locaux pour la production ­indoor. La culture est à ce prix.)). Mais si partager un semblant de mode de vie n’est pas partager un niveau de vie, ces petits signes de conformisme et de distinction rassurent, car ils permettent de se différencier des autres galériens des quartiers ou des bleds de beaufs (là où poussent les Gilets jaunes). Nous ne nous priverons pas de qualifier cet ensemble flou de « bobos » (terme qui, rappelons-le, vient du syntagme bourgeois-bohèmes).

Des classes dangereuses

Au temps de la grande peur… en 2014, la ville a frôlé l’élection d’un maire FN… pffff, on l’a échappé belle ! Heureusement, grâce à la mobilisation du monde culturel de gauche (du metteur en scène millionnaire ((Nous pensons, entre autres, au directeur du festival d’Avignon, le catholique queer Olivier Py, qui, il y a peu, dénonçait le lien entre le FN (sic) et les Gilets jaunes. Sur cet homme « engagé » (auprès de son ami Castaner), on lira avec profit l’article de Jean-Marc Adolphe « Les institutions culturelles sans les Gilets jaunes » (8 février 2019), sur le blog Mediapart de l’auteur.)) à la comédienne au RSA), du patronat local (cafetiers et restaurateurs en tête) et l’appui de la presse locale (quitte à s’asseoir sur la déontologie et à user de fakenews). La Cité des papes est à cette occasion devenue un bastion rose pâle dans un département où droite et extrême droite font des ravages ((Sur cet épisode, voir Clément, « Nudité et collier de chien », op. cit.)). Merci qui ?
Certainement pas la masse des prolétaires pauvres qui emplissent les cités. Pas besoin de lire les rapports de Terra Nova pour comprendre que les pauvres votent décidément bien mal… les prolos sont désormais une plaie pour la gauche (et inversement). Certes, majoritairement ils ne se déplacent pas pour voter puisqu’ils ont fini par comprendre que quel que soit le vainqueur ils sont toujours les perdants… Quant à ceux qui participent au spectacle électoral, ils ont tendance à mettre en tête le candidat du FN, c’est le cas dans la plupart des « quartiers populaires » d’Avignon, car, de nos jours, même des descendants d’immigrés maghrébins (quelle que soit leur classe) votent FN/RN ((C’est un fait majeur de cette fin des années 2010, car jusqu’alors ceux qui votaient (une minorité) le faisaient quasi exclusivement pour la gauche. Certains experts expliquent ce début de rupture par l’adoption de la loi sur le ­Mariage pour tous, en 2013.)). Si Tocqueville disait ne pas craindre le suffrage universel car « les gens voteront comme on leur dira », il semble que désormais beaucoup d’entre eux, notamment les plus pauvres, aient des problèmes d’audition…
Or les pauvres ne manquent pas à Avignon. Malgré un hypercentre vitrine à destination touristique, principalement bâti sur un patrimoine architectural exceptionnel, la ville concentre une grande partie de la pauvreté du département du Vaucluse… qui est l’un des départements les plus pauvres de France. Avignon connaît un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France, autour de 30 % et un taux de chômage de 17,54 % (2015), soit environ 10 000 chômeurs dans une ville aux fortes inégalités puisque les très riches, anciennement assujettis à l’ISF, y sont plus nombreux, 347 en 2015, que la moyenne nationale.
Après des années de régression, la population augmente à nouveau et tourne aujourd’hui autour des 95 000 habitants. Parmi eux, seuls 37 % sont des propriétaires occupants (contre 60 % de moyenne nationale) ; 71 % d’entre eux habitent dans des logements collectifs (dont 17 % dans les grands ensembles) et 29 % dans des logements individuels. Quelque 32 % des habitats à Avignon sont des logements sociaux, correspondant à 80 % du parc de logements sociaux dont dispose le Grand Avignon. Enfin, il semble que près de 10 % des logements à Avignon puissent être considérés comme « indignes ».

Du centre-ville…

Le premier objectif des équipes municipales successives est de faire du centre-ville un quartier non mixte réservé aux touristes et à la bourgeoisie – l’ancienne (réac), qui y conserve ses hôtels particuliers, et surtout la nouvelle (progressiste), qui veut tout le reste. D’où le fait que l’accent soit mis, depuis 2014, sur la piétonnisation, les « modes de déplacement doux » et le soutien municipal à tout ce qui est bio-citoyen, politiquement correct, inclusif, culturel et artistique (spectacle vivant, art contemporain, y compris le street art), aux concept stores et ateliers d’artisans haut de gamme, etc. On gentrifie, mais de manière cool.

Le très réac Philippe Murray avait expliqué que c’était Bertrand Delanoë qui lui avait fait aimer les voitures, un bon mot que nombre d’Avignonnais comprennent peut-être aujourd’hui… certaines places paraissaient plus agréables lorsqu’elles étaient pour moitié des parkings, certaines rues semblaient plus vivantes lorsqu’elles étaient ouvertes à la circulation… Mais si la piétonnisation du centre aseptise, elle est aussi pensée pour favoriser l’éclosion de restaurants et de bars aux terrasses desquelles le prix du café s’aligne sur les normes parisiennes. De nouveaux espaces, comme la place Saint-Didier, qui, pour le maire, « constituent désormais les expériences d’achat que recherchent les gens aujourd’hui ((Les Petites affiches de Vaucluse, no 3805, 10 avril 2018.)) ». On en trouve un bel exemple, bien qu’assez caricatural, avec Le Nid, qui, depuis juin 2018, combine cantine bio-machin, sale de yoga et boutique d’objets design made in France « recyclés et recyclables » (hors de prix) visant à « mettre en avant les savoir-faire français » dans une « démarche à la fois citoyenne et écoresponsable », blablabla. Un nid de bourgeois qui bénéficie d’une double page de pub gratuite dans le journal municipal, ce qui prouve que nos élus lui attribuent du potentiel. On nous y explique que le lieu « prône la slow life », que l’on peut s’y « offrir une pause urbaine dans un environnement zen et lumineux » et y « consommer autrement » (c’est-à-dire comme ses semblables)… On comprendra qu’il est peu adapté à une pause entre un rendez-vous à Pôle emploi et un passage à la CAF. à quelques pas, c’est la place des Corps-Saints, autrefois populaire, qui va recevoir une nouvelle couche d’enduit « jeune et urbain » ; la ville y a acquis un bâtiment (entre l’église et la chapelle) pour en faire une résidence hôtelière avec espace de coworking et un bar à cocktails en rez-de-chaussée…

Deux ou trois autres projets doivent encore contribuer à donner une image cool-friendly qui siéra fort bien au futur maire LREM.
Tout d’abord, la transformation de l’ancienne prison Sainte-Anne, dont les travaux ont récemment débuté. Située au nord du centre-ville, derrière le palais des Papes, et désaffectée depuis 2003, le bâtiment, en partie classé, que l’ancienne équipe municipale voulait transformer en hôtel quatre étoiles, combinera diverses fonctions : 72 logements de (différents) standings avec parking en sous-sol, commerces, espace de coworking, restaurant, crèche, « friche » artistique, etc. Les prétendants se bousculent pour participer à cette grande conspiration culturelle.

Vient ensuite un double projet : LaScierie et Ecobio, qui, bien qu’en dehors des remparts, sont liés au centre-ville, et derrière lesquels on trouve le même personnage, l’homme d’affaires et urbaniste Jean-Pierre Gautry ((Jean-Pierre Gautry (75 ans), gérant de la SCI Ecobio, a ouvert un cabinet d’urbaniste à Avignon dans les années 1980 ; il est aussi, à l’époque, l’un des fondateurs de Biocoop en Vaucluse. Président d’honneur de la Société ­française des urbanistes, il a soutenu le projet de tram en Avignon au temps de Marie-José Roig avec son association Atouts Tram. On le retrouve encore autour du projet de transformation de la prison à travers l’association des riverains du quartier Banasterie, qu’il préside.)).
Le projet Ecobio, sur l’emplacement de l’ancienne Biocoop (route de Lyon à 200 mètres des remparts), se présente comme un « village bio » de paille et de bois… En fait, c’est un imposant bâtiment de 10 000 m² qui mêlera location d’appartements et activités économiques : commerces, restauration, bureaux, salle de spectacle, ferme urbaine (au sommet de l’édifice sous une serre photovoltaïque) et parking souterrain ! Ecobio sera un lieu « bioclimatique, biosourcé, producteur d’énergie » à « haute performance environnementale » proposant un « modèle économique innovant, responsable, social et solidaire pour la transition énergétique », blablabla. Au-delà de la paille et du bois, la construction sera à la pointe de la high-tech bio, et innovera avec « la conception d’un micro data center décentralisé », le « stockage d’électricité hybridé hydrogène et batterie électrochimique » et l’utilisation d’un « logiciel auto-apprenant optimisant les flux de l’îlot (énergie, eau, chaleur, ventilation, déchets organiques) ((https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/ecobio-appelprojet.pdf)) ». Parmi ses partenaires, on trouve la start-up Zent (Zero Energy Network Technologies), qui se donne pour objectif de « remettre l’humain et l’environnement au cœur des systèmes et des technologies ». Un projet à 19 millions d’euros (dont 2,8 d’aide de l’État via le Programme d’investissement d’avenir) qui devrait être opérationnel à partir de 2021. Le business de la transition écologique dans toute sa splendeur ! Mais, preuve de la bonne volonté des promoteurs immobiliers et des financiers, un arbre sera conservé entre deux ailes du bâtiment ! Gautry soutient « l’idée d’écopolis, défendue par le rapport Attali. Des villes et des quartiers propres, intégrant technologies vertes et de la communication […] Gautry les imagine multipolaires et connectées, économes en ressources, équipées en services, riches en possibilités de découvertes, de rêve et d’évasion ((Olivier-Jourdan Roulot, « Jean-Pierre Gautry Urbanplayer », Cote Magazine, n° 115, novembre 2008, p. 64.)) », blablabla. Philip K. Dick n’avait pas imaginé que Blade Runner puisse être bio, il aurait dû prendre de la drogue. Quant aux dizaines de milliers d’Avignonnais mal logés, ils vont sans doute apprécier d’avoir le droit de passer devant ce « village vertical dans lequel on vit, au sens large du terme, on se nourrit avec du local bio, on va au spectacle, on réside dans un logement sain ((Jean-Pierre Gautry à La Provence, 18 juillet 2018.)) ».
Le projet LaScierie (boulevard Saint-­Lazare, sur l’emplacement d’une ancienne scierie en face des remparts), « lieu de vie » multidisciplinaire de 3 300 m2, se déploie depuis 2018. On y trouve : les nouveaux emplacements de la Biocoop et du studio de danse/yoga/bien-être (les cours de yoga à la sauce Feldenkrais de Marie-France Gautry, la femme de Jean-Pierre) ; quatre salles de spectacle pour s’en mettre plein les poches pendant le festival, prévoyant, dès l’ouverture, un partenariat avec le festival « in » (la programmatrice du lieu est Mathilde Gautry, la fille, chorégraphe et danseuse), auxquelles s’ajoute une inévitable cantine-guinguette bio ; les locaux de Citiz Autopartage, une « innovation écologique et citoyenne » (voitures en libre-service) ; et les bureaux vauclusiens de la Cress (Chambre régionale d’économie sociale et solidaire).

Si pour l’extra-muros la mairie prétend « promouvoir systématiquement des formes urbaines qui optimisent le foncier et qui favorisent le “vivre ensemble” », on a l’impression qu’il s’agit plutôt de promouvoir le « vivre entre semblables » au sein du centre-ville. Là ne restent pour les pauvres que quelques îlots d’insalubrité (entre la rue du Portail-Magnanen et la place des Corps-Saints, par exemple) et des apparts dégueulasses, dont les locataires n’auront bientôt plus les moyens de boire un café ou une bière en ville, ni d’y faire leurs courses. Raus !

… à Saint-Ruf

En ce qui concerne la transformation du quartier Saint-Ruf (axe d’entrée sud de la ville), nous avons déjà évoqué, dans les numéros précédents de Spasme, la lutte des habitants pour éviter la fermeture du bureau de poste du quartier, les travaux du Tram ou l’installation a priori anodine d’une cantine bio-machin-paysanne, qui nous paraissait au contraire significative des changements à venir. Nouvelle confirmation de cette tendance avec, dans le sud du quartier, l’ouverture d’un atelier/galerie de sérigraphie par deux ex-graffeurs… La fonction des artistes n’est plus a démontrer dans les processus de gentrification ((On l’a vu par exemple à Marseille, autrefois au Panier puis ces dernières années entre la Plaine et le cours Julien.)) ; gageons que d’ores et déjà des crapules cultureuses reluquent les vieux ateliers et hangars pour les transformer en théâtres. Nous pensons que l’offensive lancée par la municipalité (et la bourgeoisie locale) pour s’emparer de ce quartier a marqué un tournant car, pour la première fois, la politique de gentrification investissait l’extra-muros. Il est vrai que, trop à l’étroit dans le centre-ville, le festival « in » (l’officiel, le subventionné) avait aussi jeté une tentacule entre les quartiers « populaires » de Champfleury et de Monclar (classés en zone urbaine sensible) avec la construction puis l’ouverture, en 2013, de La FabricA, une salle de spectacle titanesque et lieu de répétition et de résidence du festival, venue prendre la place d’un collège rasé… « pour l’occasion », diront les mauvais esprits. Avec quelques ateliers théâtre pour enfants, les associations de quartier peinent à repeindre de social ce qui n’est qu’une occupation territoriale au profit des loisirs de la bourgeoisie (« parisienne », diront les esprits chagrins), et qui en annonce d’autres.

Vers le Grand remplacement !

Il s’agit désormais de voir grand, et l’équipe municipale réfléchit à la situation de la ville en 2030, qui aura sans doute passé le cap des 100 000 habitants. Avec la communauté d’agglomération, elle a décidé de mettre en œuvre et d’accompagner un vaste projet de renouvellement urbain qui, après plusieurs années d’études, a été présenté au public en juillet dernier. Son objectif affiché est le « vivre ensemble ». Dans plusieurs quartiers extra-muros, Rocade, Saint-Chamand, Reine-Jeanne et Grange d’Orel, soit pour environ 25 000 Avignonnais, ses premiers effets devraient se faire sentir dès 2024, et les travaux, se terminer en 2030. Ce n’est sans doute qu’une première offensive.

Ce projet s’inscrit dans le cadre du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), auquel participe financièrement l’État, via l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU), à hauteur de 115 millions d’euros ; la commune d’Avignon investit 70 millions d’euros sur un coût global de 300 à 400 millions d’euros. Cela sera-t-il suffisant pour gaver les patrons du BTP ?
Ces plans s’appuient sur le prolongement de la LEO ((La LEO (Liaison Est-Ouest) est un projet de voie express (en partie réalisé) qui contourne Avignon par le sud, détruisant au passage les meilleures terres agricoles de la région et les zones vertes au sud de la ville.)) et la prochaine mise en place du tramway et de bus à haute fréquence, tous devant désengorger la rocade et « apaiser et requalifier les quartiers traversés ((« Le Plan local d’urbanisme d’Avignon. Avignon 2030, inventer la ville de demain », Agora des conseils de quartier, 11 février 2017, p. 32 : http://www.avignon.fr/fileadmin/Documents/pdf/ma-ville/urbanisme/agora_plu.pdf.)) ». Il s’agit donc de favoriser le « vivre ensemble » dans ces quartiers, c’est-à-dire détruire des immeubles d’habitations, en rénover certains et en construire de nouveaux (de standing supérieur), donc modifier la composition sociale de ces quartiers, très majoritairement occupés par des prolétaires pauvres (à 60 % sous le seuil de pauvreté) et souvent issus de l’immigration maghrébine. Les responsables parlent de « la dé-densification du logement social en favorisant les parcours résidentiels et en permettant l’accueil d’une nouvelle population ((Grand Avignon Mag, n° 34, été 2018, p. 21.))… » (85 % des habitats sont des logements sociaux dans les zones concernées).
Cela va demander un important travail pour que des familles de classes moyennes acceptent de s’installer dans ces quartiers. On comprend dès lors l’intérêt qu’il y a à terminer le chantier de la LEO et mettre ainsi un terme à l’incessant trafic de camions qui, depuis des dizaines d’années, provoque chez les riverains une sur-­fréquence de pathologies graves, notamment des cancers, ainsi qu’une consommation accrue de neuroleptiques ((Philippe Paupert, « Circulation : davantage de cancers sur la rocade d’Avignon », francebleu.fr, 28 février 2019 : https://www.francebleu.fr/infos/societe/davantage-de-cancers-sur-la-rocade-d-avignon-1551188894.)) (le passage des camions dans le quartier devrait être interdit à partir de 2021). On prévoit d’ores et déjà la démolition de 600 à 800 logements sociaux (25 % du parc de la ville), la réhabilitation de 1 500 autres et la construction d’environ 500 logements privés. Si le projet doit permettre des opérations d’accession à la propriété, le nombre de logements sociaux reconstruits devrait être équivalent à celui de ceux détruits, mais ils seront localisés à 70 % dans les autres communes de l’agglomération. Même si la complexe question du relogement doit se régler au cas par cas ((« Je ne sais pas comment on va faire passer des habitants qui ont des loyers modestes chez nous, chez des bailleurs sociaux où les loyers sont plus élevés », se demandait en décembre 2017 Michel Dejoux, directeur général de Grand Avignon Résidences. https://www.tpbm-presse.com/2018-annee-du-renouvellement-urbain-en-vaucluse-2092.html.)), on voit qu’il s’agit ni plus ni moins que d’un vaste transfert de population.

La fonction même de l’équipe municipale lui impose de gérer la ville pour les intérêts de la classe capitaliste ; c’est la règle. Une masse trop importante de chômeurs et de pauvres n’a pas d’intérêt pour les projets de développement urbain et économique qui sont présentés ou qui sont encore dans les cartons du patronat local. Ils deviennent même gênants, d’autant qu’ils votent mal. Dans une ville aussi férue de théâtre, on a sans doute médité cette phrase du pleutre Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple. » Si Avignon veut garder sa spécificité de ville « de gauche », ouverte sur la culture, le bio-citoyen et les biotechnologies vertes (pôle de compétitivité Agroparc), elle se doit en effet de créer de nouveaux quartiers branchés, des îlots de gentrification concentrée ((Des projets d’éco-quartiers existent aussi.)) pour attirer des couples de jeunes cadres/techniciens dynamiques (qui se croient « de gauche » parce qu’ils sont végan ((Évidemment, le phénomène Macron vient un peu brouiller les cartes puisqu’il courtise le même électorat (qui, en définitive, ne fait pas la différence entre Jaurès et Barrès) et que la gauche est en pleine déconfiture. Mais les projets de gentrification évoqués ici, bien que « de gauche », sont tout à fait LREM-compatibles.))…). Mais pour cela il faut de la place, et elle doit donc se débarrasser de ce trop-plein de prolétaires inutiles (mieux vaut les disperser dans les bleds du coin qui, à tous points de vue, sont déjà perdus)… et dont le mode de vie ne correspond de toute façon pas au niveau des « trois libellules » qu’a obtenues la ville au concours 2018 des Capitales françaises de la Biodiversité… Sans cela, on ne se verra jamais décerner les « quatre libellules » !
Voilà le grand remplacement de population planifié, une nouvelle catégorie d’habitants va, à terme, être implantée dans ces quartiers dont on aura extrait une partie des autochtones (les prolétaires les plus pauvres), nouveaux venus qui, tel qu’ils l’ont fait en centre-ville, vont imposer leur culture frelatée et leur mode de vie faussement bohème… beurk.
Sitting Bull reviens, ils sont devenus fous !

Clément

Pour aller plus loin…

Une ville idéale
(South Park, épisode 3, saison 19, 2015)

Ceux qui ne savent pas ce que sont les logiques à l’œuvre dans la gentrification, ni d’ailleurs ce qu’est la gentrification, n’ont qu’à regarder cet épisode quasi mythique de la série South Park.
Suite à la campagne anti-immigrés menée par le fourbe M. Garrison dans l’épisode précédent, la ville de South Park est ridiculisée. Les élites locales espèrent redorer son blason en obtenant l’implantation d’une chaîne de produits bio, Whole Foods Market. Pour favoriser ce projet, elles lancent un programme immobilier d’ampleur : la création d’un quartier à destination des bobos et des hypsters, à la place d’une banlieue poubelle où ne vivent que des familles de white trash… et notamment celle de Kenny, qui, sous son sweat-capuche orange, a une âme de gilet jaune. Alors que leur maison délabrée, si « typique », attire des hordes de jeunes cadres qui en apprécient le « charme rustique », le père de Stan rassure celui de Kenny : « On gentrifie, tout va bien ! » Whole Foods Market reconnaît n’avoir jamais « vu une ville dépenser autant d’énergie à afficher une forme exagérée de conscience sociale » et qu’elle mérite bien son hypermarché bio ! Trey Parker et Matt Stone, créateurs de la série, posent à travers cet épisode assez jubilatoire une question de fond : pour une reconquête territoriale bio-citoyenne « les balles sont-elles bien en métal recyclé » ?

Touche pas à la femme blanche !
(1974, Marco Ferreri, 108 mn)

Ce film franco-italien de Marco ­Ferreri (La Grande Bouffe) est une reconstitution loufoque et grinçante de la bataille de Little Bighorn (1876), où Sioux et Cheyennes mirent en déroute l’armée américaine et où le colonel Custer trouva la mort – l’objectif était alors de chasser les Indiens de leurs terres sacrées, les Black Hills, où on avait découvert de l’or.
Cette parodie de western est tournée dans des décors naturels… en plein cœur de Paris, dans ce qu’on appelle alors « le trou des halles », le gigantesque chantier de destruction des anciennes halles et de leur quartier. Les scènes d’expulsion d’Indiens sont tournées au milieu de bulldozers et pelleteuses en action démolissant les immeubles où résidaient jusqu’alors les prolos du ventre de Paris.
Le travail des urbanistes et des promoteurs immobiliers n’est pourtant pas simple… Car, pendant que Custer (Marcello Mastroianni) flirte avec une infirmière (Catherine Deneuve) près de la fontaine des Innocents, qu’un artiste-vétérinaire (Darry Cowl) réquisitionne une école pour en faire une galerie où il expose des « Indiens hostiles embaumés », que Buffalo Bill (Michel Piccoli) fait sa promo, que la CIA exécute des opposants, que le général Terry (Philippe Noiret) tripote sa fille et lit Marx…, Sitting Bull (Alain Cuny) organise, lui, la résistance à la gentrification ! Pourtant, lorsque les Indiens entrent victorieux dans la ville, on comprend bien qu’« il y aura beaucoup d’autres Custer à tuer » !

The Housing Monster. Travail et logement dans la société capitaliste
(Prole.info, Niet éditions, 2018, 164 p.)

Traduction d’un ouvrage anglo-saxon devenu référence, The Housing Monster est, sous des airs de beau roman graphique, rien moins qu’une introduction à la théorie marxiste en langage clair et direct.
L’angle d’approche est celui du logement, traité depuis l’organisation pratique du travail dans le BTP et le quotidien des ouvriers jusqu’à l’organisation capitaliste de la ville, la spéculation immobilière, les projets urbanistiques et la gentrification, mais le cœur en reste le salariat : « Notre hostilité face au travail ne découle pas de nos idées politiques. Elle vient du fait que nous sommes exploités en tant que salariés. Nos intérêts sont en contradiction directe avec ceux de l’entreprise. […] Notre travail n’est pas une expression de nos vies mais quelque chose qui nous éloigne d’elles. Nous devons passer notre temps à travailler pour quelqu’un d’autre afin d’exister pendant notre propre temps libre. Nous avons besoin du travail autant que nous le détestons ». Du très concret jusqu’à ce qui peut paraître le plus abstrait : l’usage des drogues pour supporter le taff, la fierté du travail bien fait, le genre, les SDF, les logements sociaux, les squats ou bien le capital fictif et la crise économique. Car « une maison, ce n’est pas seulement quatre murs et un toit. Depuis sa conception et sa production jusqu’à la façon dont elle est vendue, habitée, revendue et finalement démolie, cette baraque ne cesse d’être traversée par des conflits. Depuis le travail sur le chantier jusqu’au quotidien du quartier, forces économiques impersonnelles et conflits très personnels se nourrissent mutuellement. Du béton, de la ferraille, du bois et des clous. De la frustration, de la colère, de la rancœur et du désespoir. Les tragédies individuelles reflètent une tragédie sociale infiniment plus large ».

Marche pour le climat : l’exception avignonnaise

Pas de doute, s’il y a bien un domaine où Avignon brille par son exception, c’est l’écologie ! Lancées à Paris le 8 septembre dernier par un journaliste, Maxime Lelong, en réaction à la démission de Nicolas Hulot, des marches pour le climat se sont organisées un peu partout en France pour appeler à agir contre le changement climatique. Fortement relayées sur les réseaux sociaux, ces initiatives ont été ralliées par des associations environnementales et les indécrottables vautours des partis politiques, à l’affût de toute occasion pour faire parler d’eux… Dans une actu plutôt teintée de jaune fluo, on a pu assister à des interactions entre militants écolo et Gilets jaunes à Paris ou ailleurs, les organisateurs des marches ne cédant pas aux demandes de report formulées par le ministre de l’Intérieur. À Avignon, la situation était radicalement différente, puisque la première marche pour le climat était chapeautée par l’élu EELV Jean-Pierre Cervantès et son groupe ; autant dire que tout cela partait déjà d’un mauvais pied… Après une première marche, le 8 septembre, puis une deuxième, le 13 octobre, réunissant près de 2 000 personnes, la décision fut prise par Cervantès d’annuler la marche de décembre, puis de se démarquer de la dynamique nationale en organisant celle de janvier un dimanche, plutôt qu’un samedi, pour « éviter tout risque de débordement avec les manifestations explosives des Gilets jaunes ». Ce choix, pris après une consultation sur Facebook, était ainsi justifié par les organisateurs dans les médias : pour ne pas « heurter le public très familial, avec aussi des personnes âgées, et un cortège animé par un groupe de musique très festive, bien loin des scènes de guérilla urbaine… » Et rebelote en mars… ! Reprenant la vision policière du gouvernement à l’encontre d’une mobilisation des Gilets jaunes pourtant largement pacifiée sous les coups de la répression, Cervantès annonce le 7 mars sur Facebook que « suite au sondage effectué […] et suite aux informations communiquées aussi bien par la préfecture que la Mairie, du fort risque de mobilisation des Gilets jaunes le samedi 16 mars avec de possibles violences dues à des éléments incontrôlés, afin de garantir une marche dans des conditions apaisées, il a été décidé de reporter la marche au dimanche 17 mars ». Mais ça ne chauffe pas que pour le climat… Les tensions montent au sein du comité d’organisation de la marche avignonnaise, à tel point que, ses membres se révélant incapables de s’accorder quelques jours avant le week-end de mobilisation, deux marches sont finalement prévues : une le 16 mars pour se rallier à « la marche du siècle » et aux Gilets jaunes, et une le 17 mars maintenue par Cervantès et son groupe… sans compter la marche des jeunes pour le climat, le 15 mars ! À l’issue des trois jours de mobilisation, Cervantès, fier comme un coq, se gargarise du succès de l’opération depuis l’esplanade du palais des Papes : « Sur les trois jours sur Avignon c’est un printemps climatique, peut-être une nouvelle ère qui approche ! » La température peut continuer de monter (et les glands de marcher), nul doute que l’ère de la connerie a encore de beaux jours devant elle.

KGB

Avignon burning

(Spasme n°15 étant sorti début avril, les évènements evoqués par ce texte vont de la mi-novembre à la fin mars.)

Des débuts enthousiasmants

Avec les Gilets jaunes, la Cité des papes connaît un moment inédit de son histoire. Comme beaucoup de villes de taille moyenne, elle est habituée aux défilés syndicaux traîne-savates. Mais, à partir du 17 novembre, la donne change. La taxe sur le diesel, passant rapidement au second plan, laisse la place à un discours plus large contre la baisse du pouvoir d’achat puis contre la répression. Le 17, la préfecture recense 47 occupations de rond-point dans le Vaucluse ; autour d’Avignon n’en subsistent bientôt plus que cinq (Avignon nord, Avignon sud, Réalpanier, Rognonas, Les Angles), qui, malgré tout, gênent grandement l’approvisionnement de la ville. Progressivement, les rayons de pas mal de petites et grandes surfaces se vident, faute de livraisons.
Du côté des manifestations, c’est du jamais-vu ici. Le 24 novembre est plutôt calme, car de nombreux Gilets jaunes vauclusiens sont montés à Paris ou bien participent à des blocages de ronds-points. Mais l’après-midi du samedi 1er décembre est épique, comme dans beaucoup d’autres endroits en France (bien que la presse nationale n’en parle pas). Une marche pacifique suivie d’une dégustation de produits régionaux devant le palais des Papes a été évoquée par certains organisateurs, mais le scénario s’avère quelque peu différent. À l’heure du départ de la manifestation, il y a déjà 3 000 à 4 000 Gilets jaunes rassemblés devant la préfecture, et les grilles de celle-ci sont immédiatement enfoncées. Après quelques dizaines de minutes d’échanges de cailloux et de gaz lacrymogènes, le cortège finit par s’ébranler sans incidents jusqu’à l’hôtel de ville. Arrivé là, un moment de flottement se fait sentir. La foule se dirige finalement vers le domicile du préfet, situé dans la principale artère commerçante du centre-ville. S’ensuivent alors deux heures et demie d’affrontements entre la trentaine de policiers qui gardent le bâtiment et les manifestants. Quelques gamins qui ont prévu ce jour-là de faire leurs « courses » de Noël en bande se mêlent aux Gilets jaunes pour caillasser les flics et monter des barricades avec des poubelles en feu. Bien que le gros de la foule soit dispersé par des renforts de gendarmerie mobile en début de soirée, les échauffourées se poursuivent dans la nuit. Quelques vitrines de magasin sont cassées, de nombreux abribus sur les boulevards volent en éclats, et une pelleteuse part en fumée sur le chantier du tramway ((L’extrême droite locale tente maladroitement d’instrumentaliser les événements. Le lundi 3 décembre, Julien Langard, conseiller municipal de Carpentras, fustige le préfet pour son laxisme face aux « racailles » venues perturber une manifestation pacifique. La ­Provence révèle cependant le lendemain que l’élu, ex-Front ­national et proche de la ligne de Marion Maréchal-Le Pen, est au premier rang lors des débordements. Jacques BOUDON, « Manif : l’élu qui dénonce le laxisme était parmi les plus actifs », La Provence, mardi 4 décembre 2018, p. 4.)). Le 4 décembre, les commerçants du centre-ville annoncent, la mine déconfite, qu’ils doivent annuler le marché de Noël. Tout le monde sent bien que ça ne fait que commencer, notamment les lycéens. Le même jour, les élèves du lycée professionnel et technique Philippe-de-Girard bloquent avec des poubelles enflammées la route qui passe devant leur bahut et qui est aussi l’un des principaux axes de circulation au sud de la ville. Ils se friteront plusieurs fois avec les flics lors de tentatives de blocage de leur établissement pendant les deux semaines qui suivent. À partir du 6 décembre, des scènes similaires ont lieu devant les lycées René-Char et Aubanel, ainsi que devant les lycées de Carpentras, de Cavaillon et de Villeneuve-lès-Avignon. La situation y est néanmoins plus rapidement maîtrisée par les forces de l’ordre, et le préfet ordonne la fermeture administrative de certains établissements pendant quelques jours.
Encore au moins deux belles manifestations ont lieu à Avignon, bien qu’on sente que ce n’est plus pareil. Le 8 décembre, malgré les exhortations des « chefs » à rester sur les ronds-points pour éviter la casse et les affrontements, plusieurs milliers de Gilets jaunes sont présents dans un cortège qui entre de nouveau dans le centre-ville. Le préfet et la municipalité ont, de leur côté, prévu de ne pas s’y laisser prendre à deux fois. Toutes les bennes à ordures et tout ce qui pourrait fournir des projectiles ou de quoi bâtir des barricades a été enlevé, et les forces de l’ordre sont cette fois-ci en nombre. L’émeute éclate pourtant, opposant pendant plusieurs heures des groupes Gilets jaunes aux CRS et aux baqueux pour le contrôle de la rue de la République, de la place de l’Horloge et de la place Pie. Les flics, qui comptent 16 blessés dans leurs rangs, utilisent plus de 150 fois leurs flash-balls (cassant parfois des vitrines de magasin).
Il faut ensuite attendre le 19 janvier pour qu’ait de nouveau lieu une manifestation digne de ce nom. Renouant avec celles de début décembre, elle s’illustre par l’attaque du commissariat d’Avignon (dont le portail est cassé), par une tentative d’incendie des portes de la mairie, par plusieurs heures d’affrontements avec les flics en plein boulevards et par le bris de vitrines de banque. Détail cocasse, une responsable locale du PCF quitte le cortège lorsqu’un petit groupe de manifestants arrache les planches de contreplaqué d’une façade de banque pour s’en faire une protection contre les LBD 40 (voir photo pp. 28-29). La malheureuse, pour qui participer à une manifestation non déclarée a déjà dû être une épreuve, manque de s’évanouir à la vue de cet affront fait au grand capital !

Le retour de bâton

Dans un premier temps, un joyeux désordre s’impose donc. Christophe Chalençon, qui s’autoproclame chef du mouvement en Vaucluse devant la presse locale et nationale, se révèle incapable de gérer quoi que ce soit. Pour couronner le tout, une vidéo révélant dès la fin novembre qu’il est au minimum raciste, mauvais payeur et politiquement opportuniste sape sérieusement son autorité (il passe donc le reste du mouvement à Paris). Pour autant, le mouvement n’arrivant pas à faire émerger une ligne de classe, le petit patronat et l’État parviennent à agir à l’extérieur comme à l’intérieur pour imposer progressivement le retour à l’ordre. Au départ, le chantage à l’embauche et les larmes de crocodile du patron d’Auchan, dans la presse locale, n’ont aucun effet sur la mobilisation. Mais la crainte des petits commerçants de tomber au rang de smicards ou de galériens – en somme de devenir comme la majorité des Gilets jaunes – trouve malheureusement plus d’oreilles attentives. Répétant à l’envi qu’eux aussi sont Gilets jaunes, ils préconisent d’arrêter les blocages et soutiennent les actions purement symboliques. Des patrons de PME manient, de leur côté, le chaud et le froid. Le 17 décembre, celui de la ­Dispam, une plate-forme logistique liée à la grande distribution, envoie une trentaine de vigiles ex-légionnaires empêcher des Gilets jaunes de bloquer son entreprise. Trois jours plus tard, on apprend cependant au court d’une réunion rassemblant des manifestants ­d’Avignon nord qu’il a également pris contact avec leurs référents élus deux semaines plus tôt. Le principal d’entre eux, Anthony Pereira, lui-même patron de deux sociétés, explique publiquement à l’assemblée et devant un responsable de la Dispam que les référents se désolidarisent des groupes de bloqueurs indépendants « qui veulent faire leur petite révolution ». Cette prise de position ne suscite pas d’opposition, probablement parce qu’elle intervient à un moment où bon nombre de participants souhaitent que les blocages soient moins brouillons. Il arrive en effet que des altercations nocturnes éclatent sur fond d’alcoolémie élevée. Tout le monde n’apprécie pas non plus que des rapines soient commises dans les camions arrêtés. La frange petite-­bourgeoise du mouvement étant la première à proposer des réponses à ces problèmes, elle prend logiquement l’ascendant dans la direction des opérations à Avignon. Fin décembre, nous en arrivons au point où le référent d’Avignon nord entre carrément en contact avec Jean-François Cesarini, le député LREM du Vaucluse, pour ouvrir le « dialogue ». Si l’initiative passe mal chez beaucoup de Gilets jaunes, notamment à cause de la forte répression que mène le gouvernement, Pereira bénéficie d’une certaine légitimité. Dans sa démarche, il est notamment épaulé par Laurence ­Cermolacce-Boissier, conseillère municipale France insoumise de la ville voisine d’Entraigues-sur-la-Sorgue et administratrice à l’office HLM du département. Cela aboutit, le 1er février, à une grand-messe organisée conjointement par les référents d’Avignon nord et le député dans l’hôtel de ville d’Avignon. Devant un parterre de notables locaux et quelques Gilets jaunes, Anthony Pereira fait, au nom du mouvement, des excuses publiques aux commerçants de la ville pour la gêne occasionnée par les manifestations. L’attitude « constructive » de ce groupe de Gilets jaunes et ses liens avec les élus locaux lui permettent de bénéficier de quelques « facilités » logistiques : la mise à disposition par la mairie d’Avignon (PS) d’une salle pour y tenir une permanence et d’une seconde, par la municipalité du Pontet (RN), pour organiser des débats citoyens « sans tabou ». Cette attitude provoque une rupture avec une partie des militants de gauche avignonnais (NPA, FI, CGT, PCF, Sud) qui avaient progressivement rejoint les Gilets jaunes d’Avignon nord et qui forment à la mi-février un groupe spécifique nommé « Union progressiste 84 en action ».
Au sud d’Avignon, on n’est pas en reste niveau entourloupe. Les points de blocage de Bonpas et Rognonas rentrent très tôt dans le rang. Ses participants désignent pour référent un certain Maxime Souque, salarié dans la sécurité. Après la manifestation du 1er décembre, celui-ci est allé une première fois à la rencontre du député Cesarini pour lui remettre symboliquement des amendements de loi concernant la hausse du Smic, la taxation sur le kérosène, la revalorisation des retraites ou encore l’allègement des charges patronales. À la suite de la manifestation non déclarée du 8 décembre, il dépose un parcours de manifestation pour le 15. L’objectif est de prendre en main le rassemblement tout en satisfaisant le préfet et le petit commerce. Le cortège doit en effet tourner autour des remparts sans entrer dans le centre-ville. Pour éviter les surprises, plusieurs dizaines de motards Gilets jaunes font même office d’auxiliaires de police en bloquant systématiquement les portes de la ville au passage des manifestants. Bien qu’entre 100 et 200 personnes déterminées parviennent à forcer le barrage, l’opération de pacification réussit globalement. Ce revers infligé à la lutte par les défenseurs du petit patronat n’empêche pas pour autant un leader local du NPA d’exulter sur Facebook : « Quand avec un cortège de dix camarades [sic] on prend en charge l’animation d’une manif de 4 000 personnes, qu’on rend les fafs inaudibles et qu’on est filmés et pris en photo par tous les médias… On est fiers de nous » (dans la manif, personne n’avait compris que le gars au mégaphone était du NPA). Cette journée marque rétrospectivement un tournant, le début de la fin du mouvement à Avignon. Le référent de Bonpas-Rognonas garde, quant à lui, un accès aux réunions des référents vauclusiens, bien qu’en pratique il n’y ait plus de Gilets jaunes au sud ­d’Avignon à partir de la fin décembre.
Il maintient également une existence virtuelle en lançant aux côtés de deux commerçants et d’un infirmier libéral le site participatif Le Vrai Débat. Ce projet est annoncé la première fois le 25 décembre sur la page Facebook « Union Gilets jaunes 84 (( Cette page relaye les informations relatives à la mobilisation dans le département. Initialement très proche de Christophe Chalençon, elle s’en dissocie officiellement le 24 décembre.)) ». Présenté comme un outil indispensable de la démocratie 2.0, Le Vrai Débat se résume en pratique à une boîte à idées interactive. La plate-forme logicielle sur laquelle il repose est développée par la start-up Cap Collectif (spécialisé dans la « civic tech ») et avait déjà été utilisée en 2017… par le candidat Macron. Très portée sur le RIC, la petite équipe derrière Le Vrai Débat participe également avec d’autres Gilets jaunes à faire venir Étienne Chouard, le 20 janvier, à Vedène. Le gourou du démocratisme y tient une conférence devant 400 personnes dans la salle de spectacle publique L’Autre scène, aux côtés d’acteurs associatifs locaux (monnaie locale, SEL, supermarché coopératif GEM…).

Théorie du genre, mariage pour tous et quenelle

Difficile enfin d’évoquer la mobilisation des Gilets jaunes à Avignon sans s’arrêter sur le rôle joué par un individu pour le moins exubérant et symptomatique du confusionnisme ambiant. « Anticapitaliste », « antisioniste » et défenseur des valeurs islamiques, Abdel Zahiri est bien connu du paysage militant avignonnais. Ex-membre du NPA, il soutient en 2010-2011 Ilham Moussaïd, candidate voilée qui fait imploser le tout jeune parti sur la question de l’islam. Par la suite, il fonde l’association Respect, égalité et dignité (Red), qui mélange revendications pro-Gaza (liées aux campagnes BDS), militantisme en « défense » des musulmans (du port du voile et du burkini aux Rohingyas), et distribution de repas aux SDF. Probablement dans un esprit de convergence des luttes, lors des élections municipales de 2014, il fait campagne auprès du candidat UMP sur une ligne hostile au mariage pour tous ; lors d’un meeting de soutien, il n’hésite pas à imputer à la « théorie du genre » l’existence des enfants-soldats en Afrique ((Voir ici : https://youtu.be/cm0mEZJR7Jw. Un billet de blog recense également quelques « dérapages » de Zahiri ici : https://blogs.mediapart.fr/lancetre/blog/020319/qui-est-abdel-zahiri-le-gilet-jaune-emprisonne.)) !
Ce mélange des genres – si l’on peut dire – ne l’empêche pas pour autant d’intégrer, en novembre 2018, le collectif « Fâchés pas fachos ». Constitué par des militants de gauche souhaitant débusquer l’extrême droite au sein des Gilets jaunes, le collectif est au départ hostile à la mobilisation, mais finit par s’y fondre, prétendant représenter les « quartiers » d’Avignon. En son sein, Abdel Zahiri commence par dénoncer sur les ronds-points les sorties antimusulmans de Chalençon et les propos racistes de certains Gilets jaunes. Bien qu’il mette en lumière certaines réalités, son discours communautariste agace. Au départ simplement présent à Avignon nord, Zahiri commence à prendre l’ascendant sur ce point de blocage à partir de la mi-décembre. Son champ d’action se libère encore un peu plus à partir du 24 décembre, lorsque Anthony Pereira est mis partiellement sur la touche en raison d’un contrôle judiciaire. En militant rodé, Zahiri sait prendre des décisions qui paraissent bonnes et il est capable de piloter et de mettre en confiance des manifestants. Filmant en live sur Facebook toutes les actions des Gilets jaunes, on l’entend alternativement donner des consignes de sécurité aux gens, négocier avec la police, mais aussi défendre la « quenelle » de Dieudonné. Partisan d’une alliance entre Gilets jaunes et syndicats, il invite la CGT, début janvier, sous la cabane d’Avignon nord. Le 10 janvier, il anime également une réunion publique rassemblant des référents Gilets jaunes d’Avignon nord et de Carpentras et des représentants de l’UL-CGT et de Sud-Solidaires. Dans le public, les militants PCF, NPA, FI, CGT et Sud font preuve d’une étrange amnésie sur le pedigree de leur hôte, qu’ils connaissent pourtant très bien.
L’ascension de Zahiri prend cependant fin plus vite qu’il ne l’avait prévu. Le 5 janvier, il est, lui aussi, placé sous contrôle judiciaire en attendant d’être jugé pour le même blocage d’autoroute qu’Anthony Pereira. Mais, le 16 janvier, il se rend tout de même au commissariat d’Avignon, accompagné de quelques Gilets jaunes, pour faire un coup de com en allant porter plainte contre Luc Ferry (( En direct sur Radio Classique, l’ancien ministre avait appelé la police à tirer à balles réelles sur les Gilets jaunes.)). Un commissaire l’accuse alors de l’avoir menacé. Retenu en garde à vue, Abdel Zahiri est condamné le lendemain en comparution immédiate à quatre mois de prison ferme avec mandat de dépôt. Une sévérité qui surprend tout le monde.

Antirépression et effilochement du mouvement

Si Abdel Zahiri incite les Gilets jaunes à soutenir leurs camarades poursuivis, les condamnés du mouvement depuis décembre ont néanmoins jusque-là suscité l’indifférence générale. Son procès a le mérite de réveiller un peu le mouvement avignonnais sur la question de la répression. À partir de là, on commence à voir du monde remplir les salles d’audience en soutien aux accusés. Malheureusement, aucune défense collective ne parvient à se mettre en place, et les stratégies individuelles (ou plutôt leur absence) ou affinitaires restent la norme. Zahiri bénéficie de l’aide de son réseau militant et de ses proches. Ceux-là médiatisent son cas et ouvrent une cagnotte en ligne pour lui, quitte à en faire un martyr. Des membres d’organisations de gauche, qui se sont jusque-là désintéressés du sort des prolos anonymes condamnés, lui organisent même un rassemblement de soutien sous les murs de la prison du Pontet. Ce mélange de personnalisation et d’incrustation des organisations politiques ajoute de la confusion à la lutte. D’autant que le cas Zahiri provoque toujours de houleux débats internes. On le constate lorsque l’UL-CGT, qui co-organise la manifestation, s’en désolidarise au dernier moment. Elle fait mine, dans la presse locale, de ne pas avoir compris que l’événement avait pour objectif « la défense d’un individu qui porte des notions de haine, d’homophobie, etc. (( « Vaucluse : la CGT se désolidarise des Gilets jaunes », La Provence, 25 janvier 2019, url : https://www.laprovence.com/actu/en-direct/5340469/vaucluse-la-cgt-se-desolidarise-des-gilets-jaunes.html)) » (on remarquera le « etc. »). Compte tenu de la proximité de la CGT et de Zahiri les semaines précédentes, cette soudaine réminiscence passa logiquement pour une trahison chez ce qu’il reste de Gilets jaunes. Mais il est vrai que, à mesure que localement le mouvement s’étiole, les signes de ralliement à l’antisémitisme sauce Dieudonné sont affichés par certains avec de moins en moins de complexes et dans la plus grande indifférence (( L’humour de Dieudonné est plutôt bien admis, et les reportages de Vincent Lapierre, appréciés. Fin février, nous en arrivons au stade où les militants de gauche de l’« Union progressiste 84 en action » (NPA, FI, etc.) se retrouvent régulièrement dans la cabane d’Avignon nord, au-dessus de laquelle est disposé bien en évidence un modèle de gilet jaune vendu par Dieudonné. Très reconnaissable, il arbore un ananas, référence à la chanson négationniste « Shoananas » de l’« humoriste », et le slogan « Macron la sens-tu la quenelle ? ».)).
Ce genre de retournement n’aide pas à renforcer la « grève générale » du 5 février, qui ne s’annonce déjà pas fameuse. La manifestation syndicale qui accompagne cette journée, à défaut d’être intéressante, rassemble un peu de monde à Avignon, mais comme au niveau national, l’UL-CGT joue le jeu des autorités tout en faisant mine de satisfaire sa base. La manifestation relie la gare à la préfecture en une heure chrono, évitant soigneusement le centre-ville. Franchir les remparts de la ville est pourtant redevenu un enjeu de la lutte au niveau local depuis que la mairie barricade certains de ses accès avec des blocs de béton et des plaques d’acier. Sous le coup de la fatigue et de la répression, le mouvement en Vaucluse s’effondre. Il tente péniblement de se relancer en appelant à une manifestation « nationale » (dans les faits plutôt interdépartementale) le 30 mars. La préfecture joue alors la carte de la psychose : elle interdit la manifestation, boucle totalement la ville et ferme la gare et les parkings alentours. Entre 2 000 et 3 000 manifestants répondent néanmoins présents, une partie du cortège improvisant même un tracé inédit à travers le quartier de la Rocade. Mais compte tenu des prétentions de l’appel, la mobilisation reste faible et ne peut faire le poids face à un arsenal répressif démesuré. Du côté des ronds-point, les dernières cabanes ont été détruites par la police ou par des incendies d’opposants au mouvement quelques semaines avant.

Conclusion

La dernière fois que le centre-ville d’Avignon a connu autant d’heures d’émeute, c’est… sans doute durant la Révolution française. Aujourd’hui, les « gueux » écornent l’image de la ville carte postale vendue aux touristes. Malheureusement, pendant que le gouvernement ne lâche rien et réprime le mouvement, les Gilets jaunes d’Avignon ne savent pas plus qu’ailleurs accoucher d’une critique de l’exploitation capitaliste. Nous restons embourbés dans un mélange de populisme, de démocratisme, de souverainisme anti-UE et de discours « anti-­système » plus ou moins complotistes, aux accents parfois antisémites. Sur le terrain, nous ne nous heurtons pas tant à une incompréhension quant aux enjeux de la lutte des classes qu’à un refus de la regarder en face. Cela n’est pas surprenant de la part de la petite-bourgeoisie, mais les prolétaires qui composent la masse des Gilets jaunes craignent le clivage que cela suppose au sein du mouvement. Il semble donc plus simple de se battre contre une « oligarchie » nébuleuse prétendument responsable de tous nos maux plutôt que contre la servitude très concrète infligée au quotidien par les patrons et par l’État. Le mouvement est aujourd’hui considérablement affaibli, mais les braises couvent toujours et il est possible que cela reparte sous une forme ou une autre. D’ici là, il faut donc continuer de clarifier au mieux les lignes de classe.

M.

Gilet ou pas gilet : ça n’est pas la question !

La saison automne-hiver 2018-2019 aura probablement été l’un des moments de révolte les plus intenses qu’il nous ait été donné de vivre en France depuis longtemps. Se revendiquant du peuple, les Gilets jaunes posent un certain nombre de questions à ceux qui, comme nous, aspirent à une société où les classes seront abolies. À l’heure où le mouvement baisse en intensité, il s’agit donc d’en tirer un bilan provisoire et d’envisager quels dépassements dialectiques pourraient avoir lieu.

La grande claque pour la gauche

Les Gilets jaunes ont surpris tous les habitués des mouvements sociaux. La gauche, jusque dans ses franges les plus radicales, a subi un K.-O. debout. Ses militants ont dès le départ abordé la question sous un angle purement idéologique et caricatural. Selon eux, les pauvres ne pouvaient pas se soulever contre une hausse de la taxe sur le diesel. S’ils enfilaient le fameux gilet de sécurité, c’est qu’ils avaient été manipulés par la fachosphère. Début novembre, il est donc de bon ton de se moquer de ces gens qui défendent le « droit de polluer » sans comprendre les impératifs écologiques de notre temps. S’attaquer à la taxe diesel est même parfois considéré comme une résurgence poujadiste ! Il suffit pourtant de se renseigner sur le mouvement de défense des commerçants et des artisans créé par Pierre Poujade dans les années 1950 pour comprendre que les Gilets jaunes n’ont pas grand-chose à voir ((Voir par exemple Ferdinand CHARBIT, « Le mouvement Poujade », La ­Révolution ­prolétarienne, no 93, pp. 7-9. Consultable sur le site Archives Autonomies à l’url : ­http://­archivesautonomies.org/spip.php?article1657)). Certes ils comptent dans leurs rangs une frange petite-­bourgeoise – réduite à peau de chagrin au fil du temps – qui cherche à défendre ses intérêts. Mais, dès le départ, le mouvement cible la taxe sur le diesel, c’est-à-dire un impôt indirect touchant de nombreux prolétaires. Le petit patronat tente bien de glisser son combat contre les cotisations sociales parmi les revendications, mais, bien que l’idée ne soit pas rejetée nettement, son succès est très relatif. Au contraire, les revendications concernant les retraités modestes (hausse des petites retraites, maintien des pensions de réversion, hausse du plafond d’exonération de la CSG, refus de l’augmentation de la CSG) sont présentes dès le début du mouvement. Elles sont rejointes plus tard par une demande, certes timide et sujette à des intoxications patronales jouant sur la confusion entre salaires brut et net, de revalorisation du Smic. Les Gilets jaunes portent donc un ensemble de revendications bien trop contradictoires pour être qualifiées de poujadistes. Le fait que la gauche, de son côté, ne saisisse pas immédiatement en quoi le prix du diesel touche pleinement à la question sociale souligne le fait qu’elle est coupée depuis longtemps des exploités et ne s’intéresse plus vraiment à leur sort. Plus ennuyeux, nombre de révolutionnaires censés être contre le principe étatique ont prouvé leur incapacité à formuler une critique de l’impôt. Sous prétexte que le patronat se mobilise contre « les taxes » – façon de mettre dans le même sac impôts et cotisations sociales –, ils ne savent pas quoi en dire. Nous ne voyons pourtant pas en quoi il serait plus « sale » de défendre une position révolutionnaire au sein des Gilets jaunes que dans les habituelles mobilisations syndicales ne voyant pas plus loin que le salariat, l’État et la fonction publique… Certes, cette révolte, au départ antifiscale, est souvent très confuse, mais l’absence totale d’encadrement montre (au moins dans les premières semaines) que bien plus de dépassements y sont possibles que dans les mobilisations bien balisées et certifiées de gauche. Encore faut-il ne pas avoir peur de débattre avec des gens sans formation politique et ne pas limiter ses ambitions à faire le parasite « radical » au cul des militants professionnels, avec lesquels on est sûr que jamais rien ne bougera…

Un mouvement sans chefs ?

La nature du mouvement des Gilets jaunes risque de faire l’objet de longs débats pour les années à venir. Manifestant une défiance farouche envers la démocratie représentative et les organisations classiques, il se déclare immédiatement « sans chefs ». Le refus des Gilets jaunes de se ranger derrière des représentants est l’une des grandes difficultés posées aux pouvoirs politiques et médiatiques. Dans les premiers temps, les télévisions présentent une quantité incalculable de « portes-parole », qu’elles désignent souvent elles-mêmes en fonction du discours qu’elles veulent mettre en avant. Mais il suffit que ces invités disent un mot de travers ou s’engagent dans une voie qui ne fait pas consensus au sein du mouvement pour qu’ils se retrouvent harcelés, moqués, voire intimidés par la foule des Gilets jaunes. Ingrid Levavasseur et Hayk Shahinyan, longtemps adulés par les Gilets jaunes, voient ainsi leur popularité s’effondrer lorsqu’ils lancent leur liste électorale pour les européennes, soutenue par Bernard Tapie. Les appels au calme et à l’arrêt des blocages de Jacline Mouraud, figure du mouvement depuis ses origines, entraînent, quant à eux, sa disgrâce.
Un grand nombre de porte-parole autoproclamés des Gilets jaunes se voient également marginalisés au fur et à mesure que leur proximité avec des partis politiques sont révèlés. Frank Buhler, l’un des initiateurs du mouvement sur Facebook, est rapidement désavoué lorsqu’on apprend qu’il est passé par le FN et Debout la France. Le Toulousain Benjamin Cauchy paye, lui aussi, sa proximité avec le parti de Dupont-Aignan. Dans le ­Vaucluse, Christophe Chalençon, qui s’auto­désigne « chien de berger du peuple » et qui est médiatisé jusqu’en février, n’a plus guère de soutien sur le terrain dès le mois de décembre. Son activisme anti-islam, son soutien opportuniste à LREM durant les précédentes législatives et ses pratiques douteuses en affaires ont eu raison de lui, bien que les médias continuent de le solliciter pour ses sorties chocs.
Seuls quelques leaders principaux savent sortir du lot : Éric Drouet, Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle, alias « Fly Rider ((Il y a d’autres figures relativement importantes, mentionnons notamment François Boulo et Jérôme Rodrigues.)) ». Leur longévité, malgré leurs désaccords, semble s’expliquer par leur capacité à surfer sur la tendance générale du mouvement et à s’adapter aux situations. Ils jouent le rôle de ce que les professionnels du marketing appellent des « influenceurs ». Se filmant au format selfie dans des vidéos en direct diffusées sur Facebook, ils apparaissent comme des gens « normaux », dont tout un chacun peut se sentir proche. Inspirant la confiance et consultant sans arrêt l’avis les internautes, ils proposent les orientations que doivent prendre, selon eux, le mouvement. Celles-ci sont immédiatement appuyées par des milliers de personnes dans tous les groupes Facebook de Gilets jaunes, souvent pour le pire. Maxime Nicolle donne, par exemple, un formidable écho à certaines thèses complotistes dont l’extrême droite inonde les réseaux (notamment celles concernant le pacte de Marrakech). On le voit également appeler les Gilets jaunes à retirer des banques l’argent qu’ils n’ont pas, espérant créer ainsi une panique bancaire. Plus tard, avec Drouet, ils appellent à la « grève générale » le 5 février, mais on sent qu’ils n’y comprennent pas grand-chose puisqu’ils appellent les patrons à la faire…
Le trio crée également de l’adhésion en jouant sur des références révolutionnaires face au gouvernement. Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle tiennent ainsi une conférence de presse devant la salle du Jeu de paume, à Versailles. En direct sur BFMTV, Éric Drouet appelle, quant à lui, à marcher sur l’Élysée avant de se rétracter face aux menaces de poursuites. Ils restent par ailleurs relativement neutres à propos de la violence des manifestants, tout en dénonçant abondamment celle de la police. Une voix qui contraste radicalement avec la déclaration intersyndicale du 6 décembre, dans laquelle les grosses confédérations se rangent du côté du gouvernement et « dénoncent toutes formes de violence dans l’expression des revendications ((« Déclaration des organisations syndicales CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, UNSA, et FSU », 6 décembre 2018, consultable à l’url : https://www.cfdt.fr/portail/presse/­communiques-de-presse/declaration-des-­organisations-syndicales-cfdt-cgt-fo-cfe-cgc-cftc-unsa-et-fsu-srv1_631623)) ».
Est-il possible de déduire de tout cela que ces leaders jouent le rôle de chefs à proprement parler ? En agrégeant des communautés virtuelles autour d’eux sur la base de leur « parler vrai », ils pèsent sur le mouvement, mais sur les ronds-points et dans les manifestations ils ne sont pas non plus le centre des préoccupations. L’avenir nous dira s’ils finissent par se reconvertir dans la politique classique, mais il se peut aussi qu’ils retombent simplement dans l’anonymat.

Apolitique ?

Selon certains, « l’apolitisme » revendiqué par les Gilets jaunes n’était qu’une manière pour l’extrême droite d’avancer à visage masqué. S’il est évident que la fachosphère s’est beaucoup investie de manière plus ou moins affichée, cette interprétation est simpliste. L’apolitisme du mouvement recouvre des réalités diverses. Il est parfois à comprendre comme un rejet du cirque politicien, la politique étant perçue comme ce qui diviserait « le peuple ». Par moments, il peut néanmoins se révéler plus subversif car très ­antipolitique. Surtout dans la phase montante du mouvement, les revendications, extrêmement hétéroclites, servent souvent de support à l’expression d’une colère en réalité bien plus large, mais compliquée à formuler ((Bien que nous ayons des réserves sur certains points de son analyse, l’historien Gérard Noiriel observe très bien ce phénomène dès la fin novembre en montrant que le thème de la fiscalité exprime en réalité un ras-le-bol général. Gérard ­NOIRIEL, « Les Gilets jaunes et les “leçons de l’histoire” », Le populaire dans tout ses états, 21 novembre 2018, url : https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-­lecons-de-lhistoire/)). Dès le 18 novembre, les Gilets jaunes qui restent sur les ronds-points expliquent ainsi que la hausse de la taxe sur le diesel est « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » d’un malaise général. Et, en effet, l’annulation de celle-ci par Macron ne stoppera rien. Au fond, on ne lutte donc pas tant pour quelque chose en particulier, mais pour un tout difficile à cerner. Une volonté de vivre et non plus survivre s’exprime et elle dépasse les préoccupations gestionnaires auxquelles la politique confine. Un pic est atteint avec les émeutes qui ont lieu dans tout le pays le 1er décembre. Ce jour-là, la joie de la destruction paraît devenir le moteur principal de bon nombre de manifestants. La fièvre avec laquelle les quartiers bourgeois de Paris et de certaines villes de province sont saccagés est réjouissante. Si des groupuscules d’extrême droite ou d’extrême gauche s’illustrent ce jour-là, les principaux acteurs des émeutes sont avant tout des prolétaires provinciaux n’ayant jamais manifesté ni milité de leur vie et qui ne sont encadrés par aucune organisation. Le 8 décembre, interdits d’accès aux Champs-­Élysées à la suite des affrontements du samedi précédent, perdus dans une capitale qu’ils ne connaissent pas, ils s’attaquent aux arrondissements huppés alentour, qui leur tendent les bras.

Il est évident qu’au lendemain du 1er décembre nous sommes nombreux, en France et probablement au-delà, à avoir le sentiment de plonger dans l’inconnu. Pour la première fois depuis très longtemps, dans un centre du capitalisme mondial, le pouvoir politique et la bourgeoisie ressentent réellement la peur. Ils sont face à une révolte qui se radicalise et sur laquelle ils n’ont pas prise. La seul réponse envisagée est donc répressive : le gouvernement mobilise la totalité de ses effectifs de police en prévision du samedi suivant. En face, les Gilets jaunes sont mis face à leurs responsabilités : ils refusent la médiation par des chefs, et leur colère ne parvient pas à rentrer dans un corpus de revendications, il faut donc assumer l’autonomie et ne rien négocier. Mais cette brèche ouverte surprend le mouvement lui-même et ­l’effraye finalement. C’est précisément dans la semaine du 2 au 9 décembre que Maxime Nicolle promeut la revendication d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui était plutôt confidentielle jusque-là. Une majorité de Gilets jaunes s’en saisit alors et en fait sa revendication principale. Le RIC est une solution « magique » toute trouvée. Remettant à d’hypothétiques votations postérieures toutes les questions soulevées par le mouvement, en particulier celles liées à la classe, il n’est pas clivant. S’appuyant sur les travaux de « spécialistes » comme Étienne Chouard, le RIC paraît raisonnable, contrairement à l’impression de chaos laissée par les émeutes. Il permet d’avoir une réclamation claire à formuler au gouvernement. Peu importe que ce dernier y réponde favorablement ou non, le mouvement peut finalement rester dans le registre de la supplique au pouvoir. Le RIC est la résilience de l’ordre des choses. C’est là que le mouvement entame sa décrue et se calcifie progressivement en mouvement politique.

Souverainisme et antisémitisme

Si les blocages et les perturbations du commerce par les manifestations du samedi ont un impact économique probablement plus important que la plupart des grèves de ces dernières années, comme elles, ils n’ont pas pour objectif de s’attaquer réellement au capital. Les blocages de poids lourds, les radars détruits ou les opérations péages gratuits visent avant tout à combattre les « taxes », avec lesquelles nos gouvernants se gaveraient, à l’image des seigneurs du Moyen Âge. La plupart des prolos en gilet fluo prennent le risque de se faire écraser par un camion ou éborgner par un flic en se battant pour « la France », mais n’osent pas dire merde à leur patron. Si les grandes entreprises sont parfois visées, ce n’est pas tant parce qu’elles exploitent que parce qu’elles exploitent trop durement et qu’elles trichent avec l’impôt. Les patrons de TPE/PME sont, eux, épargnés par la critique des Gilets jaunes, bien que leurs organisations représentatives finissent par s’opposer clairement aux manifestations.
Sur internet, le mouvement est largement biberonné aux théories, répandues du NPA au RN, qui opposent une bonne économie « réelle » (nationale, souveraine, à échelle humaine) à une mauvaise économie « virtuelle » (mondialisée, financière, opaque). Visant à défendre les intérêts d’une bourgeoisie qui n’apparaît pas nettement liée au capitalisme international contre celle qui l’est pleinement, ce type de critique tronquée du capitalisme nie les rapports d’exploitation et veut substituer à la lutte des classes un combat contre les inégalités de richesse. Ces théories présentent donc un aspect souverainiste et ciblent « l’oligarchie », les « 1 % », les « 200 familles » ou « les Juifs ». Ajoutons qu’une proportion difficile à évaluer, mais non négligeable, de Gilets jaunes est sensible aux théories antisémites propagées par la galaxie soralo-dieudonniste.
Cela explique le déni quasi général des Gilets jaunes face au caractère raciste de l’agression verbale subie en marge de la manifestation du 16 février par le philosophe réactionnaire Alain Finkiel­kraut. Comme pour ajouter du lamentable au lamentable, c’est à ce moment-là qu’une partie de l’extrême gauche parisienne juge bon de se rappeler à nos esprits (nous l’avions un peu oubliée, il faut l’avouer). Bien que très éloignée de la réalité du mouvement, elle théorise depuis plusieurs semaines une hypothétique séparation entre « quartiers populaires » et Gilets jaunes fondée sur les « races sociales » et s’est mise en tête qu’il faut faire converger ces deux entités ((Pour réfuter ce point de vue, voir Nedjib SIDI MOUSSA, « Gilets jaunes et banlieues françaises : une convergence impossible ? », Middle East Eye, 19 janvier 2019, url : https://www.middleeasteye.net/fr/opinion/gilets-jaunes-et-banlieues-francaises-une-convergence-impossible)). Le 19 février, face à un pouvoir qui appelle à des rassemblements contre l’antisémitisme afin d’exploiter l’incapacité des Gilets jaunes à faire le ménage dans leurs rangs (voire à comprendre de quoi on leur parle), le Parti des Indigènes de la République, l’Union juive française pour la paix, le NPA ou encore l’Action antifasciste Paris-banlieue invitent à un contre-rassemblement à ­Ménilmontant. L’initiative promet de dénoncer « l’antisémitisme, son instrumentalisation et tous les racismes ». Dans les faits, ses animateurs relativisent surtout la réalité de l’anti­sémitisme au sein des couches « populaires » de la société française, qu’il provienne des « quartiers » ou des « Blancs » de province, malgré ses manifestations épisodiques mais flagrantes dans les cortèges de Gilets jaunes (« quenelle », fixette sur Rothschild…). Appliquant la même recette qu’avec les banlieues qu’elle peine à draguer, cette extrême gauche pense que c’est en avalisant ce qu’il y a de plus crasseux dans le mouvement social qu’elle parviendra à s’y incruster.

Et après ?

Partant de ces constats, il a pu être tentant pour certains de renvoyer les Gilets jaunes à un phénomène se rapprochant du fascisme. Il s’agit de fantasme. À l’heure actuelle, aucun leader à poigne ne s’est dégagé. Dans la rue, les tentatives des quelques dizaines de militants identitaires de s’imposer en tant que service d’ordre dans les manifestations ont finalement échoué. On est très loin des centaines de milliers de SA ou de Chemises noires circulant dans les rues les années précédant leur prise du pouvoir respective. Parmi les revendications très hétéroclites, le thème de l’immigration, poussé à fond par ­l’extrême droite, a été mis de côté car trop clivant. Le RIC, que certains ont vu comme l’équivalent des plébiscites de systèmes politiques autoritaires, est surtout un symptôme aigu du démocratisme béni-oui-oui qui sévit depuis des années. Remarquons enfin que, malgré la forte implication médiatique russe via la chaîne de télévision RT, le mouvement ne s’est jamais rapproché concrètement de régimes d’extrême droite étrangers qui auraient voulu le soutenir. La seule rencontre entre un responsable d’un autre pays et un Gilet jaune fut celle entre le vice-Premier ministre italien, Luigi di Maio (Mouvement 5 étoiles), et Christophe Chalençon, déjà largement discrédité. En définitive, les thèses de la droite dure ont trouvé une caisse de résonance inhabituelle dans le mouvement, mais elles n’ont pas réussi à lui imposer ses projets politiques. Si les Gilets jaunes sont bien une manifestation du « moment populiste » dont se réjouissent certains intellectuels d’extrême droite (Alain de Benoist) ou d’extrême gauche (Chantal Mouffe), il manque bien trop d’ingrédients pour en faire des fascistes.
Impossible évidemment de savoir de quoi l’avenir sera fait et de quoi les Gilets jaunes sont annonciateurs. Constatons tout de même quelques dépassements intéressants. La léthargie proflics liée au contexte antiterroriste a explosé. Alors qu’on déplore l’atomisation des rapports humains, des gens ont passé trois mois d’hiver sur des ronds-points et ont tissé du commun dans une lutte. Si les questions de classe sont difficiles à aborder, l’image du petit commerce a quand même été écornée par ses plaintes incessantes envers les manifestations du week-end. Les boutiquiers se sont peu a peu révélés pour ce qu’ils sont : une catégorie détestable qui ne pense qu’à sa gueule. Le saccage des Champs Élysées le 16 mars n’a pas fait pas pleurer grand monde. La gauche et les syndicats (dont le rôle de supplétifs du pouvoir a été rendu flagrant) se sont quant à eux fait laminer, et c’est tant mieux. Des petites victoires qui restent néanmoins maigres et incertaines.
Le repli nationaliste face aux problèmes globaux du capitalisme est évidemment inquiétant. Cette option pourra-t-elle être crédible encore longtemps ? Trump, ­Bolsonaro, ­Poutine ou encore le couple Salvini-Di Maio ont, pour l’instant, le vent en poupe. Pourtant cette amicale « illibérale (( On qualifie de démocratie illibérale un régime privilégiant « l’État de justice » à « l’État de droit » ce qui a pour conséquence de réduire les libertés individuelles. La Hongrie de Orbán est qualifiée ainsi.)) » ne fait pas le poids face à la concurrence interétatique. Poutine a peut-être aidé Trump à se faire élire, mais ils ne peuvent pas s’entendre sur le sort du Venezuela. Les États-Unis et la Chine se livrent une guerre commerciale féroce. En Europe, la mise en place du Brexit est, de son côté, une vraie chienlit. Partout, le mensonge d’une justice sociale à l’échelle nationale sera difficile à tenir longtemps. À l’été 2018, on signalait des manifestations en Russie contre la réforme des retraites de ­Poutine, et cet hiver, en Hongrie, les travailleurs défilaient contre la casse du droit du travail par Orbán.
Si la question de participer ou non aux Gilets jaunes a pu être un dilemme pour plus d’un camarade, elle est en fait secondaire. Le suivisme bêta tout comme l’extériorité passive sont à éviter quoi qu’il arrive. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un luxe mortel de croire que l’on peut se dispenser de porter une critique révolutionnaire intransigeante. L’histoire s’écrit sous nos yeux, faisons en sorte que cela soit pour une société meilleure !

M.

Rendez-vous en terre inconnue

J’veux du soleil ! est un road-­movie de Gilles Peret et Ruffin autour de… Ruffin et dans lequel des Gilets jaunes déballent leurs vies. Sous le couvert de témoignages sincèrement poignants, le film livre une session de racolage passif au profit du député de la Somme, à l’image de sa déclaration finale : « Si j’étais Macron [je vous dirais que] moi, président de la République, je vais me bagarrer pour que vous y ayez droit, [au] bonheur ».
C’est aussi un film qui s’inscrit dans un combat douteux contre « l’oligarchie » au nom du « peuple au bon sens ». Ainsi, dans les extraits de témoignage choisis, il y a celui du jeune travailleur qui dit ne pas manger à sa faim mais avoir « un bon patron  » (qui lui donne une pizza gratuite par semaine), ou encore celui de cette femme qui ne rechigne pas à « faire des heures pas payées ». Par son absence de profondeur, le film en arrive à utiliser ces constats de misère sociale pour ne pas interroger le rapport d’exploitation capitaliste.
En outre, toutes les questions dérangeantes que peut poser ce mouvement sont sciemment ignorées. On le devine au détour d’une phrase du député France insoumise : « à dire des gens qu’ils sont fachos, ils le deviennent ». Comme si ne pas nommer les choses revenait à les faire disparaître, comme si un mouvement authentiquement populaire était nécessairement émancipateur. Les auteurs sont alors d’une complaisance toute populiste à l’égard d’un mouvement qui peut se réclamer apolitique et de l’ambiguïté de témoignages exprimant la fierté retrouvée d’être le peuple « français ». Jouant sur l’émoi (légitime) provoqué par des situations difficiles, ils dissimulent mal des intentions propagandistes nous resservant la bonne vieille recette « travail, famille, patrie ». À prendre avec d’extrêmes précautions, c’est (ou presque) du Ruffin tout craché.

Kenny

Chronologie de la révolte en Guyane au printemps 2017

Cette chronologie vient compléter l’article « Révolte en Guyane : La possibilité d’une île ? » du Spasme n°13 (été 2017).

Mercredi 15 février

Première apparition du collectif des « 500 Frères contre la délinquance » à Cayenne. 80 hommes cagoulés partent du quartier d’Eau Lisette (où un habitant a été tué le samedi précédent) en direction de la préfecture. Une délégation (à visage découvert) est reçue.

Vendredi 17 février

Les 500 Frères et le collectif Tròp Violans font visiter au directeur de cabinet du préfet le quartier d’Eau Lisette et les squats de migrants « où l’on sait que les bandits se réfugient ».

Mercredi 22 février

Première manifestation à l’appel des 500 Frères : plusieurs centaines de personnes défilent dans Cayenne. Une délégation est reçue par le président de l’assemblée de Guyane puis par la Chambre de commerce.

Vendredi 3 mars

Les collectifs des 500 Frères, Tròp Violans et les Iguanes de l’Ouest rencontrent le préfet et le commandant de la gendarmerie de Guyane pour parler de la délinquance.

Vendredi 10 mars

Préavis de grève déposé par l’UTG-CGT de l’Éclairage pour le lundi 20 mars.

Jeudi 16 mars

Arrivée de Ségolène Royal.

Vendredi 17 mars

Les 500 Frères et Tròp Violans se joignent au mouvement des socioprofessionnels. Ils sont présents devant la Chambre de Commerce et d’Industrie, mais aussi devant les consulats du Surinam, du Guyana et d’Haïti à Cayenne (pour demander l’extradition des délinquants étrangers).

Le groupe portant cagoule pénètre de force dans la salle de délibérations de la Collectivité territoriale de Guyane, à Cayenne où Mme Royal préside la conférence internationale de la Convention de Carthagène pour la protection du milieu marin de la région des Caraïbes. Ils lui demandent d’agir pour « arrêter la violence ».

La Ministre repart en métropole le soir même, écourtant son séjour de 24 h.

Lundi 20 mars

Dans le cadre d’un appel national des syndicats du groupe Endel (filiale d’Engie), grève des salariés de la société Endel sur le centre spatial ; ils réclament la réouverture des négociations annuelles obligatoires (NAO), la revalorisation des salaires de base de 30 euros et une revalorisation des primes de départ à la retraite.

Le rond-point donnant accès du site est bloqué par le collectif des Toukans et les grévistes d’EDF.

Des agriculteurs bloquent la Direction de l’alimentation de l’agriculture et de la forêt ; ils demandent le paiement immédiat de l’ensemble des mesures du programme de développement rural de Guyane, la suppression du besoin de l’assurance maladie des exploitants agricoles pour l’obtention de la dotation jeune agriculteur, le rétablissement de la cession de créance, et le versement des aides en retard… ).

L’Union guyanaise des transports routiers (UGTR) bloque le port de Dégrad des Cannes. Elle dénonce l’arrivée sur le port de trois camions toupies destinés à travailler sur le chantier d’Ariane-6. Selon Dominique Mangal, président de l’UGTR, un deal avait été conclu avec le centre spatial au moment de l’octroi du marché à Eiffage, le groupe européen de la construction et de la concession. « Le fait d’avoir octroyé la seconde phase du chantier d’Ariane-6 à Eiffage, nous les transporteurs locaux, ça nous a mis au chômage, explique-t-il. On a accepté la concurrence mais on a demandé au centre spatial de ne pas faire venir de camion qui ont la même capacité que les nôtres. » Cet accord ne serait pas respecté.

À Cayenne, les syndicats de la régie de transport de bus, FO et la CFDT, déposent un préavis pour mardi 21 (suite à un incident survenu la semaine précédente entre des salariés et le directeur de la régie).

Au CMCK, l’UTG a déposé un préavis de grève à partir de dimanche.

Le conseil municipal de Kourou apporte son soutien aux manifestants.

Mardi 21 mars

Annulation du tir d’Ariane 5.

Les 500 Frères arrivent à Kourou pour prêter main-forte au barrage devant le centre spatial. Accompagnés d’élus, ils tentent de pénétrer dans l’enceinte de la base spatiale pour obtenir un entretien avec le directeur mais sont repoussés par les Gardes mobiles qui font usage de gaz lacrymogènes.

Début de la grève des agents de la RTC (Régie Communautaire Transport) (UGT, CFDT-CDTG et FO) de communauté d’agglomération du Centre littoral (CACL) ; aucun bus ne circule.

Le syndicat UTG de la Caf dépose un cahier de revendications et un préavis de grève pour le lundi 27.

Mercredi 22 mars

Conseil d’administration extraordinaire de l’UTG (Union des travailleurs guyanais) : un soutien au mouvement est décidé, ainsi qu’une « journée de mobilisation » le vendredi 24 mars.

L’UTG de l’enseignement décide de la grève à compter du lundi 27 mars.

Dans la soirée, un accord satisfaisant les revendications des grévistes a été trouvé entre les syndicats et la direction d’Endel-Engie (mais par solidarité avec le mouvement et notamment les grévistes d’EDF, le travail ne reprendra pas).

Dans la nuit, la coordination de Kourou rejointe par les 500 Frères et les socioprofessionnels décident de bloquer le pays.

Jeudi 23 mars

Une quinzaine de barrages routiers sont dressés (notamment devant la préfecture et sur la route menant à l’aéroport). Sur injonction des 500 Frères, tous les commerces de Cayenne ainsi que la mairie ont fermé leurs portes.

Le rectorat annonce la fermeture des établissements scolaires « jusqu’à nouvel ordre », les « bonnes conditions d’accueil des élèves et des personnels n’étant pas assurées ». Le Rectorat et l’Université seront aussi fermés.

À Saint-Laurent-du-Maroni, un barrage sauvage est mis en place par « des jeunes » ; la situation y est tendue et l’on parle de racket des automobilistes. Le maire et des militants des Iguanes de l’Ouest interviennent pour le faire lever.

Une dizaine de barrages « sauvages » ou « spontanés » sont constitué dans certains quartiers de Cayenne et de Kourou ; des affrontements ont lieu entre gardes mobiles et jeunes qui jettent des pierres et incendient des poubelles et des pneus ; dans la nuit des automobilistes sont attaqués et dépouillés.

Premières annulations de vols longs courriers entre Paris et la Guyane.

Première réunion du collectif Pou Lagwiyann dékolé rassemblant 19 collectifs, centrales syndicales et organisations professionnelles (le 28 mars le nombre sera porté à 39).

Vendredi 24 mars

Les agriculteurs aspergent de lisier de porc la préfecture.

Manifestation de l’ensemble des élus guyanais derrière le drapeau guyanais du centre-ville de Kourou jusqu’au barrage du Centre spatial.

Les rayons des centres commerciaux se vident et stations services sont « prises d’assaut ».

Le préfet dénonce l’existence la dizaine de barrages « sauvages » de la veille, source de « rackets ». Il ordonne aux forces de l’ordre de les « éradiquer » s’ils sont à nouveau érigés ; « seuls les barrages dressés par les collectifs seront maintenus ».

Samedi 25 mars

Le Conseil national de l’UTG réunissant 37 syndicats votent à la quasi-unanimité la « grève générale illimitée » pour lundi.

Les travailleurs du GPAR (groupement pétrolier) de l’aéroport entrent en grève. Ils demandent le rétablissement du dialogue social, l’établissement d’un pôle technique et la formation d’un technicien pour assurer la maintenance du dépôt ainsi que le renforcement de l’effectif avec l’embauche de deux agents travaillant actuellement en interim.

Arrivée d’un délégation interministérielle composée de hauts fonctionnaires ; le collectif Pou Lagwiyann dékolé refuse de la rencontrer.

Dimanche 26 mars

Une levée transitoire des barrages est décidée pour permettre aux Guyanais de se ravitailler.

L’UGTR décide de débloquer deux citernes de kérosène afin de permettre le transport sanitaire par avion entre l’hôpital et l’aéroport.

Lundi 27 mars

Réouverture de la quasi-totalité des stations-service (elles ont pu être ravitaillées hier car les collectif ont laissé passer les camions citerne).

Début de la «  grève générale illimitée ».

Manifestation de lycéens à Saint-Laurent du Maroni.

À la chapelle de Soula, une messe est organisée en l’honneur des 500 Frères.

Mardi 28 mars

Manifestation d’une ampleur historique en Guyane (8 000 à 20 000 personnes à Cayenne, 3 500 et 5 000 à Saint-Laurent-du-Maroni).

Journée « ville morte » à A Cayenne, le collectif des 500 Frères a incité « fermement » les commerçants, la mairie et les banques à fermer leurs portes.

Le Premier ministre Bernard Cazeneuve annonce l’envoi des ministres des Outre-mer et de l’Intérieur en Guyane.

Mercredi 29 mars

Le ministres des Outre-mer Ericka Bareigts et le ministre de l’Intérieur Mathias Fekl arrivent en Guyane.

Jeudi 30 mars

Début des négociations à la préfecture entre les ministres et le collectif Pou Lagwiyann dékolé ; l’ambiance est lourde et la foule massée devant le bâtiment. La ministre des Outre-mer adresse depuis le balcon ses « excuses » au « peuple guyanais ».

Vendredi 31 mars

À l’issue d’une rencontre entre Pou Lagwiyann dékolé et les élus, il a été décidé que les élus ne signeraient aucun document avec l’État tant que le collectif ne l’a pas signé. Le collectif annonce que tout accord avec le gouvernement devra obtenir une approbation populaire avant signature.

La gendarmerie et Parquet constatent une nette baisse des braquages et vols avec violence depuis une dizaine de jours.

Samedi 1er avril

Une manifestation d’agriculteurs se dirigeant vers la préfecture est bloquée par la police. Les 500 Frères interviennent et se portent « garants » qu’il n’y aura « pas de débordements » ; la manifestation peut s’approcher de la préfecture.

Les ministres annoncent un plan d’urgence de 1,085 milliard d’euros d’engagements de l’État et des accords sectoriels.

Des négociations par ateliers thématiques entre le collectif Pou Lagwiyann dékolé et la délégation ministérielle débutent.

Un militant du syndicat UTG-énergie appelle à des discussions sur un nouveau statut pour la Guyane.

Le centre spatial demande à Eiffage qu’il renvoie les camions-toupies (bloqués depuis le 20 mars) dans l’Hexagone.

Dimanche 2 avril

Le collectif Pou Lagwiyann dékolé refuse la proposition d’un milliard d’euros du gouvernement français et exige 2,5 milliards d’euros supplémentaires.

L’UGTR affirme avoir levé le barrage devant le port dans la soirée mais les dockers sont toujours en grève.

Lundi 3 avril

Journée « ville morte » ; les 500 Frères font fermer toutes les boutiques de Cayenne.

Beaucoup de stations-service sont fermées faute de carburant.

En partenariat avec les Jeunes agriculteurs, plusieurs « marchés solidaires » sont organisés pour aider la population (l’opération sera renouvelée plusieurs fois par semaine et dans différentes communes jusqu’à la fin du mouvement).

Mardi 4 avril

Journée « ville morte ». Manifestation de 7 000 à 10 000 personnes encadrée par les 500 Frères en direction du centre spatial de Kourou. Une délégation est reçue mais elle refuse de repartir et occupe symboliquement les lieux. Tous les barrages sont ouverts pour permettre à la population de se rendre à la manifestation de Kourou.

Mercredi 5 avril

Le conseil des ministres valide le plan d’urgence, les manifestants quittent le centre spatial.

Jeudi 6 avril

Grève des pompiers de l’aéroport empêche tout transport aérien ; la grève cesse après un accord.

Dans le centre de Cayenne, la plupart des magasins rouvrent leurs portes

Les agriculteurs lèvent leur blocage de la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et des forêts après avoir obtenu satisfaction de leurs revendication le week-end dernier.

Le Medef Guyane dit ne pas se désolidariser du mouvement mais invite les entreprises « à reprendre immédiatement le travail ». Il ne demande pas la levée des barrages mais un aménagement pour permettre aux salariés de travailler. Mais n’adhère plus « à la nouvelle orientation que prend le mouvement, qui brouille le sens initial de l’action » (allusion au sit-in au centre spatial, dans la nuit de mardi à mercredi). Il évoque « une nouvelle phase de dialogue afin de définir un vrai plan de développement pour la décennie à venir » et il se dit prêt à « engager cette phase de discussion avec le gouvernement ».

Stéphane Lambert, patron du MEDEF Guyane a parlé au nom du pôle Économie du collectif Pou Lagwiyann dékolé. Évoquant des « avancées significatives » sur certains points tels que les cotisations sociales étalées ainsi que le RSI et un prêt d’honneur de 25 000 euros, il a déploré l’absence de réponses sur d’autres points pourtant signés dimanche avec la délégation ministérielle comme le pacte fiscal et social, concluant que ce qui est acté (4 à 5 millions d’euros) c’est « peanuts » alors que le reste (200 millions/an) est renvoyé à plus tard : « on a beaucoup d’espoirs mais peu de choses ».

Plusieurs voix s’élèvent parmi les élus pour appeler à la fin des barrages (notamment le maire de Cayenne).

Vendredi 7 avril

Réunion de la fédération des TPE à la CCI à destination des chefs d’entreprise impactés par le mouvement ; plus de 400 personnes présentes. Alors que certains ont mis leurs salariés en congés (avec leur accord), la CCI conseille de recourir au chômage partiel (plus de 450 dossiers de demande sont traités en quatre jours).

Manifestation devant la préfecture où le collectif Pou Lagwiyann dékolé a demandé audience. Devant le refus du préfet, les orateurs dénoncent la situation et placent la suite des événements sous la protection divine. Agenouillés, tous entonnement un chant religieux… Un petit groupe (principalement des membres des 500 Frères) tente de forcer la porte de la préfecture, bousculade, quelques jets de pierres et de grenades lacrymogène : deux commissaires sont blessés.

L’État s’engage à un gel des cotisations patronales jusqu’au mois de septembre.

Samedi 8 avril

Les barrages sont ouverts ce week-end.

Les chefs des 500 Frères apportent des fleurs au policier blessé qui est à l’hôpital.

Lundi 10 avril

Des barrages supplémentaires sont érigés ; ils sont désormais fermés la nuit (jusqu’ici ils étaient ouvert de 22 h à 4 h). L’idée envisagée durant le week-end de fermer totalament les barrages (y compris aux piétons, vélos et scooters !) a été abandonnée.

Hollande appelle à lever les barrages et se dit prêt à recevoir les parlementaires guyanais ; ces derniers refusent.

Mardi 11 avril

100 à 200 de personnes manifestent à Kourou contre les blocages ; à la gendarmerie ils déposent une main courante pour entrave à la circulation.

Mercredi 12 avril

Au port, un porte-conteneur accoste ; c’est le premier depuis début du mouvement. Quarante dockers sont réquisitionnés par le préfet pour débarquer dix containers de matériel médical et pharmaceutique.

À Cayenne, manif d’une centaine de personnes contre les barrages.

Jeudi 13 avril

Assemblée générale du collectif Pou Lagwiyann dékolé. Le pôle Économie (patronat) demande « la levée les barrages routiers ».

Incertitudes sur plusieurs barrages que les transporteurs routiers ont quitté. Version officielle : « des nouveaux camions ont été amenés, le barrage a été réorganisé pour que les transporteurs qui avaient fourni leurs camions pour le barrage jusque là puissent de nouveau un peu travailler et soient remplacés par d’autres ».

Tout les barrages seront ouverts jusqu’à nouvel ordre (mais pas levés) sauf celui du centre spatial.

Mikael Mancée porte-parole du collectif explique que l’« on peut circuler, en cette période culturelle forte pour la Guyane » (le week-end pascal est un moment très suivi par la population guyanaise).

Le collectif Pou Lagwiyann dékolé refuse d’envoyer une délégation à Paris.

Manifestation de 300 lycéens et étudiants qui se termine par un concert devant le rectorat.

Début des vacances scolaires de Pâques (jusqu’au 2 mai)

L’hôpital de Cayenne annonce la fermeture d’un service de chirurgie en raison du manque d’effectifs lié au mouvement social.

Vendredi 14 avril

L’agence régionale de santé de Guyane (ARS) demande aux hôpitaux et cliniques du territoire de déclencher leur « plan blanc » en raison de la « situation de tension préoccupante » qu’ils connaissent (il s’agit de protocoles prévus à l’avance par les autorités de santé pour faire face à ces situations exceptionnelles ; ils prévoient la coordination entre les services d’urgence, un renforcement des moyens de communication et de coordination, mais aussi la réquisition des personnels médicaux et hospitaliers).

Tensions au sein du collectif, les transporteurs sont à deux doigts de retirer leurs camions des barrages de Cayenne.

Dans la nuit, tentative d’incendie du centre des finances publiques de Cayenne.

Samedi 15 avril

L’activité au port du Dégrad-des-Cannes reprend lentement durant le week-end. Un navire est arrivé au port et a pu décharger ses 80 conteneurs grâce au personnel du port qui avait passé les barrages.

Tensions au sein du collectif Pou La Gwiyann Dékolé entre le porte-parole Mikaël Mancé et le « coordinateur des barrages » Bertrand Moukin (également dirigeant de l’UGTR).

Dimanche 16 avril

Le « Comité de Pilotage » du collectif travaille sur un « projet d’Accord de Guyane à l’adresse du Président de la République »,

Lundi 17 avril (jour férié)

Après un week-end de réunion le collectif Pou La Gwiyann Dékolé annonce une réorganisation : c’est désormais un groupe stratégique qui dirige le collectif. Il est composé d’un référent pour chaque pôle) :

Porte parole : Mickaël Mancé, policier en disponibilité, porte parole du collectif des 500 Frères

Référents pôle sécurité : Olivier Goudet de l’asociation Tròp Violans et José Achille, fondateur du collectif des 500 Frères.

Référente pôle justice : Magali Robot-Cassildé, avocate et bâtonnier du barreau de la Guyane.

Référent pôle santé : Guy Frédéric, président du collectitf Santé et respect des droits pour tous.

Référent pôle éducation : Georges Pindard, professeur en sciences des vies et de la terre.

Référent pôle énergie : Davy Rimane, technicien d’exploitation hydraulique EDF, responsable de la section UTG éclairage.

Référent pôle économie : Gauthier Horth, membre de la Fédération des opérateurs miniers de la Guyane, conseiller territorial d’opposition.

Référente questions des peuples autochtones : Milka Sommer, coordonnatrice de l’Organisation des nations autochtone de Guyane.

Référente pôle foncier : Muriel Marbois, membre du Groupement des association foncières de Guyane.

Référente pôle culture : Hermina Duro, comédienne.

Référente pôle social : France-Aimée Suki, éducatrice spécialisée.

Six experts travaillent à leurs côtés :

Expert ouest guyanais : Manuel Jean-Baptiste, sapeur pompier et représentant du collectif des Iguanes de l’ouest.

Expert économie : Julien Ducas, éleveur et secrétaire général de la FDSEA Guyane.

Expert logistique : Dominique Mangal, président de l’UGTR.

Expert communes de l’intérieur : Anoussa Abienso, agent de développement durable au Parc amazonien de Guyane et porte parole du collectif Lawa.

Expert syndical : Jean-Marc Chemin, secrétaire général de l’UTG.

Expert juridique : Djemetree Guard, membre du collectif Citoyennes, citoyens.

Fermeture des barrages dans la soirée.

Mardi 18 avril

Les barrages sont remis en place, mais ils sont le plus souvent constitués de palettes et pneus car une bonne partie des transporteurs ne sont plus mobilisés et ont quitté les barrages avec leurs camions. Les affrontements verbaux sont de plus en plus nombreux entre bloqueurs et usagers. Des membres des 500 Frères sont désormais présents sur chaque barrage.

À Cayenne, réouverture de tous les services municipaux administratifs et techniques.

Communiqué du pôle économie contre le nouveau « projet d’Accord de Guyane » du collectif Pou Lagwiyann dékolé (peut-être parce que s’y trouve demandé l’évolution statutaire du territoire ?).

Mickael Mancée, le très populaire porte-parole du mouvement se retire des différents collectifs car il est en désaccord avec la stratégie des barrages.

Incendie volontaire du transformateur électrique qui alimente la base de loisir gérée par Denis Burlot (élu à la Mairie de Kourou et à la CTG, il avait initié la manifestation du 11 avril contre les barrages).

Mercredi 19 avril

À Kourou quatre barrages ont été réinstallés pour bloquer les entrées et les sorties de la ville. Le collectif des Toukans, les grévistes du CMCK et d’EDF érigent un nouveau barrage qui bloque l’accès à la zone industrielle (tension avec des automobilistes et des chefs d’entreprise).

Le Pôle économie se met « en retrait » du collectif Pou Lagwiyann dékolé.

Dans un communiqué, le collectif des Autochtones de Guyane critique le collectif Pou la Gwiyann Dekolé et le projet d’accord en négociation / il se retire du collectif et négociera désormais directement avec l’État.

Le ministre des Outre-mer expose le nouveau protocole d’accord proposé par le gouvernement au Collectif Pou Lagwiyann dékolé : il acte le « Plan d’urgence pour la Guyane » d’1 milliard d’euros et prévoit « la validation des 15 accords thématiques » signés dans la nuit du 1er au 2 avril. De plus, l’État s’engage à ce que les mesures supplémentaires de 2 milliards d’euros demandées par les élus et le Collectif « fassent l’objet d’un examen prioritaire ».

Séances de soutien scolaire pour les élèves au barrage du rectorat.

Jeudi 20 avril

Journée « ville morte » (en théorie).

Vendredi 21 avril

Un accord est signé par par le collectif Pou Lagwiyann dékolé, les parlementaires guyanais, les présidents de la collectivité territoriale de Guyane et de l’association des maires et par le préfet (représentant le Gouvernement). Il met fin au mouvement social.

Les barrages sont progressivement levés à partir de 12 h.

Réouverture du port de commerce de Rémire-Montjoly, près de Cayenne.

Samedi 22 avril

La circulation des bus reprend normalement

Reprise d’une activité normale au centre spatial.

Dimanche 23 avril

Jets de quatre cocktails Molotov contre le domicile du directeur d’EDF Guyane.

Perturbations à l’aéroport de Cayenne (avions détournés) car, en raison des blocages, il n’y a pas assez de personnel de lutte anti-incendie pour assurer la sécurité.

Lundi 24 avril

À EDF il y a toujours entre 15 et 30 % de grévistes qui désormais occupent trois sites au lieu d’un ; ils demandent que soit pourvu 84 postes vacants ainsi que le paiement des jours de grève. Les grévistes bloquent l’hôtel Royal Amazonia à Cayenne où s’est réfugiée la direction depuis le début du mouvement

Reprise du ramassage des déchets.

Conférence de presse des 500 Frères [la branche dure] : « Lorsque nous avons eu à manifester dans la ville, à aucun moment les 500 Frères n’ont eu de pratique de la violence. Nous avons toujours été pour le calme, nous avons toujours été du côté de l’État, en évitant que la population se soulève contre l’État ».

Mardi 25 avril

Au centre hospitalier Andrée Rosemon de Cayenne (CHAR) une partie du personnel est toujours en grève à l’appel de l’UTG santé (80 mobilisés sur 2 000 personnels) ; ils réclament des effectifs et du matériel supplémentaires, ainsi que de meilleures conditions de travail.

Les travailleurs du GPAR (groupement pétrolier) de l’aéroport poursuivent la grève. Des appareils de la compagnie AIR GUYANE EXPRESS n’ont pas pu être ravitaillés en carburant.

Mercredi 26 avril

Conférence de presse confirmant la scission au sein du collectif des 500 Frères. Naissance de l’association des Grands Frères dirigée par José Achille, Serge Mortin (le gérant d’une boîte de sécurité) et Mikael Mancée tout trois récemment exclus des 500 Frères. Ils souhaitent mettre en plce un système de grands frères dans les quartiers de Cayenne pour faire du travail social et limiter la délinquance. L’association qui revendique 90 % des 500 Frères (une soixantaine sont présents) s’oppose à la minorité des 500 Frères (dont le président Stéphane Palmot ) qui, suite aux affrontements devant la préfecture, voulait durcir le mouvement et augmenter le nombre des barrages. Elle dénonce le fonctionnement de moins en moins démocratique au sein du collectif des 500 Frères qui, d’ailleurs, devaient se dissoudre après le mouvement.

Jeudi 27 avril

Le GPAR reprend le service minimum afin de ne pas pénaliser les élèves qui doivent reprendre les cours mardi 2 mai (les avions assurant les vols intérieurs peuvent être ravitaillés).

Des grévistes d’EDF prennent le contrôle des deux sites qui pilotent l’alimentation électrique du territoire et provoquent des coupures de courant.

Vendredi 28 avril

Les syndicats UTG et CDTG-CFDT de Degrad-des-Cannes menacent de bloquer le port à partir de mardi.

Les agents hospitaliers manifestent jusque devant la Préfecture.

EDF Guyane saisi la justice en référé pour que les grévistes quittent les sites occupés ; le juge des référés ordonne la levée des blocages avec une astreinte pour l’UTG de 10 000 euros par jour et par site occupé.

Samedi 29 avril

Coupures de courant organisées par l’UTG.

Mardi 2 mai

Des coupures de courant organisées par l’UTG privent de courant 40 % des habitants.

Mercredi 3 mai

Le port de Cayenne est paralysé par une grève des dockers de l’UTG en soutien à leurs camarades d’EDF.

Jeudi 4 mai

Tir d’une fusée Ariane 5.

Lundi 8 mai

Après trois jours de négociation, signature d’un protocole d’accord entre EDF et l’UTG-Éclairage mettant fin à sept semaines de grève. La direction n’a pas accordé les 84 postes réclamés mais s’engage à embaucher (sans préciser plus), et accorde le paiement de cinq jours de grève.

Nuit Debout : le réformisme radical [Dossier spécial : ni loi, ni travail]

Nuit Debout a été une des particularités qui ont accompagné le mouvement contre la loi Travail de ce printemps 2016. Nous étions dès le départ plutôt sceptiques sur la capacité de cette initiative à faire émerger quelque chose d’intéressant et nos craintes se sont confirmées. Si le phénomène Nuit Debout a essaimé dans de nombreuses villes de province, nous nous concentrerons ici surtout sur le rassemblement parisien, plutôt représentatif du ton général de la mobilisation.

Une mobilisation faussement spontanée

Le malentendu de départ concernant Nuit Debout résidait dans le caractère prétendument spontané de l’initiative. En réalité la mobilisation a été imaginée par quelques personnes dès le 23 février, à la Bourse du Travail de Paris, en marge d’une projection du film Merci Patron ! de François Ruffin. Le petit groupe qui en est à l’origine était composé d’une salariée de Fakir, le journal dont Ruffin est le patron, et de militants politiques allant du Parti de Gauche à Attac en passant par le collectif Droit au logement (DAL) ou encore la Coordination des intermittents et précaires (CIP). En surfant sur le succès du film et sur la mobilisation contre la loi Travail, le groupe prit la décision d’appeler à occuper la place de la République à Paris pour lutter contre l’austérité et le « déni de démocratie » du gouvernement. Il décida de fixer la première Nuit Debout au 31 mars, après la première manifestation syndicale nationale contre la loi El Khomri, et d’y faire intervenir l’économiste Frédéric Lordon. Si nous convenons que le rassemblement Nuit Debout n’avait pas formellement de chef ni d’étiquette politique, de manière informelle il avait pour autorités morales les figures de la gauche radicale que sont François Ruffin et Frédéric Lordon ainsi que tout un aréopage de têtes connues surtout dans les milieux altermondialistes et à gauche du PS. Signalons également que c’était le DAL qui déclarait l’occupation de la place en préfecture.
Cette approche à demi masquée de professionnels du militantisme s’explique probablement par l’image de la gauche radicale qui n’est pas très vendeuse en ce moment. Cette famille politique est dispersée depuis le divorce entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF et l’effondrement du Front de Gauche qui l’a suivi.
La démarche n’est donc pas innocente et ce n’est pas parce que des membres d’organisations politiques s’impliquent dans un mouvement social en se présentant comme « simples citoyens » qu’ils perdent leurs objectifs, leur culture et leurs réflexes de militants. À aucun moment les initiateurs de Nuit Debout n’ont voulu susciter un mouvement réellement autonome, si tant est que l’autonomie puisse être suscitée par une petite avant-garde. Cela ne fait pas partie de leur culture politique. Leur but était de provoquer une effervescence qu’ils espéraient ensuite canaliser dans le moule institutionnel et électoral, à l’image de Podemos en Espagne ou de Syriza en Grèce.
S’ils se sont fait dépasser -pas pour le meilleur nous allons le voir- et que leur projet paraît pour l’instant mal barré, cette mise au point sur les origines de Nuit Debout nous semblait importante.

Tentative avignonnaise de questionner les participants à Nuit Debout sur les objectifs de la mobilisation…

La confusion politique à tous les étages

Conjointement à la cuisine politicienne de la gauche radicale, Nuit Debout a été un condensé de la confusion politique ambiante. Les initiateurs de la mobilisation ont logiquement poussé en avant leurs lubies diverses qui sont en partie devenues celles du mouvement : quitter l’Union Européenne, combattre la finance, annuler la dette, lutter contre le néo-libéralisme ou encore écrire une nouvelle constitution. Des idées qui sont également défendues par certains groupes d’extrême-droite. Pas toujours simple donc de distinguer qui est sympathisant de la « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon et qui est militant de l’UPR de François Asselineau, un ancien lieutenant de Charles Pasqua aux divagations complotistes et anti-UE. Difficile de différencier un membre des « Gentils virus » d’Étienne Chouard, béni oui-oui aux sympathies fascisantes, et un partisan du Mouvement pour la VIème République (M6R) du même Jean-Luc Mélenchon tant ils sont également obsédés par la réécriture de la constitution. Certes un petit ménage a été fait lorsque des personnalités un peu trop ouvertement d’extrême-droite ont tenté de vendre leur soupe à Nuit Debout, mais cela ne réglait pas le problème de fond : le niveau de la critique est tombé si bas que les deux bords partagent aujourd’hui un certain nombre d’idées.

Or, ce qui nous oppresse chaque jour, ce n’est ni Bruxelles, ni une démocratie « factice », ni la « finance immorale », mais c’est le travail, l’exploitation et la précarité. En un mot : le capitalisme. Ces choses sont peut-être moins identifiables, mais nous les subissons pourtant quotidiennement.
Ce n’est donc pas parce que Frédéric Lordon prend des accents quasi-insurrectionnalistes pour nous inciter à combattre le néo-libéralisme, que ce combat est le bon. S’il faut s’attacher à en comprendre le fonctionnement, le néo-libéralisme n’est que la forme actuellement prise par le capitalisme. Se focaliser dessus (les travailleurs détachés, les banques, l’UE) est une perte d’énergie qui ne règle pas le problème (l’argent, l’exploitation, le salariat, etc.). En tant qu’économiste, Lordon le sait très bien.

Ce n’est en revanche pas un hasard si les organisations de la gauche radicale impliquées dans Nuit Debout et, plus généralement dans le mouvement, ne souhaitent pas trop bousculer l’ordre des choses. C’est le propre de toute organisation de viser avant tout à sa survie et son développement plutôt qu’à l’émancipation du genre humain. Sous prétexte d’être « réalistes », elles et leurs soutiens ne nous proposent en réalité qu’un capitalisme soft, à « visage humain ». C’est ce que fait François Ruffin quand il appelle prolétaires et petits patrons à s’unir contre l’austérité. Grossière manipulation… qui vient d’un petit patron ! Comme dirait l’autre : ce n’est pourtant pas la taille du patron qui compte, mais son rôle dans les rapports de production. Petit ou gros, c’est toujours lui qui dispose des moyens de production et du capital lui permettant de vivre (certes parfois mal dans les périodes de crise) sur l’exploitation des prolétaires. Un patron peut donc avoir des « valeurs de gauche », ça n’y change rien.

Un burn-out de la classe moyenne

Pourquoi Nuit Debout, qui a malgré tout accueilli un public non-militant donc éloigné des compromissions politiciennes des organisations, n’a pas su sortir de ce marigot idéologique ? Peut-être en partie à cause de la forte acculturation politique qui fait que, même chez ceux qui se sentent très à gauche, il y a peu de connaissance et donc peu de compréhension des mécanismes du capitalisme. Mais cela tenait surtout à la catégorie de population qui fréquentait Nuit Debout en elle-même. Un rapide coup d’œil nous montre qu’il s’agissait principalement de personnes appartenant à la classe moyenne et qui sont paniquées par le déclassement qu’elles subissent. Or la classe moyenne considère visiblement qu’elle a encore à perdre, voire qu’il est encore possible de regagner ce qui a été perdu. D’où l’adhésion d’une part de celle-ci aux thèses protectionnistes et anti-libérales de gauche qui prétendent réparer un système soit-disant dévoyé. La classe moyenne n’est pas prête à remettre réellement en cause le capitalisme. Qu’il s’agisse de sa frange de droite ou de gauche (comme à Nuit Debout), elle est dans une optique de réformisme radical. Les institutions ne fonctionneraient plus comme il faudrait. L’exemple de la campagne #OnVautMieuxQueÇa menée par des jeunes diplômés précaires au début du mouvement contre la loi Travail est emblématique de cette façon de penser. Ces jeunes ne voulaient pas s’émanciper du marché du travail, ils acceptaient sans broncher le fait d’avoir une prétendue valeur et ils voulaient seulement qu’elle soit estimée à son juste prix. De son côté, Frédéric Lordon s’adressait à Nuit Debout le 20 avril à la Bourse du Travail de Paris et disait que « s’il n’y a plus d’alternative dans le cadre [néo-libéral], il y a toujours l’alternative de refaire le cadre ». La classe moyenne garde donc un rapport servile face au capital, elle s’imagine qu’il peut encore être « plus juste », c’est-à-dire plus profitable pour elle. D’où son intérêt pour le vote et la démocratie !

Pas étonnant donc que Nuit Debout n’ait pas su aller à la rencontre des banlieues pauvres. Le fait que les participants de la mobilisation s’intéressent tout à coup aux gens qui y habitent et leur expliquent ce que c’est que la pauvreté et comment il faut lutter avait quelque chose de déplacé. Lors d’une tentative de rencontre dans les quartiers nord de Marseille, les habitants leur ont rappelé un peu sèchement que la loi Travail et le film Merci patron ! sont plutôt loin de leurs préoccupations et que cela fait trente ans qu’ils connaissent la précarité, le chômage et la relégation sociale.

Et après ?

Difficile pour l’instant de dire quelles seront les répercussions de Nuit Debout. Au grand dam de ses initiateurs un Podemos à la française ne semble pas gagner et l’exemple grec de Syriza n’est pas franchement  sexy. Il n’est du coup pas impossible qu’une part des sympathisants de Nuit Debout votent en 2017 pour Jean-Luc Mélenchon, candidat forcément le plus proche des thèses développées à Nuit Debout puisque ce sont ses soutiens qui ont initié la mobilisation.
À long terme, il est en revanche plus compliqué de s’avancer. L’enlisement de Nuit Debout dans le démocratisme le plus idiot vaccinera peut-être quelques monomaniaques de la démocratie directe. Néanmoins, nous notons à gauche la montée du chauvinisme, que le traditionnel anti-racisme moral a de plus en plus de mal à camoufler, et d’un populisme de plus en plus assumé. Rien qui nous fasse espérer des perspectives très heureuses.

M.

The Great Front populaire Swindle [Dossier spécial : ni loi, ni travail]

Un réel rapport de force, des syndicats à la remorque, des patrons flippés…

Le premier gouvernement de gauche à devoir gérer un mouvement social d’ampleur (une grève générale) a été le Front populaire de Léon Blum & Co, la coalition de gauche victorieuse des élections législatives de mai 1936. Les grèves éclatent on ne sait trop pourquoi mais se propagent à une vitesse incroyable ; elles touchent deux millions de travailleurs en juin avec, c’est alors une première, des milliers d’occupations d’usines… Les syndicats, ultra minoritaires, n’y sont pour rien. Les revendications partent dans tous les sens, dépassant largement le tiède programme du Front Populaire. L’ambiance est calme sinon bon enfant, mais les bourgeois ont peur que plus rien n’arrêtent les prolos. Il faut se rendre compte qu’on est alors à peine une quinzaine d’années après la vague révolutionnaire qui a fait s’effondrer l’Empire russe et a ébranlé l’Allemagne, la Hongrie et l’Italie. L’investiture du socialiste Blum rassure car il a toute la confiance des grévistes ; il déclarera par la suite : « dans la bourgeoisie, et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur… » Les cours de la Bourse remontent donc.
Le MEDEF de l’époque demande aussitôt au gouvernement d’organiser des négociations en y associant la CGT. Pendant plusieurs jours les représentants des trois partis (État, patronat, CGT) se creusent la tête pour faire cesser le mouvement. Côté patrons on est prêt à tout pour récupérer les usines et on multiplie les propositions (certaines paraissent alors un peu « fantasques » comme ces étranges congés payés qui ne font partie ni des revendications ni du programme du Front populaire). Cela suffira-t-il ? Les CGTistes font alors malicieusement remarquer que depuis des années on fait dans les usines la chasse à leurs représentants… et qu’aujourd’hui « ils n’y sont plus pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour exécuter nos ordres ». Les représentants patronaux reconnaissent leur erreur, d’autant que malgré les efforts du PCF (Thorez et son fameux « Il faut savoir terminer une grève »), de la CGT et de leurs journaux (L’Humanité en tête), les ouvriers restent ingérables et en demandent plus à chaque nouvelle annonce.
Au même moment et pour le cas où les ouvriers s’entêteraient, le ministre de l’Intérieur socialiste Roger Salengro masse autour de Paris des unités de gardes mobiles (à côté desquels nos actuels CRS passeraient pour de gentils gardiens de square). Mais le patronat, craignant pour son matériel, s’oppose à l’usage de la force et préfère aligner les concessions (d’autant que les « avantages acquis » comme les augmentations de salaires pourront être vites récupérés et que d’autres, comme les congés payés ou la réduction du temps de travail, permettront d’augmenter la productivité). L’ordre sera rétabli et le travail reprendra progressivement… avec les premières vacances.
Autre proposition du patronat qui figurera dans les beaux Accords Matignon : le principe des délégués ouvriers dans les entreprises qui consacrent le syndicalisme dans sa fonction sociale de gestion des rapports sociaux, partenaire incontournable. Juin 36 est généralement considéré comme une grande victoire de la classe ouvrière, elle est surtout une grande victoire du syndicalisme. Nuance.

C.

Biblio pour aller plus loin

Juin 1936 – Le Front populaire au secours du capitalisme français, sur infokiosques.net:
https://www.infokiosques.net/spip.php?article95

« 1936 : le Front populaire contre les occupations d’usines », Courant alternatif, n° 261, juin 2016, p. 30-33.
http://oclibertaire.lautre.net/upl/CA261.pdf

« Quand un socialo… mange le morceau. La Tâche historique de la social-démocratie face au mouvement de 1936 », Le Monde libertaire, HS n° 7, juillet 1997.
http://ml.ficedl.info/spip.php?article3348

« Juin 1936 : L’usine occupe l’ouvrier » Extraits de la plaidoirie de Léon Blum au procès de Riom (1942).
http://www.collectif-smolny.org/imprimer.php3?id_article=2139

Léon Blum devant la Cour de Riom, Paris, Editions de la Liberté, 1944, 202 p. (introuvable mais si vous le trouvez bravo !).

BLOCUS [Dossier spécial : ni loi, ni travail]

Nous sommes en retard ce matin… Les internes arriveront à la bourre pour le blocus. Le «blocus »… Certains se sont opposés à ce terme parce que « on va pas faire chier les gens qui veulent aller en cours », «ça va emmerder les prépas » et en plus « je veux pas qu’on impose nos idées ». « On », dans le cas ici présent, c’est un déterminant général, la petite déléguée du C.V.L. (Conseil de Vie Lycéenne) ne s’incluait évidemment pas parmi la bande de rigolos qui aspirait à une mobilisation au lycée Mistral contre la Loi Travail d’El Khomri. Elle n’avait pas été élue pour commettre des actes aussi peu respectueux envers ceux qui se tuaient et se tueraient encore des années pour se lever tôt et travailler chaque jour sans repos ni protestation. C’était une étudiante et une citoyenne modèle, elle. Une jeune fille mature, presque femme, qui optait pour l’ordre et la sécurité. Elle préférait se contenter de se rendre au rassemblement officiel qui aurait lieu à midi. Ensuite, elle rejoindrait le cortège, dans les petites ruelles vides, dont le trajet à suivre avait été arrangé à l’avance par la Préfecture de la ville. Cette prédisposition minutieuse permettrait à la foule d’éviter de déranger les commerçants de la grande Rue de la République et les passants qui ne tenaient pas du tout à entendre le hurlement plaintif d’un groupe de manifestants qui, en plus de ça, se révélaient fainéants. La petite déléguée rentrerait alors à l’internat, toute fière, sans avoir raté une seule petite minute de cours.
Finalement, pour trancher, on avait remplacé le blocus par un « rassemblement ». Tout ça pour que les chipoteurs, à qui on avait voulu faire plaisir, ne pointent pas le bout de leurs nez. Ces chipoteurs qui fumeraient leurs clopes devant le bahut puis se réfugieraient à l’intérieur pour ne pas trop s’éloigner de leur routine sécurisante. Ces chipoteurs qui regarderaient l’action par la fenêtre. Ces chipoteurs qui resteraient passifs, ou qui profiteraient de l’occasion pour se foutre de la gueule des utopistes. Cependant, ils ne seront pas les seuls élèves à entrer dans l’établissement le moment venu. Certains ne pourraient pas se permettre de faire autrement, d’autres auront subi une pression violente de leurs parents ou des C.P.E. qui les auront menacés les uns comme les autres de les sanctionner sévèrement.
Le car approche lentement du point d’arrivée. Le moment est venu de découvrir si l’appel à la mobilisation de dernière minute, la veille, était une réussite, un échec ou un entre-deux qui découragerait les copains. Je suis anxieuse. Le nombre me paraît important car nombreux nous prendrons moins de risques et tiendrons l’action plus longtemps. Oui, c’est important le nombre quand on est soumis à une répression capable d’étouffer le moindre mouvement. Le problème, c’est que le nombre, ça dépend souvent du nombre. Si tout le monde se casse parce qu’il y a pas assez de monde, non seulement c’est dommage mais en plus ça devient un cercle vicieux. Le bus longe la gare et je pense, j’ai rêvé cette nuit :

« Y en a du monde, je distingue pas tous les visages mais la vache du monde y en a… Les gens ont l’air à fond en plus. Tant mieux, ça va bouger. Ça va même être intéressant. La voie est libre mais le lycée est vide, à l’exception de Pico qui est probablement parti chercher des affaires dans son casier. Pour être franche j’en reviens pas… en plus la foule est si grande que je suis presque sûre que les élèves du lycée ne sont qu’une partie infime de tout ce monde. Pourtant on est combien à Mistral ? 2 000 ? Plus ? Moins ? Je sais même pas d’où sortent tous ces gens et j’ai du mal à croire qu’ils soient tous là pour la même chose. Pourtant, les innombrables banderoles et les textes à la bombe qui figurent dessus mettent fin à mes doutes. Je commence à distinguer les visages à proximité mais c’est confus dans ma tête. En plus de mes camarades de classe, je suis sûre d’avoir vu passer ça et là des personnes qui sont censées se trouver à des kilomètres et des kilomètres d’ici. Il y a des amis d’enfance comme Lucia ou Paloma, j’ai vu des tas de personnes que je pensais ne jamais recroiser, j’ai vu mes parents, mes sœurs et Magali qui vivent normalement à cinq heures de train d’ici, j’ai vu un drôle de personnage rencontré dans le parc d’El Bolson, j’ai vu aussi de la famille qui vient de l’autre côté de l’Atlantique. Mais à mon avis, celui qui a parcouru le plus de chemin pour venir jusqu’ici, c’est Mika, décédé il y a quelques années. J’ai vu son fils qui n’a pas changé malgré le temps passé. Ça me fait plaisir, tout ce monde que je n’attendais pas. J’ai le cœur chaud et je me rappelle enfin pourquoi nous sommes tous ici. La foule est là mais rien ne se passe pour le moment. Je regrette de ne pas avoir un mégaphone ou un micro à faire tourner pour que chacun peste à sa façon sur l’éventuelle nouvelle loi. C’est là que se pointent des camarades du coin avec quelques mégaphones. Ils m’en tendent un et je me prépare à lire un texte que j’avais préparé pour l’occasion. Tout se fait très rapidement et j’aperçois mes camarades de classe bloquant l’entrée du bahut. C’est là. Pico débarque à travers la grille et il crie. Il crie, il hurle, il déchire l’air. Mais Pico, qu’est-ce qui te prend, bordel ?! Je ferme les yeux, me bouche les oreilles et le silence revient. J’ouvre les yeux. Plus personne autour de moi. L’action a cédé, les gens sont partis, en l’espace d’une seconde, tout est perdu… »

C’est là que je me suis réveillée ce matin, toute en sueur. J’ai eu du mal à me calmer… Comme quoi, si tout le monde venait sans se poser de question, ce serait une source d’angoisse en moins. « Venir ou ne pas venir ?», la réponse devrait être évidente, moi je vous le dis. Ce foutu cauchemar m’a collé une boule au ventre durant tout le trajet. Nous arrivons enfin près du lycée et, à travers la vitre, on peut déjà voir l’entrée. Les internes descendent du car. Ils débarquent devant le bahut et je ne saurais pas dire combien y a de monde à ce moment là. Je suis pas douée pour ça. Il y a moins de monde que dans mon cauchemar, bien sûr, mais du monde. Pas pour longtemps, je le sais. Les chipoteurs sont à proximité du portail, ils rient un peu, ils ne vont pas tarder à entrer. Je regarde autour de moi, quelqu’un a accroché une banderole pas trop lisible sur les barrières, au bord de la route. Je m’interroge sur le nombre de personnes qui resteront une fois que la sonnerie aura retenti. C’est important… Pour que ça se fasse… Au bout de quelques instants, la sonnerie retentit, les élèves entrent, la routine quoi. Les pions nous regardent, ils savent ce qu’il se passe et attendent. Deuxième sonnerie. Ils attendent encore. Je sais ce qu’ils pensent : « Allez les jeunes, on vous laisse une dernière chance ». Ils nous regardent, on les regarde. Enfin, voyant que les derniers sont décidés à rester sur place, ils ferment le portail. Je me sens bien. Cette fois, je dirais que nous sommes entre trente et quarante devant l’établissement. Rien ne se passe, on n’est pas tant que ça. Finalement, Denver attrape son sac et l’accroche aux hautes barrières de l’établissement, je fais de même, Anaëlle et les autres aussi. Les étudiants nous font passer leurs sacs, on s’occupe de les aligner en hauteur. C’est spontané, peu nécessaire, mais je trouve ça bien. C’est à cet instant que les choses commencent. Certains vont chercher les poubelles du quartier, les autres se mettent à crier : « Jeunesse en colère, le gouvernement à terre ». Anaëlle accroche la pancarte bâclée qui nous a retardés ce matin. Quelques mots griffonnés rapidement à la craie blanche y indiquent un objectif clair: « Retrait du projet de la loi Travail ». L’entrée est maintenant bloquée, un conteneur est étalé au milieu de la route et le principal nous observe depuis l’intérieur du bahut.
Je me souviens alors pour la énième fois mon premier jour au sein de cet établissement, en septembre 2014. Le principal nous avait causé des parents qui géolocalisaient leurs enfants à l’aide de leurs téléphones portables. Je me souviens exactement des paroles qui suivirent son beau discours ce jour-là. Il avait dit, fièrement : « Nous, messieurs dames, pour moins que ça on aurait fait grève ! ». Aujourd’hui, ce même homme nous juge d’un œil sévère, réfugié derrière la fenêtre. Ces gens-là aiment frimer. Ces gens-là aiment jouer les héros. Ces gens-là sont ceux qui prétendent vous comprendre, qui prétendent être de votre côté. Ces gens-là qui prétendent vouloir vous protéger au point de vous menacer. Ce soir-là, les internes ont été refusés à l’internat.

Kazun

« Le décret n° 91-173 du 18 février 1991 relatif aux droits et obligations des élèves ne prévoit pas l’exercice d’un droit de grève par les lycéens. En revanche, ce texte mentionne l’obligation d’assiduité aux cours. Des élèves participant à des mouvements de grève encourent ainsi le risque d’être sanctionnés pour défaut d’assiduité en fonction de ce que le règlement intérieur de leur établissement prévoit. »

Ici, le blocus qui nuit à notre cerveau est celui qui interdit aux étudiants et étudiantes de prendre part aux mouvements de grève. Celui qui essaie de nous faire croire que la grève est un droit que l’on nous accorde et non une liberté évidente. C’est à nous tous de le détruire, ensemble.

Ce texte est paru initialement dans Pirate n° 0, zine de Gap et environs.