Dans un mouvement social comme celui contre la loi Travail nous savons bien que l’ennemi n’est pas seulement le gouvernement, bien identifié, contre lequel tous les participants se battent. Il y a aussi ceux qui se font passer pour des amis, mais qui en réalité ne cherchent qu’à capitaliser sur la lutte pour renforcer leur pouvoir. Les partis politiques et les syndicats sont les grands champions dans ce domaine-là et comme à chaque fois, ils se sont livrés à toutes sortes de manœuvres. La CGT s’est particulièrement distinguée dans ce registre. Prenant la tête du mouvement, elle lui a imposé sans grande difficulté le rythme qu’elle voulait. Le vernis radical qu’elle s’est attribuée ne cachait quant à lui que la recherche désespérée d’une sortie de crise face à un gouvernement resté intransigeant jusqu’à la fin.
Remarquons d’abord que la CGT a pris son temps pour vraiment entrer en action. Il n’est pas impossible qu’au début elle ait imaginé pouvoir se contenter d’une unique journée de mobilisation bidon comme celle du 9 avril 2015 contre la loi Macron. Loi qui, rappelons-le, est passée trois fois de suite à l’Assemblée par l’utilisation de l’article 49-3 dans l’indifférence quasi-totale. Constatant que des rassemblements dès le 9 mars furent impulsés par différentes initiatives militantes et citoyennes, la CGT s’y joignit tout de même, mais en se réservant pour la grosse date du 31 mars initialement décidée en intersyndicale (qui se révélera la plus grosse journée de mobilisation du mouvement).
Ce ne fut qu’à partir de son 51ème congrès, à la fin avril, que la centrale changea de ton, poussée par une base réputée plus radicale que la direction (mais visiblement pas au point de la déborder). La grève reconductible fut votée et Philippe Martinez, pourtant plutôt tiède sur cette question, fut réélu secrétaire général.
Il fallut néanmoins attendre le début du mois de mai pour que les appels à la grève soient lancés, soit plus de deux mois après le début d’une mobilisation déjà assez faible numériquement. Les routiers et les salariés des raffineries et des dépôts de carburant furent appelés à cesser le travail à partir du 16 mai et la RATP et les transports aériens à partir de la fin mai. Un ordre de départ dispersé totalement incohérent avec la posture offensive affichée par la CGT.
Les blocages des infrastructures pétrolières tenaient d’ailleurs plus de la mise en scène que d’autre chose. La peur de la pénurie a en réalité été provoquée par l’exagération des médias. En dehors de celui de Fos-sur-Mer où il y eut quelques affrontements avec la police, les blocages de raffineries et de dépôts de carburant n’ont même pas été défendus. Fabien Privé Saint-Lanne, secrétaire général de la CGT de la raffinerie de Donges, se félicitait même qu’ils aient été levés dans le calme à la demande de la police : « Nous nous sommes, vous vous êtes, comportés en salariés grévistes, en manifestants responsables et dignes. Et on a montré qu’on savait faire les choses de cette manière et en termes de communication c’est beaucoup plus emmerdant pour le gouvernement en place que s’il y avait eu des échauffourées. »
Pour la CGT, un travailleur « responsable et digne » c’est un travailleur qui courbe l’échine.
La centrale syndicale a d’ailleurs montré son expertise en « responsabilité ». Cela s’est vu de manière flagrante lorsqu’elle a équipé son service d’ordre parisien de casques et de battes de base-ball pour aller protéger les vitrines des banques avec les flics !
Dans une moindre mesure, différence d’échelle oblige, la même stratégie a été appliquée à Avignon. Nous nous souviendrons par exemple de la fois où Bruno Mouret, secrétaire général de l’Union Départementale de la CGT du Vaucluse, rappela à l’ordre ses adhérents qui voulaient quitter le cortège d’une manifestation pour tenter de bloquer la gare TGV d’Avignon avec d’autres opposants à la loi. Après un temps d’hésitation, les cégétistes, à l’exception de deux ou trois, rentrèrent finalement dans le rang.
Une autre fois, alors qu’à l’appel de la CGT des opposants à la loi Travail bloquaient les ronds-points menant au centre commercial Auchan du Pontet, le même « chef » intervint au micro du camion sono pour annoncer le décès d’un syndicaliste renversé lors d’un blocage similaire à Fos-sur-Mer (ce qui se révélera faux et sera corrigé plus tard dans la journée). Une telle nouvelle aurait dû assez logiquement faire monter la rage contre le gouvernement qui avait laissé pourrir la situation. Le rassemblement prévu le soir même devant la Préfecture aurait pu s’annoncer chaud. Une hypothèse rapidement mise de côté puisque le secrétaire général annonça, sans que cela ne soulève aucune protestation des militants CGT, que ces derniers baisseraient leurs drapeaux et feraient une minute de silence en hommage à leur camarade.
Du côté de la CGT cheminots nous en avons également entendu de bonnes. Lors d’une assemblée générale des personnels de la SNCF d’Avignon, Jean-François Chamaillou, leur secrétaire général, trouva important de préciser qu’« à la CGT, on n’est pas des révolutionnaires » (sans déconner !) avant d’annoncer un appel absurde à faire grève seulement les mardi et jeudi de chaque semaine de mai. Lorsque des cheminots lui demandèrent s’il était prévu de faire grève pendant l’Euro de foot, ce qu’appelait à faire Force Ouvrière (qui ne prenait pas trop de risque, étant minoritaire) et qui aurait été un bon moyen de pression, il prétendit que ce serait se mettre à dos l’opinion. Il suivait alors la même ligne que Martinez qui était capable de nous répéter en boucle que la loi Travail nous ferait perdre un siècle de conquêtes sociales tout en déclarant qu’il ne fallait pas « gâcher la fête du football ».
Des anecdotes de ce type nous pourrions en aligner des dizaines. L’analyse de ce double jeu, classique, de la CGT peut être poussé jusqu’aux revendications principales de la centrale syndicale. Alors que dans la propagande destinée au public la volonté du retrait du projet de loi a toujours été affichée, face au gouvernement il en allait tout autrement. Fin mai, Martinez n’évoquait plus que le retrait de l’article 2, celui qui instaure la fameuse inversion de la hiérarchie des normes (voir encadré ci-contre). Le 17 juin ce n’était même plus un retrait qu’il demandait puisqu’il proposait carrément des amendements au projet. Ces derniers concédaient notamment des dérogations à la hiérarchie des normes, validant de fait l’inversion de celles-ci. C’est donc la posture autoritaire du gouvernement qui a obligé Martinez à maintenir des journées de manifestation. Il ne pouvait pas se faire piétiner aussi ostensiblement par Manuel Valls devant sa base. En réalité, il n’a pourtant eu de cesse de chercher la négociation et il se serait amplement contenté d’une réécriture de quelques passages de la loi qu’il aurait fait passer pour une victoire.
Le 23 juin, la manifestation parisienne qui s’est déroulée dans une gigantesque nasse policière a d’ailleurs prouvé que les syndicats ne recherchaient en réalité aucun rapport de force et qu’ils ne faisaient que quémander pour la forme les bonnes grâces du pouvoir, quitte à faire subir à leurs troupes une cuisante humiliation. Ils devaient avoir fière allure les camions sono à brailler l’Internationale dans la cage à hamster de Cazeneuve ! De son côté, l’hallucinante (par son ridicule) initiative de la CGT de lancer une « votation citoyenne » sur la loi Travail était à l’avenant. Souvenons-nous que le mouvement était parti entre autre d’une pétition lancée en février et déjà signée par plus d’un million de personnes.
La direction de la CGT n’a donc jamais vraiment voulu se battre contre cette loi. Tout au plus aura-t-elle vu dans ce mouvement l’occasion de se distinguer de la CFDT (qui soutenait le projet) en apparaissant plus radicale que celle-ci en vue des élections professionnelles de 2017.
Au cours du mouvement, certains ont pu se sentir « trahis » par la CGT. C’est une erreur de croire cela. C’est le propre des syndicats de limiter la volonté des travailleurs à des objectifs prétendument raisonnables. Ils n’ont aucun intérêt à voir le système capitaliste tomber puisque c’est lui qui leur permet d’exister, parfois même, pour les plus gros, par le biais de subventions d’État. Alors qu’on se le dise : la CGT, comme la police, n’a fait que son travail.
M.
Vous avez dit « inversion de la hiérarchie des normes » ?
C’était l’expression un peu barbare à comprendre concernant cette loi. Comme tu es à fond soucieux de tes conditions de travail et donc de tes conditions de vie, nous imaginons bien qu’il n’y a pas besoin de te rappeler ce que ça veut dire. Comment ? Tu ne vois pas ? Aller, c’est cadeau, on t’offre un cours de rattrapage pour que tu comprennes combien tu t’es fait enfler.
En droit il y a ce qu’on appelle la hiérarchie des normes. Cela veut dire que les lois obéissent à une hiérarchie. Au sommet il y a la constitution et en dessous les codes, comme celui du travail. Sous le code du travail, il y a les accords de branche, qui concernent des secteurs d’activité définis, puis enfin les accords d’entreprise. Cette échelle obéit à ce qu’on appelle le principe de faveur. Cela veut dire que des accords d’entreprise ne peuvent qu’être plus favorables aux salariés que ceux de la branche à laquelle l’entreprise est rattachée. De même entre les accords de branche et le code du travail. Ce que la loi travail permet c’est d’en finir avec cette logique : des accords d’entreprise ou de branche peuvent désormais primer sur le code du travail même s’ils sont défavorables pour les salariés. S’il y avait déjà pas mal de dérogations, cette loi vient les normaliser et permettre à cette situation de fait de s’élargir. Dans notre période de fort taux de chômage où le chantage à l’emploi est monnaie courante, cela veut dire que nous verrons d’ici peu une forme de droit privé fleurir de-ci de-là, différent dans chaque entreprise. Cela aboutira à une précarisation encore plus forte des salariés et leur rendra encore plus complexe la tâche lorsqu’ils voudront se défendre. Donc à moins d’être patron ou rentier, nous sommes tous concernés.