Culturisme [Spasme 14]

Enki Bilal, Bug, Casterman, 2017, 88 p. (18 €)

Décembre 2041, une navette de retour de Mars se place en orbite terrestre. Soudain c’est la merde, plus rien ne marche. En une nuit toutes les données numériques de la planète disparaissent ! Mais comment vivre sans réseau sociaux ? Comment contacter ses amis quant leurs numéros et adresses mails ont été effacés ? (qui en a conservé sur un carnet ?) Entreprises, transports, implants cérébraux ou médicaux, plus rien ne fonctionne… Et cette génération des années 2010-2020 qui a grandi comme avec un smartphone dans la tête ?… Damned, il faut réapprendre à se servir de son cerveau… On comprend dès lors que les suicides se multiplient. Dans l’urgence, les gouvernements doivent même faire appel aux personnes nées avant 1980, « dont le potentiel intellectuel n’a pas été totalement impacté par l’avènement du tout numérique. » Voilà le cadre du nouvel album de Bilal, reste à savoir où et comment toutes ces données ont disparu. Mais nous n’avons affaire qu’au tome I de l’histoire.

 

Problemos de Éric Judor, 2017, 85 mn

Un documentaire de qualité sur une ZAD ardéchoise méconnue. L’auteur pointe avec malice et subtilité un certain nombre de problèmes fondamentaux auxquels une ZAD est forcément confrontée un jour, par exemple le rapport animaux/humains (en particulier l’intolérance snob des chiens par rapports aux vegans), la violence (qui devient une nécessité entre certains zadistes) ou la question de « l’inégale répartition », que ce soit des règles (entre femmes et hommes) ou des neurones (entre militants de base et chefs machiavéliques). Une contribution importante aux débats en cours. Vivement la pandémie !

Dernière minute : Alors que Spasme est quasiment sous presse que nous apprenons (sur Indymedia Morne-sur-Seine) qu’Eric Judor est en fait le pseudo de Yannis Youlountas. Bien connu des militants, il a notamment réalisé le dystopique Ne vivons plus comme des esclaves (2013) qui décrit la vie d’anarchistes grecs parqués dans une réserve par des fascistes et contraints de se nourrir de vêtements usagés et de savon bio ; un docu-canulars qui en a trompé plus d’un. Il faut sans doute voir Problemos comme sa version rural et franchouillarde, sorte de fable grinçante sur l’auto-organisation militante des militants (bien souvent « seuls concernés ») et les risques de consanguinité qu’elle entraîne ! Yannis préparerait en ce moment une suite qui serait aussi un hommage à l’anarchiste Robert Lamoureux, Mais où est donc passé le septième blackblock ?

 

Tristan Leoni, Manu militari ? Radiographie critique de l’armée, Le monde à l’envers, 2018, 117 p. (5€)

Connais ton ennemi, tel est le leitmotiv implicite du livre de Tristan Leoni. En une centaine de pages, l’auteur procède peut-être plus à une radiographie critique de l’antimilitarisme que de l’armée elle-même. Il faut dire qu’avec la disparition du service militaire, cette lutte a pris du plomb dans l’aile. N’ayant pas eu de contact eux-même avec l’armée, beaucoup de militants radicaux et libertaires tombent dans la caricature voir dans un certain complotisme. Ainsi, il faut rappeler que les militaires de l’opération Sentinelle ne patrouillent pas dans les gares dans un but d’intimidation « contre-insurrectionnelle ». Ils sont là, au grand désarroi de l’armée et des finances publiques, parce que l’État doit apporter une réponse politique à une large attente sécuritaire de la population. Dans un autre registre, la gestion policière des banlieues françaises n’est pas non plus la continuité de la bataille d’Alger. Ce discours tient d’une déformation historique de militants qui voudraient assigner aux prolos des cités le rôle de sujet révolutionnaire. Dans les faits, l’auteur nous montre que l’armée française manque d’argent et que ses officiers, loin d’être des putschistes en puissance, demandent vainement et poliment des augmentations de budget. Des réalités que l’auteur nous rappelle non pas pour pleurer sur le sort de la grande muette, mais parce que dans une période déjà si peu révolutionnaire, inutile de s’infliger une rhétorique de tract qui ajoute de la confusion à la confusion. Nous ne pouvons qu’approuver !

 

Lola Miesseroff, Voyage en outre-gauche. Paroles de francs-tireurs des années 68, Libertalia, 2018, 288 p. (10 €)

Franchement ça fait du bien, ça dégage les écoutilles. Si vous ne devez lire qu’un seul livre sur les années 68 (les livres sur le sujet commencent à inonder les librairies) optez pour celui-ci, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un livre de commémoration à la con. On y retrouve ce qu’il y avait de plus radical et de plus intéressant dans ces années-là (1966-1972), cette sorte d’archipel protéiforme/mouvance constituée d’individus, revues et groupes radicaux, « anar non fédérés, communistes libertaires ou «de conseils», communistes de gauche, situationnistes ou apparentés ». Lola – qui avait 20 ans en 1968 et n’a jamais lâché l’affaire – nous transmet cette histoire au travers des « mémoires croisées » de 30 personnes, avec « du vécu et de la théorisation, des anecdotes et de la réflexion, de la colère, de l’espérance et de la désespérance, et même un peu de sex, drugs et free jazz and rock’n’roll »… on y parle de grèves ouvrières, de critiques du travail, de la sexualité, de l’université, de l’art, de la psychiatrie, etc. Que l’on soit jeune lecteur ou un vieux « militant » on ne peut que trouver cela roboratif et vivifiant. Si une école de la subversion radicale existait ce livre devrait y être un incontournable manuel de base… Et bien plus que cela, car, par-delà des années 68, c’est surtout un livre pour réfléchir et lutter aujourd’hui ! « Il y avait eu un jour une inondation dans le labo de Pavlov et […] les chiens se sont remis à mordre, ils étaient déprogrammés. La révolution, c’est un peu ça, se remettre à mordre. ».

 

Jean Libon et Yves Hinant, Ni juge, ni soumise, 2018, 99 mn

L’équipe franco-belge de l’émission « Strip-Tease » a, pour ce long métrage, filmé pendant trois ans le quotidien d’Anne Gruwez, personnage pittoresque et haut en couleur… mais juge d’instruction à Bruxelles. Humaine ? Empathique ? La presse semble unanime. A voir… Elle fait surtout son taf et emprisonne, à sa manière. Peut-on la préférer à la stricte et froide juge Michèle Bernard-Requin dont Raymond Depardon montrait les agissements dans 10e  chambre (2004) ? Mais on ne choisit pas son juge.
Nous recommandons seulement à ceux qui seraient tentés d’aller voir ce film en salle, de ne le regarder que sur petit écran, on évitera ainsi de croiser les spectateurs. Cela nous est malheureusement arrivé un vendredi soir dans une salle d’Art & Essais pleine à craquer ; la majorité d’entre eux – bobos, profs, de gauche, sympas – ne pouvaient que s’identifier à cette juge roulant en deudeuche… du coup lorsqu’un Maghrébin en larme supplie dans un français balbutiant qu’on ne le mette pas en prison, ils sont morts de rire (ils avaient été beaucoup plus émus lors de la bande-annonce sur le documentaire consacré à Jean-Luc Mélenchon)…* Ça pendant plus d’une heure. On est donc soulagé lorsqu’une jeune mère se met à décrire en détails, froidement, comment elle a étranglé et égorgé son gamin car alors, étrangement, plus personne ne rit. Pour ne pas devenir tueur de masse mieux vaut privilégier le dvd et le streaming.

* Morts de rire également lorsqu’une prostitué décrit ses pratiques BDSM ; voir, en cachette, le pitoyable 50 nuances de Grey et offrir à leur moitié une paire de menottes bio pour la Saint-Valentin, ne leur aura évidemment servi à rien.

 

Le Désir libertaire. Le surréalisme arabe à Paris, 1973-1975, textes réunis, traduits et annotés par Abdul Kader El Janabi, L’Asymétrie, 2018, 205 p. (12 €)

Histoire peu connue et traduction inédite que celles de la revue Le Désir libertaire, « la revue du surréalisme interdit chez les Arabes ». C’est ce que nous offrent les éditions de l’Asymétrie dans le livre Le Désir libertaire, où ont été méticuleusement rapportés images, manifestes, poésies, cadavres exquis et autres joyeusetés du groupe surréaliste du même nom. Dans les années 1970, période de subversion généralisée, les révolutionnaires de cette publication en langue arabe, venus d’Irak, de Syrie, d’Algérie ou du Liban, annoncent « la fin de l’ère islamique » et énoncent un projet : détruire la patrie arabe, « parce que l’affirmation d’une patrie est une insulte à l’universalité de l’homme ». Famille, religion, caserne, mosquées, école, toutes les valeurs de la classe dominante sont visées par les activités du groupe, dans un but qui n’est autre que la révolution prolétarienne. C’est-à-dire l’autosuppression du prolétariat, où s’aboliront aussi la poésie et l’art modernes.