Ukraine : impérialisme, nationalisme et fantômes des années 40. (2/2)

Dans notre première partie (voir Spasme ! #6) nous revenions sur l’histoire de l’Ukraine au cours du XXème siècle et notamment ses relations avec la Russie. La crise que connaît cette zone du monde est relativement compliquée à comprendre vue de France. Nos discussions avec Katia, jeune Ukrainienne vivant en France depuis plusieurs années, croisées avec les différents témoignages qui nous sont parvenus sur Internet de la place Maïdan à Kiev ainsi que de l’Est du pays nous aident à essayer d’avoir une vision globale de la situation. Dans ce contexte proche de la guerre civile où les nationalismes ukrainien et russe sont exacerbés, il est inutile de chercher le camp des bons et celui des méchants. En revanche on notera que les première victimes, comme bien souvent sont la population et en particulier les minorités.

Le début du soulèvement

Viktor Ianoukovytch, aujourd’hui destitué, était Président de l’Ukraine depuis 2010. Membre du Parti des Régions qui s’affiche pro-russe et remporte habituellement plus de succès à l’Est du pays, il chercha cependant à se rapprocher de l’Union Européenne dès le début de son mandat.
Dans un même temps il a cherché a se débarrasser de son opposante, la Premier Ministre Ioulia Timochenko. Il parvint finalement en 2011 à la faire emprisonner pour des faits de corruption, ce qui a fait grand bruit en Europe de l’Ouest qui soutenait Timochenko.

Si les méthodes de Ianoukovytch prirent une tournure autoritaire, il est bon de ne pas tomber pour autant dans le piège de la propagande pro-Timochenko que les médias occidentaux  nous ont servie à l’époque. En observant sa biographie on constatera qu’à la fin des années 90, Timochenko a bâti une fortune de plusieurs milliards de dollars en faisant des affaires de façon louche avec le gazier russe Gazprom.
Néanmoins, L’UE soutenant Timochenko, l’une des conditions préalables à tout partenariat était sa libération ainsi que celle de ses alliés.
La Russie de son côté ne voyait pas d’un bon œil le rapprochement possible entre l’Ukraine et l’Europe, elle alterna donc menaces économiques envers Kiev et propositions de tarifs préférentiels sur le gaz.

Le 21 novembre 2013, le pouvoir ukrainien refusait finalement l’extradition en Allemagne de Timochenko pour raison de santé et annonçait son rapprochement avec la Russie. S’ensuivirent alors les premières manifestations. Menées par les partis d’opposition pro-Europe qui soutiennent Timochenko, le mouvement a rapidement pris une autre tournure face à la répression exercée par le pouvoir.

Durcissement du mouvement et virage nationaliste.

Le 30 novembre 2013, la police anti-émeute délogeait les manifestants qui occupaient la place Maïdan au centre de Kiev. La violence des forces de l’ordre a provoqué un durcissement du mouvement et les mots d’ordre pro-Europe ont été supplantés par un ras-le-bol de la corruption généralisée au sein de la classe politique du pays, mais aussi par un sentiment nationaliste fort en réaction à la pression du voisin Russe.

Svoboda (“Liberté” en ukrainien, anciennement Parti Social-Nationaliste d’Ukraine, retournez le nom et vos doutes s’estomperont…), le principal parti d’extrême-droite ukrainien, s’est donc offert une visibilité de plus en plus importante au sein des manifestations au point que son leader Oleh Tyahnybok faisait partie du trio d’opposants que l’on a souvent vu dans la presse avec Vitali Klichtko et Arseni Iatseniouk (tout deux classés comme de droite libérale). Il suffit de voir les nombreuses photos des manifestations pour voir parmi les quelques drapeaux Européens des premiers temps de très nombreux drapeaux ukrainiens ainsi que ceux de ce parti. Nous pouvions remarquer également beaucoup de drapeaux rouge et noir qui dans un premier temps ont pu créer de faux espoirs chez les militants anarchistes occidentaux. En effet, si les couleurs sont les mêmes que celles de l’étendard anarcho-syndicaliste, leur disposition horizontale au lieu de diagonale renvoie aux organisations d’extrême-droite les plus radicales telle que le sinistre Pravy Sektor (Secteur Droit). C’est notamment elles qui organisèrent avec Svoboda, durant les manifestations de Maïdan, une marche en hommage à Stepan Bandera, leader nationaliste ukrainien  ayant collaboré de manière opportuniste avec les nazis face à l’URSS durant la Seconde Guerre Mondiale (voir Spasme ! #6).

Cependant, d’après Katia la majorité des manifestants n’étaient pas des néo-nazis. Plusieurs témoignages viennent confirmer qu’ils n’étaient pas les plus nombreux mais font en revanche partie des plus actifs dans les affrontements avec la police. Élément encore plus étonnant (la prudence est de mise), des manifestants juifs1 ont quant à eux déclaré dans des interviews ne pas se sentir plus menacés que ça par les néo-nazis.
Bien qu’on puisse entendre que les manifestants étaient loin d’être tous des néo-nazis (contrairement à ce que prétend Poutine), nous remarquerons qu’il semblait y avoir de manière générale un très fort sentiment nationaliste et une grande tolérance envers l’extrême-droite dans les rassemblements de la place Maïdan.

Nazis VS URSS : idéologie, mais aussi surtout des symboles ?

Comme nous l’observions dans notre numéro précédent, les relations entre l’Ukraine et la Russie durant le XXème siècle furent pour le moins houleuses. Malgré la Révolution de 1917 et la volonté d’indépendance de l’Ukraine, les bolcheviques, qui prirent la tête de la Russie, ont continué à considérer leur voisin comme une sorte de vassal, s’en servant comme une zone tampon lors des deux guerres mondiales ou en la privant de ses maigres récoltes en 1933 (ce qui causa entre 2 et 5 millions de morts).
Si longtemps en Europe de l’Ouest le communisme façon URSS a été un idéal pour beaucoup de gens préférant garder des œillères, les pays y ayant goûté ont vite compris ce qu’était l’impérialisme soviétique.
C’est donc presque mécaniquement qu’un sentiment anti-bolchévique et anti-Russie s’est créé chez une part de la population et donna notamment naissance a un parti comme l’OUN-B de Stepan Bandera qui collabora avec les nazis avant d’en subir les attaques. Notons qu’encore à l’heure actuelle le Parti Communiste Ukrainien est pro-russe et a soutenu Ianoukovytch dans sa répression à l’égard des manifestants.

Manifestants affrontant la police sur la place Maidan à Kiev, avec parmi eux des néo-nazis. (photo SERGEI SUPINSKY/AFP)

Manifestants affrontant la police sur la place Maidan à Kiev, avec parmi eux des néo-nazis. (photo SERGEI SUPINSKY/AFP)

Prendre conscience de tout ce contexte historique nous laisse donc penser que de part et d’autre l’imagerie utilisée par les belligérants n’a pas toujours une signification strictement idéologique, mais parfois plus symbolique.
En effet, chez nous le régime nazi apparaît comme l’occupant et l’instigateur du massacre de millions de personnes dans les camps. L’URSS est quant à elle vu comme une alliée, certes un peu gênante à cause de Staline, mais alliée quand même. Bien qu’ils s’agissent de deux régimes ayant causé des millions de morts le communisme autoritaire semble donc souffrir d’une moins mauvaise image, alors que le nazisme représente l’horreur absolue. En Ukraine, principalement à l’ouest, le repoussoir ultime serait plutôt le bolchévisme. L’Allemagne nazie semble considérée par certains (Svoboda, Pravy Sektor) comme libératrice puisqu’en 1941 elle faisait reculer les soviétiques huit ans après la famine causée par Staline. Nous serions donc tentés de penser que la tolérance des manifestants auprès de néo-nazis avérés est le fruit d’un sentiment « anti-bolchévique » commun, qui signifie dans le contexte local une opposition à la main mise de la Russie sur l’Ukraine. Signalons au passage que l’antisémitisme, qui suscite chez nous de vives émotions, semble malheureusement relativement commun là-bas, le camp important peu.

Pro-russes manifestants à Donetsk (Ukraine de l’Est) contre le gouvernement de Kiev formé suite au départ de Ianoukovytch, avec parmi eux des nostalgiques de Staline. (photo SERGEI SUPINSKY/AFP)

Pro-russes manifestants à Donetsk (Ukraine de l’Est) contre le gouvernement de Kiev formé suite au départ de Ianoukovytch, avec parmi eux des nostalgiques de Staline. (photo SERGEI SUPINSKY/AFP)

Dans le sens inverse, suite à la chute de Ianoukovytch, Poutine envahissait de manière à peine dissimulée la Crimée. On a pu voir à ce moment-là des images de manifestants russes soutenant son action en brandissant des drapeaux de l’URSS et des effigies de Staline. Nous comprenons bien ici qu’il s’agit de défendre plutôt l’idée de Grande Russie que de solidarité entre les peuples. N’en déplaise à ceux qui par chez nous se sentent subversifs en voyant Poutine comme un rempart à l’impérialisme nord-américain (que nous n’irons pas nier), c’est ici une image claire d’un impérialisme russe qu’il nous est donné de voir. Ironie de la chose et comme pour nous prouver que cette imagerie communiste était creuse, on apprenait après l’annexion de la Crimée que le Président russe souhaitait y créer un « Las Vegas russe »2 !
Autre élément intéressant dans la communication russe, c’est cette position de pourfendeur du fascisme que s’est donné Poutine. Il est assez savoureux de voir cela quand on connaît les propos qu’il peut tenir sur les homosexuels ou les Tchétchènes ou quand on sait que les néo-nazis russes se livrent depuis longtemps à des manifestations, des ratonnades et des traques de clandestins, de Juifs ou d’homosexuels sans être trop inquiétés.

Une issue difficile à entrevoir

Bien que la plupart des médias occidentaux aient fait mine de pas le voir, les néo-nazis ukrainiens se sont offert une belle visibilité dans les manifestations. Plus grave encore le gouvernement désigné par le parlement ukrainien en février compte sur ses 21 membres 5 ministres issus de Svoboda. Là encore très peu de réaction de la part de l’Union Européenne et des USA, à croire que toutes les alliances sont acceptables pour contrer Poutine. Si le très faible score (1,16 %, dixième position) de Svoboda à l’élection présidentielle de juin relativise la légitimité de ce parti la vigilance est de mise. Rappelons qu’à l’heure actuelle des combats ont lieu entre milice pro-russe et milice pro-ukrainienne ou militaires ukrainiens. Des membres de la famille de Katia qui vivaient près d’Odessa ont préféré partir vers l’Ouest tant la ville devenait dangereuse. De la même manière des médias israéliens francophones rapportent que des familles juives de l’Est de l’Ukraine migrent en Israël tant l’avenir leur paraît incertain.
Enfin, il est désolant de constater que le nouveau président, Petro Porochenko, est une fois de plus un de ces oligarques corrompus. En février nous avions pu découvrir la demeure de Ianoukovytch digne de Tony Montana, à quoi ressemblera celle de ce milliardaire issu de l’industrie du chocolat ?

par M.

1 : http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/02/03/ukraine-itineraire-d-une-radicalisation_4358677_3214.html
2 : http://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/crimee/poutine-veut-faire-de-la-crimee-un-nouveau-las-vegas_582383.html