Ressenti concernant la manifestation « Je suis Charlie » à Avignon le dimanche 11 janvier 2015

Voilà, c’est terminé. Les terroristes ont été abattus. Le monde a (presque) unanimement défilé pour défendre le droit d’expression et saluer la mémoire des victimes.
J’écoutais en rentrant de la marche à Avignon les commentateurs de France Inter extatiques : « la Frrrance debout, fière ! », le premier ministre parlant de la démonstration de la « puisssssance de la France » (j’ai sans doute l’esprit mal placé mais je ne pouvais m’empêcher d’y voir quelque chose d’érectile… et du coup de trouver ça plutôt déplacé).
Oui, car comme beaucoup de monde j’y suis allé, même si j’ai beaucoup hésité à participer à un cortège ouvert par une belle brochette de salopards dont des assassins d’une tout autre envergure que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly.
Je me demande ce qui est pire : ça ou une indifférence générale ?
La dernière fois que j’ai participé à une marche c’était au mois de juillet dernier. Cette marche suivait alors exactement le même itinéraire, elle avait lieu en plein festival d’Avignon. Il s’agissait de condamner les crimes commis sur les populations civiles de Gaza et de Palestine.
Si je fais le rapprochement ce n’est pas pour établir une comptabilité du ratio nombre de victimes par manifestant (l’obscénité du résultat m’angoisse un peu pour tout vous dire…). C’est pour souligner un contraste saisissant : cet été la grande majorité des personnes présentes dans le cortège était, à l’exception de vieux militants de gauche indécrottables ; la communauté maghrébine des environs. Le public (éclairé) du festival ne semblait pas (dans sa grande majorité) concerné. À se demander si l’éducation et la culture suffisent pour résoudre les choses…
Dimanche, lors de la marche de l’« union républicaine » nous étions surtout entre « blancos », entre « white » comme le dit si élégamment notre (putain de) premier ministre (de merde).
Si j’ai été choqué par l’indifférence du public avignonnais l’été dernier, je n’ai pas été surpris par la désaffection de la communauté maghrébine ce dimanche (en ce qui concerne Avignon tout du moins). En effet, je trouve plutôt gonflé d’appeler à rejoindre l’« union républicaine » toute cette partie de la population. On se souvient tout à coup qu’elle est aussi française alors qu’au regard de sa représentation dans nos institutions politiques et médiatiques, on pourrait en douter !
C’est malheureux mais la première fois que je me suis dit « Tiens ! La vie politique française prend enfin des couleurs ! » c’était à l’arrivée de Sarko. Manœuvre démagogique et cosmétique s’il en est de la part de l’homme qui, toute honte bue, déclarait plus tard sur le sol sénégalais que « l’homme africain n’est pas rentré dans l’Histoire ».
À l’échelle locale ce n’est pas tellement mieux : sur les deux listes municipales de ma ville (l’une de drrrroite et l’autre de « gauche »), une seule présentait en toute fin de liste une étudiante issue de la communauté maghrébine (à ce stade c’est même en deçà du saupoudrage cosmétique de Sarkozy) en revanche sur l’autre liste côté fachos le compte y était ! (vous connaissez le VauKKKluse ?)

Mon avis est que, tant que notre « démocratie », pays des Droits de l’Homme, des lumières, dont les valeurs sont la liberté d’expression, la laïcité, et blablabli et blablabla… qui fait figurer sur le fronton de toutes ses mairies et écoles « Liberté, Égalité, Fraternité » ; tant que ce pays qui se croit en tous points exemplaire fera plus de place dans ses institutions locales et nationales aux partisans de haines raciales, antisémites et xénophobes qu’à ses citoyens à l’épiderme un peu plus pigmenté que la moyenne (musulmans ou pas) nous connaîtrons régulièrement des rejets plus ou moins violents de celle-ci. Y remédier ne résoudra certainement pas tout (il y a aussi entre autres choses le poids de l’histoire : cf. les casseroles coloniales et post-coloniales de la France) mais ça sera déjà un grand pas pour ladite démocratie.

Par ailleurs, il est un autre point qui me pose problème. Alors que la traque des assassins était lancée (la « chasse à l’homme » pour reprendre la terminologie spectaculaire des médias de large audience), j’ai entendu dans mon entourage plusieurs personnes s’exclamer « il faut les buter ces gars-là », j’ai même entendu « il faut les exterminer » (gulps !…). Le dénouement de ces tragiques épisodes leur aura sans doute donné satisfaction. Pas à moi.
Au-delà de l’immense peine que j’ai pour ces dessinateurs dont j’aimais l’esprit et les dessins mais aussi pour toutes les autres victimes, je pense que les agresseurs, au nom de tous les principes cités plus haut, auraient pu et auraient du pouvoir bénéficier de ce qui constitue la base d’un État de droit me semble-t-il : un jugement !
C’est sans doute très facile à dire d’où je me trouve, confortablement assis derrière l’écran de mon ordinateur, mais il me semble que le scénario est le même pour chacun de ces épisodes. On connaissait tous à l’avance l’issue fatale. Comme si plus de sang pouvait laver le sang déjà versé. Kelkal en 1995, Merah en 2012, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly maintenant : aucun de ces gars n’est capturé vivant pour être jugé. J’ai du mal à croire que les troupes militaires d’élite puissent procéder sans pertes humaines à l’évacuation des otages et ne puissent pas blesser simplement les agresseurs pour les neutraliser.
L’ampleur de la caisse de résonance que constituent l’émotion, la clameur populaire et l’amplification médiatique fait-elle office de procès ? Pourquoi notre État, dit « de droit », se dispense-t-il à chaque fois dans une situation similaire des procédures judiciaires en vigueur ?
Même des ordures comme Papon, Barbie, même les pires pédophiles ont eu droit à un procès. Pourquoi pas ces assassins-là ? Qu’est ce qui justifie ce « régime de faveur » ? Le peuple ne pouvait-il concevoir d’autre issue que celle du « sang impur abreuvant nos sillons » ? Est-ce le prix à payer pour une très relative et temporaire paix sociale ?
Je pense que nous aurions beaucoup gagné à juger, à entendre ces personnes, ne serait-ce que pour les proches des victimes mais aussi pour celles et ceux, tou-te-s jeunes, qui déjà ruminent une rancœur tenace pour cette « démocratie » qui, quoi qu’il arrive, ne les écoutera ni ne les entendra jamais.

V.M.