Nuit Debout : le réformisme radical [Dossier spécial : ni loi, ni travail]

Nuit Debout a été une des particularités qui ont accompagné le mouvement contre la loi Travail de ce printemps 2016. Nous étions dès le départ plutôt sceptiques sur la capacité de cette initiative à faire émerger quelque chose d’intéressant et nos craintes se sont confirmées. Si le phénomène Nuit Debout a essaimé dans de nombreuses villes de province, nous nous concentrerons ici surtout sur le rassemblement parisien, plutôt représentatif du ton général de la mobilisation.

Une mobilisation faussement spontanée

Le malentendu de départ concernant Nuit Debout résidait dans le caractère prétendument spontané de l’initiative. En réalité la mobilisation a été imaginée par quelques personnes dès le 23 février, à la Bourse du Travail de Paris, en marge d’une projection du film Merci Patron ! de François Ruffin. Le petit groupe qui en est à l’origine était composé d’une salariée de Fakir, le journal dont Ruffin est le patron, et de militants politiques allant du Parti de Gauche à Attac en passant par le collectif Droit au logement (DAL) ou encore la Coordination des intermittents et précaires (CIP). En surfant sur le succès du film et sur la mobilisation contre la loi Travail, le groupe prit la décision d’appeler à occuper la place de la République à Paris pour lutter contre l’austérité et le « déni de démocratie » du gouvernement. Il décida de fixer la première Nuit Debout au 31 mars, après la première manifestation syndicale nationale contre la loi El Khomri, et d’y faire intervenir l’économiste Frédéric Lordon. Si nous convenons que le rassemblement Nuit Debout n’avait pas formellement de chef ni d’étiquette politique, de manière informelle il avait pour autorités morales les figures de la gauche radicale que sont François Ruffin et Frédéric Lordon ainsi que tout un aréopage de têtes connues surtout dans les milieux altermondialistes et à gauche du PS. Signalons également que c’était le DAL qui déclarait l’occupation de la place en préfecture.
Cette approche à demi masquée de professionnels du militantisme s’explique probablement par l’image de la gauche radicale qui n’est pas très vendeuse en ce moment. Cette famille politique est dispersée depuis le divorce entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF et l’effondrement du Front de Gauche qui l’a suivi.
La démarche n’est donc pas innocente et ce n’est pas parce que des membres d’organisations politiques s’impliquent dans un mouvement social en se présentant comme « simples citoyens » qu’ils perdent leurs objectifs, leur culture et leurs réflexes de militants. À aucun moment les initiateurs de Nuit Debout n’ont voulu susciter un mouvement réellement autonome, si tant est que l’autonomie puisse être suscitée par une petite avant-garde. Cela ne fait pas partie de leur culture politique. Leur but était de provoquer une effervescence qu’ils espéraient ensuite canaliser dans le moule institutionnel et électoral, à l’image de Podemos en Espagne ou de Syriza en Grèce.
S’ils se sont fait dépasser -pas pour le meilleur nous allons le voir- et que leur projet paraît pour l’instant mal barré, cette mise au point sur les origines de Nuit Debout nous semblait importante.

Tentative avignonnaise de questionner les participants à Nuit Debout sur les objectifs de la mobilisation…

La confusion politique à tous les étages

Conjointement à la cuisine politicienne de la gauche radicale, Nuit Debout a été un condensé de la confusion politique ambiante. Les initiateurs de la mobilisation ont logiquement poussé en avant leurs lubies diverses qui sont en partie devenues celles du mouvement : quitter l’Union Européenne, combattre la finance, annuler la dette, lutter contre le néo-libéralisme ou encore écrire une nouvelle constitution. Des idées qui sont également défendues par certains groupes d’extrême-droite. Pas toujours simple donc de distinguer qui est sympathisant de la « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon et qui est militant de l’UPR de François Asselineau, un ancien lieutenant de Charles Pasqua aux divagations complotistes et anti-UE. Difficile de différencier un membre des « Gentils virus » d’Étienne Chouard, béni oui-oui aux sympathies fascisantes, et un partisan du Mouvement pour la VIème République (M6R) du même Jean-Luc Mélenchon tant ils sont également obsédés par la réécriture de la constitution. Certes un petit ménage a été fait lorsque des personnalités un peu trop ouvertement d’extrême-droite ont tenté de vendre leur soupe à Nuit Debout, mais cela ne réglait pas le problème de fond : le niveau de la critique est tombé si bas que les deux bords partagent aujourd’hui un certain nombre d’idées.

Or, ce qui nous oppresse chaque jour, ce n’est ni Bruxelles, ni une démocratie « factice », ni la « finance immorale », mais c’est le travail, l’exploitation et la précarité. En un mot : le capitalisme. Ces choses sont peut-être moins identifiables, mais nous les subissons pourtant quotidiennement.
Ce n’est donc pas parce que Frédéric Lordon prend des accents quasi-insurrectionnalistes pour nous inciter à combattre le néo-libéralisme, que ce combat est le bon. S’il faut s’attacher à en comprendre le fonctionnement, le néo-libéralisme n’est que la forme actuellement prise par le capitalisme. Se focaliser dessus (les travailleurs détachés, les banques, l’UE) est une perte d’énergie qui ne règle pas le problème (l’argent, l’exploitation, le salariat, etc.). En tant qu’économiste, Lordon le sait très bien.

Ce n’est en revanche pas un hasard si les organisations de la gauche radicale impliquées dans Nuit Debout et, plus généralement dans le mouvement, ne souhaitent pas trop bousculer l’ordre des choses. C’est le propre de toute organisation de viser avant tout à sa survie et son développement plutôt qu’à l’émancipation du genre humain. Sous prétexte d’être « réalistes », elles et leurs soutiens ne nous proposent en réalité qu’un capitalisme soft, à « visage humain ». C’est ce que fait François Ruffin quand il appelle prolétaires et petits patrons à s’unir contre l’austérité. Grossière manipulation… qui vient d’un petit patron ! Comme dirait l’autre : ce n’est pourtant pas la taille du patron qui compte, mais son rôle dans les rapports de production. Petit ou gros, c’est toujours lui qui dispose des moyens de production et du capital lui permettant de vivre (certes parfois mal dans les périodes de crise) sur l’exploitation des prolétaires. Un patron peut donc avoir des « valeurs de gauche », ça n’y change rien.

Un burn-out de la classe moyenne

Pourquoi Nuit Debout, qui a malgré tout accueilli un public non-militant donc éloigné des compromissions politiciennes des organisations, n’a pas su sortir de ce marigot idéologique ? Peut-être en partie à cause de la forte acculturation politique qui fait que, même chez ceux qui se sentent très à gauche, il y a peu de connaissance et donc peu de compréhension des mécanismes du capitalisme. Mais cela tenait surtout à la catégorie de population qui fréquentait Nuit Debout en elle-même. Un rapide coup d’œil nous montre qu’il s’agissait principalement de personnes appartenant à la classe moyenne et qui sont paniquées par le déclassement qu’elles subissent. Or la classe moyenne considère visiblement qu’elle a encore à perdre, voire qu’il est encore possible de regagner ce qui a été perdu. D’où l’adhésion d’une part de celle-ci aux thèses protectionnistes et anti-libérales de gauche qui prétendent réparer un système soit-disant dévoyé. La classe moyenne n’est pas prête à remettre réellement en cause le capitalisme. Qu’il s’agisse de sa frange de droite ou de gauche (comme à Nuit Debout), elle est dans une optique de réformisme radical. Les institutions ne fonctionneraient plus comme il faudrait. L’exemple de la campagne #OnVautMieuxQueÇa menée par des jeunes diplômés précaires au début du mouvement contre la loi Travail est emblématique de cette façon de penser. Ces jeunes ne voulaient pas s’émanciper du marché du travail, ils acceptaient sans broncher le fait d’avoir une prétendue valeur et ils voulaient seulement qu’elle soit estimée à son juste prix. De son côté, Frédéric Lordon s’adressait à Nuit Debout le 20 avril à la Bourse du Travail de Paris et disait que « s’il n’y a plus d’alternative dans le cadre [néo-libéral], il y a toujours l’alternative de refaire le cadre ». La classe moyenne garde donc un rapport servile face au capital, elle s’imagine qu’il peut encore être « plus juste », c’est-à-dire plus profitable pour elle. D’où son intérêt pour le vote et la démocratie !

Pas étonnant donc que Nuit Debout n’ait pas su aller à la rencontre des banlieues pauvres. Le fait que les participants de la mobilisation s’intéressent tout à coup aux gens qui y habitent et leur expliquent ce que c’est que la pauvreté et comment il faut lutter avait quelque chose de déplacé. Lors d’une tentative de rencontre dans les quartiers nord de Marseille, les habitants leur ont rappelé un peu sèchement que la loi Travail et le film Merci patron ! sont plutôt loin de leurs préoccupations et que cela fait trente ans qu’ils connaissent la précarité, le chômage et la relégation sociale.

Et après ?

Difficile pour l’instant de dire quelles seront les répercussions de Nuit Debout. Au grand dam de ses initiateurs un Podemos à la française ne semble pas gagner et l’exemple grec de Syriza n’est pas franchement  sexy. Il n’est du coup pas impossible qu’une part des sympathisants de Nuit Debout votent en 2017 pour Jean-Luc Mélenchon, candidat forcément le plus proche des thèses développées à Nuit Debout puisque ce sont ses soutiens qui ont initié la mobilisation.
À long terme, il est en revanche plus compliqué de s’avancer. L’enlisement de Nuit Debout dans le démocratisme le plus idiot vaccinera peut-être quelques monomaniaques de la démocratie directe. Néanmoins, nous notons à gauche la montée du chauvinisme, que le traditionnel anti-racisme moral a de plus en plus de mal à camoufler, et d’un populisme de plus en plus assumé. Rien qui nous fasse espérer des perspectives très heureuses.

M.