Black Panther. La communauté : une marchandise comme une autre.

Le 14 février est sorti en France Black Panther, dix-huitième blockbuster de la longue liste des adaptations cinématographiques des comics Marvel (rachetés par Disney en 2009). Le scénario évoque le retour au Wakanda de T’Challa, alias la Panthère Noire, après qu’il ait participé à des péripéties narrées dans les précédents opus de la franchise. Le héros doit défendre l’unité de son pays et son titre de roi face à des factions rivales. L’une d’elles est formée par son cousin Erik Killmonger qui a grandi aux États-Unis. Souhaitant venger son père tué par le père de T’Challa, Killmonger veut s’emparer du Wakanda et étendre son pouvoir en soulevant les noirs opprimés du monde entier. Pour vaincre, la Panthère Noire est aidée d’une garde d’amazones et par Everett Ross, un agent de la CIA.
Présenté comme antiraciste par excellence, le film a été applaudi, parfois jusqu’à l’extrême-gauche notamment car il offrirait au « public noir » des modèles positifs auxquels s’identifier. La dimension émancipatrice de ce long-métrage on ne peut plus conformiste est pourtant loin d’être évidente. Taillé pour plaire au plus grand nombre, il opte pour un consensus mou entre conservatisme et libéralisme et s’inscrit dans l’héritage le plus consensuel de la lutte pour les droits civiques en faveur des noirs américains.

Une démarche antiraciste douteuse

Ce qui frappe dès les premières minutes du film c’est le kitsh de son univers. Qui a déjà regardé un film produit par Marvel ne sera pas étonné. Cela devient plus gênant lorsque c’est sensé être un hommage à l’Afrique. Le Wakanda, pays imaginaire où se déroule l’histoire, est un concentré incohérent et flashy de références à des folklores des quatre coins d’un continent où pas un seul plan n’a été tourné. Telle tribu s’inspire des Maasaïs, telle autre des Himbas, là les hommes portent un plateau dans la lèvre inférieure, ici on se scarifie ou on se peint des motifs sur le corps. Dans une interview au Washington Post, le journaliste kényan Larry Madowo, qui défend pourtant le film, résume la situation ((Larry Madowo, Karen Attiah, « ‘Black Panther’: Why the relationship between Africans and black Americans is so messed up », The Washington Post, 16 février 2018, url : https://www.washingtonpost.com/news/global-opinions/wp/2018/02/16/black-panther-why-the-relationship-between-africans-and-african-americans-is-so-messed-up/?utm_term=.ac77869e85bc.)) : « le Wakanda, au moins dans le film, est une approximation de la culture africaine, une version extérieure de ce à quoi la culture africaine pourrait ressembler – les rituels, les chants et les danses, les rites de passage.[…] C’était comme un bingo africain en quelque sortes ! » Mais pour son interlocutrice Karen Attiah, une journaliste noire américaine, cette représentation de l’Afrique est au contraire un point positif : « J’étais excitée car je ne suis pas habituée à voir des éléments de la culture Africaine sur grand écran.[…] Black Panther est un supermarché, obtenez tout en une heure ! » Un enthousiasme qu’il est difficile de partager : cette accumulation de stéréotypes hérités d’une vision coloniale de l’Afrique, après quelques rires nerveux, provoque surtout l’indigestion.

Un autre élément interpelle rapidement l’oreille du spectateur : l’accent des acteurs. Certes, presque tous sont noirs, mais presque aucun n’est africain. La grande majorité du casting est d’origine américaine ou britannique et il suffit de voir des interviews des acteurs pour constater qu’ils ont généralement l’accent du pays où ils vivent. On s’étonne donc de voir Forest Whitaker, texan de son état, jouer solennellement le grand prêtre du Wakanda en prenant ce qui visiblement est censé être l’accent « africain ». Il n’est pas le seul, tous les acteurs ont respecté ce parti pris et Chadwick Boseman qui interprète la Panthère Noire a même défendu cela dans la presse au nom d’une prétendue authenticité. Or, l’accent « africain » est évidemment a peu près aussi authentique que l’accent « européen ». Pas étonnant que Larry Madowo ait là encore bien du mal à défendre le film : « Ils voulaient baser les accents sur celui des Xhosa d’Afrique du Sud, mais certains d’entre eux sonnaient nigérian, d’autres sonnaient plus ougandais. C’était très déroutant, je comprends que perfectionner un accent est difficile, mais mon Dieu, c’était si désordonné ! » Un peu embarrassant pour un film étiqueté « antiraciste »…

Le scepticisme concernant l’antiracisme de Marvel ne s’arrête malheureusement pas là. Dès la phase de pré-production du film, des questions se posaient. En 2015, la presse spécialisée annonçait que le studio avait enfin trouvé un réalisateur en la personne de Ryan Coogler. Celui qui venait de terminer le film Creed, un spin off de la série des Rocky, n’avait cependant pas été le premier approché. Auparavant la production avait proposé le script de Joe Robert Cole à Ava DuVernay (réalisatrice de Selma, film oscarisé en 2015) et à Felix Gary Gray (réalisateur de Fast and Furious 8) qui avaient tous deux déclinés ((Thomas Destouches, « Black Panther : Marvel veut le réalisateur de Creed pour son nouveau super-héros », Allociné, 15 octobre 2015, url : http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18646651.html.)). Pour réaliser Black Panther, Marvel a logiquement recherché de bons « faiseurs », c’est-à-dire des réalisateurs sans grande originalité mais qui savent répondre aux exigences d’une super-production. Cependant les trois metteurs en scène et le scénariste ont également pour point commun d’être noirs. En plus des comédiens (ce qui est sensé vu le contexte du film), Marvel a donc tenu à ce que les postes importants dans l’équipe de direction soient détenus par des personnes noires. Or cette politique de discrimination « positive » qui se veut pleine de bonnes intentions révèle en creux une situation plus problématique. En effet, en regardant la liste des films Marvel, on constate qu’il a fallu attendre Black Panther, soit presque vingt longs-métrages, pour que le studio se rende compte qu’il avait aussi des réalisateurs noirs à sa disposition. Tous les autres films, à l’exception du précédent, Thor : Ragnarok ((Réalisé par Taiki David Waititi, metteur en scène néo-zéladais issu d’une mère polonaise et d’un père maori.)) – où Marvel revisite la mythologie nordique avec son mauvais goût coutumier, ce qui prête cependant moins à conséquence –, ont été réalisés par des personnes qu’on qualifiera sans problème de blanches dans le contexte étasunien.

Black Panther est donc difficilement qualifiable d’antiraciste. S’il est compréhensible que les personnes souffrant du racisme veuillent se sentir représentées de manière valorisante cela se fait ici au prix d’une vision stéréotypée de l’Afrique et des Africains, qui dans d’autres circonstances serait jugée raciste. Quant à la politique de recrutement de Marvel, elle est évidemment opportuniste. La question du racisme est une préoccupation circonstancielle qui a mené le studio à produire un « film de Noirs ». Les fiches techniques prévisionnelles des longs-métrages à venir annoncent pour leur part un retour à la normale côté réalisation…

Le libéral-conservatisme comme avatar du progrès

Face à un tel constat on pourrait déjà s’étonner de la relative sympathie que le film provoque chez un public d’extrême-gauche. À croire qu’à force de se dire « non-concernée » certains deviennent complètement miros. D’autant qu’avec ses gros sabots Marvel ne se contente pas de nous servir son antiracisme frelaté. Le studio qui est l’un des plus rentables de Hollywood actuellement est – faut-il le rappeler ? – au service du soft power américain. Il est donc normal que Black Panther défende pleinement le modèle capitaliste libéral en même tant que les intérêts de la première puissance mondiale.

Alors que T’Challa est couronné roi du Wakanda au début du film – après avoir au passage sauvé de jeunes filles enlevées par un groupe du type Boko Haram –, il doit définir la politique à suivre d’un pays sclérosé par excès de protectionnisme. Depuis toujours en effet le Wakanda a gardé le secret sur sa richesse. Possesseur de l’unique source au monde de vibranium, un minerai imaginaire aux propriétés physiques miraculeuses, le pays est le plus développé de la planète. Grâce à ses technologies avancées, ses dirigeants ont toujours fait en sorte de camoufler cette réussite pour ne pas attirer la convoitise. Cela n’a cependant pas tout à fait fonctionné puisque que le « super-vilain » Ulysse Klaw, un physicien et contrebandier néerlandais ((Le personnage a été créé dans les années 60, alors qu’en Afrique du Sud l’apartheid avait toujours cours (jusqu’en 1991) et qu’il séparait la population noire de la population blanche originaire, entre autre, des Pays-Bas.)) parvient à s’introduire au Wakanda pour tenter de voler du vibranium. Par ailleurs, dans le pays des voix s’élèvent, et c’était le cas du père d’Erik Killmonger, pour que le Wakanda s’ouvre au monde et partage ses richesses avec l’Afrique et la diaspora africaine aux États-Unis. Elles se divisent entre une tendance réformiste soutenue par Nakia, la fiancée de T’Challa, et la tendance « révolutionnaire » de Killmonger.
C’est contre cette dernière que doit lutter la Panthère Noire. Killmonger a grandi coupé du Wakanda à Oakland (il s’agit d’une référence au Black Panther Party fondé dans cette ville) et il est par la suite entré dans les forces spéciales américaines afin de développer ses aptitudes militaires. Avec le soutien d’un chef de tribu Killmonger, prend le pouvoir au Wakanda et tente de lancer une politique d’armement des ghettos noirs américains qu’il considère un peu comme les Sudètes de son futur empire. Grâce à ce personnage, la production désigne donc ce qu’un État moderne doit éviter. Le tribalisme d’abord, car c’est un facteur d’instabilité qui ouvre les portes aux ingérences extérieures (si Killmonger est d’origine wakandaise, il est en même temps devenu un étranger). Un nationalisme racial violent ensuite, opposé à un nationalisme wakandais « raisonnable ». Le projet de Killmonger se réfère au nationalisme noir, doctrine aux interprétations variées qui a pu prôner au choix un « retour » des noirs américains en Afrique, la création d’un État noir aux États-Unis ou encore la défense de la « communauté noire » au sein des États-Unis. Il est revendiqué par des organisations diverses, notamment la très réactionnaire Nation of Islam (NOI) d’Elijah Muhammad et Malcolm X ((Sam McPheeters, « Le jour où Malcolm X 
a rencontré 
les nazis », Vice.com, 25 mai 2015, url : https://www.vice.com/fr/article/qbyx8q/le-jour-ou-malcolm-x-a-rencontre-les-nazis-v9n5.)). Dans les années 60-70, il est repris par la mouvance Black Power, l’aile radicale de gauche du mouvement des droits civiques. Elle l’apparente aux luttes de libérations nationales défendues par les marxistes-léninistes en mettant en sourdine l’aspect suprémaciste défendu par la NOI. Le personnage de Killmonger, qui a grandi dans un appartement décoré d’affiches à la gloire des fondateurs du Black Panther Party (BPP), est une sorte de monstre issu du Black Power. Marvel a cependant évacué de sa référence à ce courant tout le discours anticapitaliste (déjà très bancal), pour n’en garder que l’appel à la lutte armée et au panafricanisme. C’est donc le projet de concurrencer par les armes l’hégémonie des États-Unis (ce qui n’est pas en soi anticapitaliste), que le studio dénonce.
Face aux périls que le Wakanda doit affronter, le film expose quelles seraient les « bonnes solutions ». Au départ, malgré sa fiancée qui le pousse à ouvrir le Wakanda au monde, T’Challa souhaite plutôt poursuivre la politique isolationniste de son père. Cependant les péripéties et l’émotion que suscite chez lui l’histoire de son cousin le font évoluer. Décidé à agir, T’Challa se lance à la fin du film dans une politique philanthropique. Il rachète les immeubles de la banlieue où vivaient Killmonger et son père et lance un programme humanitaire en direction des enfants noirs américains. Une habile récupération de la part de Marvel de la politique caritative et populiste du BPP qui distribuait des petits déjeuners gratuits aux enfants des ghettos.
Sans surprise ce film ne prône donc pas la révolte des exploités. Les prolétaires noirs américains sont cantonnés par Marvel à une population en attente d’un Deus ex machina pendant qu’au Wakanda tout le monde semble vaquer à des occupations plaisantes. La question du travail semble en effet y être résolue par la technologie, vieu fantasme progressiste entretenu aujourd’hui par le courant de pensée transhumaniste. Le reste de l’Afrique, la vraie, est pour sa part absent du film.
Nulle part non plus le régime politique du Wakanda n’est remis en question. Dans cette société aux technologies ultra-modernes (selon des normes historiquement occidentales) personne ne critique les traditions imposant une monarchie héréditaire de droit divin et ce malgré l’épisode de Killmonger. Sur ce point le film nous explique que si le monde a frôlé la catastrophe c’est justement par ce que Killmonger, élevé aux États-Unis, a sombré dans l’extrémisme et ne respecte pas les valeurs « africaines » de sagesse et de modération du Wakanda. Une fois n’est pas coutume, pour faire barrage à une menace fascisante l’industrie de l’entertainment a substitué au démocratisme habituel la défense d’un modèle conservateur envers les traditions et libéral économiquement.

Marvel et la Panthère Noire : entre soutien et récupération de la « cause noire »

L’ambiguïté de Marvel dans son rapport au mouvement de lutte pour les droits civiques ne date pas d’aujourd’hui. Il faut se pencher sur la genèse du roi du Wakanda pour s’en rendre compte.

1966-1979 : un symbole difficile à assumer
En 1965, le symbole de la panthère noire est utilisé pour la première fois en Alabama par la Lowndes County Freedom Organization (LCFO). Cette année-là, un an après l’abolition de la ségrégation raciale légale, les noirs, qui composent 80 % de la population totale de l’État, obtiennent le droit de vote. La LCFO est un parti politique rattaché au Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), une organisation noire américaine dirigée par le charismatique Stokely Carmichael. Son intention est de présenter des candidats noirs aux élections locales. Le logo de la LCFO s’oppose au coq blanc du parti ségrégationniste, qui est accompagné de la devise « La suprématie blanche pour le droit ». Au-delà de la guerre de l’image, le choix de la panthère témoigne du tournant que commence à prendre une fraction de la lutte pour les droits civiques. Certains militants considèrent que les mouvements pacifistes comme celui de Martin Luther King mettent trop de temps à obtenir des résultats. Les noirs restent des parias bien qu’ils soient envoyés défendre la démocratie et le capitalisme libéral au Vietnam. Il sont proportionnellement plus pauvres, moins bien soignés et moins éduqués que les blancs (une réalité qui restent dans une certaine mesure vraie aujourd’hui). Les activistes non-violents des droits civiques sont de plus agressés avec la complicité de la police. L’idée de répondre à la violence par la violence fait donc logiquement son chemin. Certains militants comme Stokely Carmichael sont aussi déçus par les promesses non tenues des partis démocrates traditionnels desquels ils se sont rapprochés. Ces partis composés très majoritairement de blancs ont tendance à reproduire des dominations racistes malgré les bonnes intentions affichées. Face à cela, Carmichael développe avec Charles Hamilton le concept du Black Power ((Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, traduits par Odile Pitoux, Le Black Power, pour une politique de libération aux États-Unis [Black Power], Paris [New York], Payot & Rivages [Random House], 2009 [1967-1968].)). Il considère que la communauté noire doit vivre et s’organiser séparément des blancs et que cette lutte est comparable aux luttes de libération nationales anticoloniales ((Écouter l’interview de Stockely Carmicheal, puis de l’écrivain Charles Hightower, proche de la mouvance Black Power, donnée à Jean-Pierre Elkabbach sur France Inter en 1967. Extraits disponibles dans : Chloé Leprince, « Le jour où l’Amérique a découvert un super-héros noir appelé Black Panther », FranceCulture.fr, 14 février 2018, url : https://www.franceculture.fr/histoire/black-panthers-black-power-amerique-raciste-marvel.)).
Dans un contexte différent de celui du Sud des États-Unis, le Black Panther Party se crée en Californie en octobre 1966 et reprend le logo de la panthère noire de la LCFO. Il défend l’autodéfense armée, l’arrêt de la guerre du Vietnam et s’oppose aussi à Martin Luther King dont l’orientation est qualifiée de bourgeoise. Très structurée et hiérarchisée, arborant un look paramilitaire, la légende veut que le parti achète des armes grâce à la vente du Petit Livre Rouge de Mao. Les Black Panthers connaissent par cette radicalité spectaculaire une notoriété croissante, notamment auprès des gauchistes blancs. Mais leur apparence et leur langage permet aussi au FBI de justifier leur répression alors que l’essentiel de leur activité se limite à du conseil juridique et des actions caritatives ((Tom Van Ersel, Panthères Noires, Histoire du Black Panther Party, Paris, l’Échapée, 2006, pp. 67-69.)). Si le BPP n’accepte en son sein que des noirs, il reste plus modéré que Carmichael – brièvement membre du parti entre 1967 et 1968 – et accepte des alliances avec des organisations n’étant pas exclusivement noires. Son programme en dix points conserve cependant comme objectif principal celui du Black Power, à savoir l’émancipation des noirs américains en tant que communauté ((Dans le programme en dix points du BPP, le premier point est : « We want freedom. We want power to determine the destiny of our Black Community. »)). Une communauté dont on ne sait jamais trop jusqu’où elle se fonde sur l’expérience subie du racisme et à partir d’où elle se réfère à une prétendue essence. Bien qu’il se revendique révolutionnaire marxiste, le parti met en fait de côté la lutte contre l’exploitation capitaliste. Il n’est pas question d’abolir le salariat, que la plupart des noirs subissent en plus du racisme, mais de réclamer des réformes (plein emploi, logement, justice…) et la gestion par la « communauté noire » de « ses » affaires. Au maximum, comme les autres organisations gauchistes, leur objectif est un capitalisme d’État (leurs modèles sont l’URSS, la Chine, la Corée du Nord ou Cuba). À supposer que cette démarche soit réellement comparable à un nationalisme des opprimés, elle prête en tout cas le flanc aux mêmes critiques. Comme Rosa Luxemburg le formulait cinquante ans auparavant au sujet du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » défendu tactiquement par Lénine et Trotsky, le nationalisme, de par la collaboration de classes qu’il suppose, profite avant tout à la bourgeoisie de la nation défendue ((Rosa Luxemburg, La Révolution Russe, 1919, consultable en ligne à l’url : https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus.htm)).

Au même moment dans le monde des comics, Marvel amorce un tournant dans sa conception du super-héros. À l’inverse d’un Superman qui dans les années quarante proposait une vision très manichéenne du monde, les nouveaux super-héros tendent à avoir une position plus complexe vis-à-vis de la société. Souffrant du rejet à cause de leur altérité, ils s’interrogent également sur l’utilisation qu’ils doivent faire de leurs supers-pouvoirs, sur leur identité et sur leur place dans la société. Ces questionnements font écho à ceux de la société américaine. Cette vision des super-héros a du succès jusque dans les universités où un auteur comme Stan Lee est parfois invité pour des conférences.
Au milieu des années 60, Stan Lee et Jack Kirby ont l’idée d’introduire un super-héros noir dans leurs histoires ((Bien que nous n’en partagions pas les postulats, un article de l’universitaire américain Casey Alt raconte de manière très instructive l’histoire du personnage de la Panthère Noire : Casey Alt, « Super pouvoir noir. Les comics à l’épreuve du Black Power », traduit par le collectif Angles Morts, Jef Klak n°2, printemps-été 2015, 320 p., url : http://jefklak.org/?p=3600.)). Trois mois avant la création du Black Panther Party, en juillet 1966, la Panthère Noire apparaît dans le numéro 52 des 4 Fantastiques. Initialement le personnage imaginé par Kirby devait s’appeler « Le Tigre de Charbon » et porter un costume bariolé. À la vue de l’émergence du Black Power, les deux auteurs ont semble-t-il trouvé plus percutant d’appeler leur héros par un nom rappelant l’emblème de la LCFO.
Le scénario de cet épisode des 4 Fantastiques, est aussi l’occasion pour le public de découvrir pour la première fois le Wakanda. Cette nation futuriste marque les esprits à une époque où les noirs américains sont bien plus qu’aujourd’hui cantonnés aux postes subalternes dans le monde du travail. La trame scénaristique a de plus des accents anticolonialistes. Les héros, après avoir fait la rencontre de la Panthère Noire doivent l’aider à défendre son pays de l’invasion du contrebandier Ulysse Klaw.
La réception par le public de cette première apparition de la Panthère Noire est très bonne, bien que quelques critiques commencent déjà à voir le jour. Il est reproché par exemple aux auteurs d’avoir externalisé la question des noirs américains hors des États-Unis, ce qui est perçu comme un manque d’audace. Par la suite, les histoires de la Panthère Noire seront souvent critiquées pour leur tiédeur comparée à la radicalité apparente du BPP, et plus généralement du Black Power. En choisissant la figure de la panthère noire, Stan Lee et Jack Kirby (qui sont blancs) s’engageaient sur un terrain glissant tout en ayant pour beaucoup de lecteurs une légitimité très relative à le faire.

Durant la fin des années soixante et les années soixante-dix, Marvel continue d’essuyer fréquemment l’accusation de ne pas donner à son personnage sa juste valeur et de lui faire perdre son aspect politique. Le malaise de la maison d’édition se ressent en 1968. Cette année-là, le BPP appelle les noirs à boycotter les élections présidentielles, Eldrige Cleaver (l’un de ses leaders), inculpé pour meurtre, doit fuir en Algérie et des membres sont tués dans des fusillades avec la police. Marvel tente alors de transformer « La Panthère Noire » en « La Panthère ». Cela soulève un tollé dans le courrier des lecteurs et le nom originel du super-héros est rapidement rétabli. Plus tard ce sont les scénarios écrits par l’auteur Roy Thomas qui font scandale, comme lorsque la Panthère Noire y combat les Thunderbolts, un groupe armé noir qui ressemble à s’y méprendre au BPP.
En 1976, le licenciement de l’auteur Don McGregor suscite lui aussi des critiques. Il avait en charge depuis quelques années la série Jungle Action dans laquelle la Panthère Noire était devenue le personnage principal. McGregor était parvenu à redonner au public un intérêt pour ce super-héros en replaçant une partie de ses aventures au Wakanda et en leur rendant une dimension politique. Il est remercié juste après avoir écrit une série d’épisodes où la Panthère Noire s’attaque au Ku Klux Klan… Officiellement, la raison invoquée par Marvel est le faible nombre de ventes. Casey Alt rapporte de son côté la version de Don McGregor qui explique qu’en interne la maison d’édition lui aurait dit qu’il était trop proche de « l’expérience noire ».

À partir de 1977, une série au nom du super-héros est créée et elle est écrite et dessinée par l’un de ses créateurs, Jack Kirby. Cependant, le scénario loufoque et totalement détaché de la vie réelle est vécu comme une trahison par la plupart de lecteurs qui avaient apprécié le travail de Don McGregor. Elle se termine en 1979 sur cette impression, alors que le BPP se décompose suite à l’action du FBI, aux assassinats et arrestations de ces membres ainsi qu’aux rivalités internes. La Panthère Noire continue ensuite d’apparaître dans certaines séries (The Avengers) sans en avoir une à elle. Si Marvel ressort le super-héros des cartons en 1988, ce ne fut que pour quatre épisodes (dans lesquels il combat un groupe de super-vilains suprémacistes blancs). Hormis à sa création et durant les trois années où McGregor écrivit des scénarios mettant en scène la Panthère Noire, ce super-héros aura finalement souffert de l’incapacité de ses créateurs à assumer les idées sous-tendues par le nom qu’ils lui ont choisi.

1998 à aujourd’hui : le consensus enfin trouvé
Pendant les trente-trois ans qui séparent la création du logo de la LCFO et le retour de la Panthère Noire dans le monde des comics, une augmentation du nombre de noirs américains dans les sphères institutionnelles et la bourgeoisie des États-Unis a eu lieu. Le découpage de la société américaine en communautés est cependant loin d’avoir disparu, leur place a uniquement été réévaluée. Les émeutes de Los Angeles en 1992 ont rappelé que les noirs américains étaient toujours concernés par la pauvreté et les agressions racistes. Mais l’élection la même année de Bill Clinton à la présidence des États-Unis a montré que la communauté noire est aussi devenue une clientèle électorale convoitée. Dépouillée de ses atours radicaux, c’est la vision du Black Power qui s’applique : les communautés distinctes sont maintenues et deviennent chacune un groupement d’intérêt faisant du lobbying au sein de la démocratie américaine.
C’est sur le terreau plus consensuel de cet « antiracisme » libéral qu’en 1998, la Panthère Noire est relancée par Marvel. L’éditeur choisit de mettre le scénariste Christopher Priest aux commandes. Ce choix n’est pas un hasard, Priest est noir et il participa en 1993 à la fondation de la première maison d’édition de comics afro-américains, Milestone Media. Dans cette nouvelle mouture de la Panthère Noire, Priest estime que le lectorat majoritairement blanc de Marvel a du mal à s’identifier à un héros noir, ce qui explique les ventes plus faibles des aventures mettant en scène les super-héros noirs. Partant de ce postulat, il choisit de raconter les aventures de la Panthère Noire à travers le regard d’Everett Ross « Empereur des Gars Blancs Inutiles ((Zack Smith, « Priest on Black Panther, Pt. 2: ‘It’s Not Arrogance, it’s Competence’ », Newsarama.com, 11 août 2015, url : http://www.newsarama.com/25506-priest-on-black-panther-pt-2.html.)). » Ross, qui dans le film est passé à la CIA, est alors un jeune agent du FBI chargé de suivre la Panthère Noire. Il est bavard et fait preuve de racisme ordinaire. Le scénariste l’utilise comme moyen de mettre en évidence les préjugés que peut entretenir une part de son lectorat et de les tourner en dérision en les mettant en contraste avec l’efficacité et le silence de la Panthère Noire. Grâce à Priest, Marvel parvient donc à jouer la carte de la blackness (la fierté noire), redonnant un aspect formellement engagé au personnage.
Depuis 2016, un nouveau scénariste a pris les commandes du comic, Ta-Nehisi Coates, écrivain et journaliste spécialiste des luttes noires américaines. C’est en grande partie sur le travail de cet auteur que se base le film de Ryan Coogler. Le premier épisode qu’il scénarise confirme la réputation plutôt réactionnaire que certains lui attribuent puisqu’il s’ouvre avec l’écrasement par T’Challa et sa garde royale d’une révolte de mineurs de vribanium menaçant l’unité du pays ((Ta-Nehisi Coates, Biran Stelfreeze & Laura Martin, Black Panther, A Nation Under Our Feet part.1, n°1.)). La Panthère Noire aime pourtant ces travailleurs « comme un père aime ses enfants », mais le héros ne peut faire autrement. Ils ont en effet été ensorcelés par un groupe terroriste dont le nom, The People, rappelle étrangement un slogan utilisé par le BPP ((« All the power to the People ! »)). Coates nous ressort ainsi l’éternelle propagande bourgeoise, à laquelle fait parfaitement écho l’avant-gardisme gauchiste, qui prétend que la révolte ouvrière ne peut qu’être téléguidée de l’extérieur de la classe.

De toute son histoire, la Panthère Noire n’a donc jamais été un personnage en capacité de porter réellement le moindre message émancipateur. Subtilisant dans les années 60 un symbole de la mouvance Black Power qui elle-même était passablement autoritaire, Marvel ne pouvait en assumer la radicalité sans mettre en péril le ton consensuel à la base de son modèle économique. Un demi siècle plus tard, l’ascension sociale d’une partie de la population noire américaine a cependant fait bouger les lignes du consensus et le communautarisme noir est admis. La critique du capitalisme, déjà faussée dans les mouvements gauchistes, est quant à elle toujours tenue bien à distance.

À quand l’émancipation ?

La Panthère Noire, on l’aura compris, est loin d’être une camarade. L’« antiracisme » que nous vend Marvel se limite à des plaisanteries communautaristes sans incidence sur fond d’idéologique libérale-conservatrice. Le film Black Panther renforce finalement une ghettoïsation soft. Si Marvel ne défend pas la constitution d’un État noir comme le nationalisme noir, le studio joue sur la conscience qu’ont les noirs américains du racisme qu’ils subissent, mais substitue à cette communauté d’expérience une communauté basée sur la fiction d’une essence. Entretenant le mythe d’une identité africaine immuable, le studio cherche à figer les noirs américains dans une position de clientèle mais aussi comme source de représentations marchandables. Une stratégie qui se révèle payante puisque le film a explosé le box office en se maintenant en tête des entrées plus d’un mois après sa sortie (record détenu jusque là par Avatar suivi de Sixième sens). Il devient ainsi 9e film le plus rentable de l’histoire du cinéma avec 1,342 milliards de dollars de recettes (soit plus que le PIB de certains États africains) ((Source : Mojo Box Office le 17 mai 2018 : http://www.boxofficemojo.com/alltime/world/.)). Il a au passage profité d’un effet d’aubaine (non calculé vu le timing) en jouant la carte féministe au lendemain de l’affaire Weinstein.
En définitive, Black Panther est un film de propagande lourdingue de plus pour le modèle de société étasunien. De part son exotisme, il a cependant la particularité de procéder à une colonisation symbolique de l’Afrique sans que cela ne choque grand monde. En Occident, la culpabilisation post-coloniale pour les uns et la quête des origines pour les autres fait qu’on fantasme sur une Afrique mythique et essentialisée, vierge de toute influence « blanche ». Sur ce continent, où les rares salles de cinéma ont fait le plein, le rêve d’un État-nation fort et de « Progrès » semble l’avoir emporté sur le ridicule des représentations. Tout cela n’est pas très enthousiasmant, mais nous rappelle au moins que le modèle capitaliste concerne les populations de la planète entière. Il est un dénominateur commun tendant à rendre obsolètes et folkloriques les cultures traditionnelles réelles ou fantasmées. Il est possible de le déplorer et d’espérer une restauration d’un passé imaginaire. Mais ne serait-il pas plus enviable que les révolutionnaires de tous les pays s’unissent enfin pour refuser les conditions et les divisions que leur impose le capital ?

Anne-Sophie L’Apax