Nous allons dans cette première partie nous pencher sur l’histoire de l’Ukraine au cours du XXème siècle, pour essayer d’en dégager des pistes d’analyse concernant la situation actuelle que traverse le pays. Dans une deuxième partie (prochain numéro) nous tenterons de récapituler quelles sont les causes de la crise actuelle et quels en sont les acteurs. En plus des recherches que nous avons faites, nous avons pu rencontrer Katia, Ukrainienne d’environ 25 ans vivant en France qui a pu nous éclairer sur certains points.
C’est bien simple, sans quelques infos complémentaires sur l’Ukraine, les événements qui se déroulent là-bas ne sont pas évidents à comprendre. Entre les médias occidentaux qui soutiennent à fond les opposants ukrainiens face à la Russie, et ceux qui se croient libres penseurs et anti-impérialistes en répétant sur le net la propagande de Poutine, on est servi… D’un côté ils font semblant de ne pas voir la forte proportion de militants d’extrême-droite parmi les manifestants de Maïdan, de l’autre ils arrivent à ne pas tiquer quand Poutine annexe la Crimée sous-prétexte d’antifascisme !
Pour y voir plus clair, le mieux est peut-être de se replonger un peu dans l’Histoire de la région. D’ailleurs, Katia nous le dit : « Nous les Ukrainiens, nous connaissons très mal l’Histoire de notre pays ». C’est que jusqu’à la chute de l’URSS ils ont eu droit à une histoire « soviétisée ». Ensuite quand le pays est devenu indépendant, les nouveaux dirigeants ont quant à eux flatté le nationalisme, érigeant parfois en héros des personnages peu recommandable…
Pour commencer, il faut revenir à l’époque de l’ancêtre de l’Ukraine, la Rus’ de Kiev. Elle fut un empire (dont les frontières sont un peu différentes du pays aujourd’hui) qui a duré près de quatre siècles entre la fin du IXème siècle et le milieu du XIIIème siècle. Mais elle finira par s’effondrer et après cette période, la région a constamment été sous domination étrangère (mongole, lituano-polonaise, russe, allemande…). Ce n’est qu’au début du XXème siècle que le pays fut très brièvement « indépendant », de 1917 à 1920. Indépendant est à mettre entre de gros guillemets car il fut le théâtre de nombreux combats au sein desquels les ingérences de ses voisins sont nombreuses.
En février 1917, la révolution éclate en Russie et renverse le pouvoir tsariste dont l’empire comprenait l’Ukraine. Un parlement ukrainien (la Rada) se constitue alors à Kiev. Il vote l’autonomie du pays puis son indépendance. Cependant, les bolcheviques, qui viennent de prendre le contrôle de la révolution russe en octobre, ne l’entendent pas de cette oreille et commencent à envoyer des troupes en Ukraine. Les troupes bolcheviques affronteront celles de Simon Petlioura, chef militaire nationaliste ukrainien. Il s’opposera également aux armées blanches, armées contre-révolutionnaires prônant un retour à un pouvoir autocratique (en l’occurrence celui de l’amiral Koltchak) qui rétablirait l’Empire Russe. Simon Petlioura fait partie de ces héros de l’Ukraine actuelle, mentionnés plus haut. Son rôle dans les pogroms qui eurent lieu en Ukraine et qui tuèrent entre 30 000 et 120 000 Juifs est aujourd’hui controversé. Les historiens semblent d’accord pour dire que Petlioura n’était pas un antisémite, mais plusieurs l’accusent de n’avoir rien fait pour les empêcher. Il aurait vraisemblablement souhaité ne pas se couper du soutien des chauvins. Il mourra à Paris (où il vivait en exil) en 1926, assassiné par un anarchiste juif ukrainien l’accusant de ces pogroms.
Autre héros ukrainien de cette période, bien que plus difficile à s’attribuer pour l’État, Nestor Makhno. Ce paysan anarchiste de l’Est de l’Ukraine va s’allier dans un premier temps aux Bolcheviques. Initiateur d’un important mouvement paysan, il constitue une armée afin de repousser les Blancs ainsi que les nationalistes ukrainiens qui selon lui ne changeront rien aux conditions de vie difficiles qu’endure la paysannerie et dont le chauvinisme va à l’encontre de la révolution. Il reste cependant méfiant à l’égard des Bolcheviques qui n’aiment pas les anarchistes qu’ils jugent trop incontrôlables et qui souhaitent tout centraliser à Moscou. L’alliance de ces deux factions se brisera lorsque Lénine signera avec l’Allemagne (soutien des Blancs) le traité de Brest-Livotsk en mars 1918. Ce traité sortira la Russie de la première Guerre Mondiale en échange d’une part importante de l’Ukraine donnée à l’Allemagne. Les paysans révolutionnaires ukrainiens seront ainsi livrés à la vengeance des Blancs et des propriétaires terriens qu’ils avaient expropriés en 1917 et 1918. Par la suite son mouvement s’alliera de nouveau sporadiquement avec les Bolcheviques. Ces derniers feront en sorte de l’envoyer dans les combats les plus risqués et ne tiendront pas toujours leurs engagements en matière d’armement. Ils finiront par tendre un guet-apens aux makhnovistes en Crimée en 1920. Blessé, Makhno s’exile lui aussi à Paris en 1925. Il survivra en travaillant comme ouvrier chez Renault et mourra de maladie en 1934. Son mouvement a lui aussi souffert d’accusations de pogroms. Makhno s’en est toujours défendu et affirme que toute action de ce genre était punie de mort au sein de la makhnovtchina. Pour son opposition aux Blancs et aux Rouges il est encore apprécié en Ukraine, même par certains nationalistes qui oublient son engagement pour le communisme-libertaire.
En août 1918, malgré la défaite allemande, les conflits entre les différents groupes continuent en Ukraine. C’est finalement en 1920 que l’Armée Rouge reprendra le contrôle du pays (laissant une partie ouest à la Pologne) lui faisant retrouver son rôle de grenier de la Russie qui datait de l’époque tsariste…
La période stalinienne de l’URSS qui vient ensuite, apporte elle aussi des explications quant à l’opposition actuelle entre pro-russes et nationalistes ukrainiens. Le dictateur soviétique voit d’un très mauvaise œil la pratique de la langue ukrainienne qui pour lui menace l’intégrité de l’URSS. Le régime communiste considère par ailleurs volontiers la paysannerie (majoritaire en Ukraine) comme une population arriérée par rapport aux ouvriers des villes et la soupçonne de contre-révolution. Ceci aboutira à plusieurs famines entre 1931 et 1933 dues à la réquisition excessive des récoltes du pays et causant entre 2,5 et 5 millions de morts. Cette période est nommée Holodomor (« extermination par la faim » en ukrainien). Il faut cependant rester très prudent lorsqu’elle est évoquée car elle est un instrument de choix pour l’extrême-droite ukrainienne actuelle.
Arrive ensuite la seconde Guerre Mondiale. Le pacte germano-soviétique est signé en 1939 et comporte une clause stipulant le partage des zones tampons entre le IIIème Reich et l’URSS. Cette dernière s’attribuera donc la partie ouest restante de l’Ukraine (ainsi que l’Estonie, la Lituanie, la Moldavie, la Biélorussie et un morceau de la Finlande). C’est à cette période que Stepan Bandera entre en jeu. Membre de l’OUN-B (Organisation des Nationalistes Ukrainiens, le -B signifie une scission ayant précédemment eu lieu), le portrait de cet homme a été brandi à plusieurs reprises sur la place Maïdan. Emprisonné en Pologne pour des attentats financés par les nazis, il est libéré en 1939 quand l’Allemagne conquiert le pays. Il participe alors à la création de la légion ukrainienne composée d’Ukrainiens nationalistes et combattant pour le compte de l’Allemagne nazie.
En 1941, l’Allemagne brise le pacte Germano-Soviétique et s’empare entre autres de l’Ukraine. Bandera voit alors là l’occasion de proclamer l’indépendance de l’Ukraine. Cependant l’Allemagne voit les choses autrement et envoie Stepan Bandera en camp de concentration. L’OUN-B continuera quant à elle sa collaboration avec Hitler jusqu’en 1942 où elle sera réprimée, deux nationalismes pouvant difficilement cohabiter au sein du Reich. L’Allemagne libère cependant Bandera en 1944 pensant pouvoir l’utiliser pour combattre l’Armée Rouge qui regagne du terrain. Lui ne préférera pas s’allier de nouveau avec les nazis sentant la fin du IIIème Reich proche. L’URSS récupérera finalement l’Ukraine et arrivera jusqu’en Allemagne qui capitule en 1945.
Après guerre, l’OUN-B continue ses activités contre le régime soviétique principalement au sein de la diaspora ukrainienne. En 1959, Stepan Bandera est empoisonné par un agent du KGB à Munich.
Signalons au passage que suite à la collaboration avec les nazis de certains Tatars de Crimée, Staline décida en 1944 de punir collectivement cette ethnie en déportant près de 200 000 individus en Asie Centrale. La République Populaire de Crimée deviendra par ailleurs une région russe. Pas pour longtemps néanmoins, car Khrouchtchev qui succède à Staline restitue cette région à l’Ukraine en 1954.
Les Tatars seront quant à eux blanchis de l’accusation de collaboration avec les nazis en 1967. Rien ne sera fait pour autant en réparation de la déportation. Ils reviendront massivement en Crimée en 1989 alors que l’URSS s’apprête à s’effondrer.
Ce peuple s’est montré très inquiet quant à l’annexion de la Crimée par Poutine.
Il serait précipité de ramener le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine à une simple reproduction des conflits passés, cependant ce rapide survol de l’Histoire ukrainienne peut fournir des débuts de réponses à nos interrogations. L’impérialisme russe, qu’il ait été tsariste ou soviétique, s’est exercé d’une manière si brutale que la réaction nationaliste ukrainienne n’a pu que se durcir elle aussi. Face à la pression russe il est donc logique qu’un sentiment nationaliste se réveille. Malgré tout, si un parti d’extrême-droite comme Svoboda ne fait pas l’unanimité comme nous le rappelle Katia, son omniprésence sur la place Maïdan est inquiétante.
par M.