Pour ceux qui ne connaissent pas les René Binamé, il s’agit d’un groupe difficile à classer musicalement. On les range dans le punk, mais à l’écoute on comprend bien que s’ils ont l’état d’esprit punk, ils s’éloignent cependant volontiers de ce style musical. Chaque album est différent, tantôt avec des chansons amusantes et un synthé, tantôt avec des chants révolutionnaires, tantôt en flamand, tantôt en wallon, tantôt en français, bref leurs expériences musicales sont multiples. Atteignant bientôt 30 ans d’existence, ils sont l’un des plus anciens groupes de la scène punk encore en activité. Ça faisait un moment qu’on attendait de pouvoir les voir en concert avec Koma, ce qui a finalement eu lieu pas loin de Montpellier en juin dernier. L’occasion d’interviewer ce groupe emblématique devenait alors trop belle, nous l’avons donc saisie !
Résultat : une entretien durant lequel Binam’ (chant/batterie) revient sur le parcours du groupe, nous parle d’Étienne Roda-Gil et fait se croiser le situationniste Raoul Vaneigem et le chanteur de variété Mort Schuman.
M : Je vous écoute depuis que je suis ado. Vous avez commencé en 86, avant ma naissance et vous êtes un des seuls groupes que je connaisse qui ne se soit jamais arrêté. Comment voyez-vous cette continuité ?
Binam’ : Elle est là parce qu’elle est là. C’est pas un but, c’est pas une performance, c’est comme ça.
Il y a beaucoup de raisons d’arrêter un groupe. Parce que tu ne t’entends plus avec les gens avec qui tu le fais, parce que tu t’entends toujours avec eux, mais tu n’as plus envie de continuer, parce que tu es arrivé au bout de ce que tu avais envie de faire, parce que tu as envie de faire autre chose. Donc faire un groupe qui dure longtemps ça n’est pas mieux que faire un groupe qui dure pas longtemps. Il n’y a pas de record, c’est comme ça.
Titi : Tant qu’il y a l’énergie pour le faire, pourquoi ne pas le faire.
B : Tirer un groupe en longueur je crois que c’est affreux et je ne pense pas qu’on ait fait ça à un moment ou l’autre. Si ça a duré longtemps c’est parce qu’il y a du plaisir… Bon, il y a du relais c’est pas les mêmes gens qui jouent depuis vingt ans.
M : Qui est resté du groupe d’origine ?
B : Alors d’origine il n’y a que moi. En 95 arrive R-man et il est toujours dans le groupe. Ça fait quand même une grosse période ensemble. Smerf arrive pas longtemps après donc il y a une continuité1.
M : Il y a des changements de style au fil de votre parcours. Il y a eu une époque avec synthé notamment. Tout cela est assez atypique pour un groupe.
B : Dans ma tête, dans la tête des gens qui ont joué dans le groupe, on ne vise pas un style musical. Donc on ne change pas de style musical au sens où on se dirait : « Tiens, on faisait du ska, maintenant on va faire du punk ». Si le style musical change c’est parce que l’humeur est différente d’un jour à l’autre donc je ne le vois pas comme ça.
T : C’est une évolution au fil du temps.
M : Mais dans la pratique il y a peu de groupes qui varient autant.
T : Peut-être parce que c’est des groupes qui vendent. Et puis c’est des styles qui marchent, donc ils se disent faut pas qu’on casse notre style sinon ça va moins bien marcher.
B : Moi je crois pas qu’il y a peu de groupes qui ne changent pas. Je crois qu’il y a beaucoup de groupes qui visent un style et qui restent bloqués dedans. Ça c’est vrai. Mais à côté de ces groupes-là il y a beaucoup de groupes qui se permettent de vivre en liberté avec leur musique et qui ne sont pas inquiets quand ils sont infidèles à une ligne musicale qu’ils n’ont jamais choisie. Je crois que ça n’est pas si rare que ça, mais le contraire est fréquent et il prend beaucoup de place.
M : J’ai lu dans une interview du fanzine Niaproun2, que vous aviez testé la techno parce que tout le monde disait que c’était nul, que vous avez fait des trucs politiques parce qu’on vous prenait pour des rigolos, et qu’après les chansons politiques vous avez refait des morceaux rigolos. Est-ce que vous cherchez à être inattendu, à surprendre votre public ?
B : Les deux exemples que tu as donné, ça l’a été. Mais cela concerne notre microcosme belge où durant une période on était considérés par les gens qui nous entouraient comme un groupe rigolo. Donc on a mis en avant notre volonté de faire des morceaux qui avaient un message, qui disaient quelque chose et on a mis de côté notre humour parce qu’il prenait trop de place. Et puis à un moment on a fait le contraire, mais ça concerne notre microcosme belgo-belge. Quand on a été un peu plus loin on a été libérés de ça. Quand on a été jouer en Suisse ou en France on a été débarrassés de notre background de clowns du début.
M : Donc ça veut quand même dire que lorsque vous sentez qu’on vous colle une certaine image vous avez envie d’en sortir…
B : Pas que, mais oui.
M : Vous ne voulez pas rester dans une case qu’on vous attribuerait.
B : Et qu’on s’attribuerait, nous-même d’ailleurs !
M : Votre album 71-86-21-36 est le plus connu. Est-ce que ça ne vous agace pas un peu parfois ?
B : Des fois, pas toujours. Que ça nous ait agacés c’est peut-être un grand mot, mais la réponse à cet agacement c’est Kestufé Du Wéék-End ? Justement, c’est un album où il n’y a pas de reprise, où il y a des morceaux qu’on avait écrits nous-même. On faisait nos morceaux anti-capitalistes et anti-économistes, c’est comme ça qu’on l’avait dit, et nos morceaux plus absurdes.
Mais 71-86-21-36, pourquoi il existe ? Dans le parcours de vie des gens du groupe à ce moment-là, il y a des morceaux qu’on entendait et qui nous semblaient importants. Et puis au bout d’un moment on a eu envie de les transmettre par la suite, c’est ce qu’on a fait. Il a un rôle, une utilité concrète, il sert à quelque chose ce disque. C’est pour ça qu’il a été fait, pour que ces morceaux continuent à vivre.
M : Alors justement, on se rapproche du sujet de l’anarchisme, Koma avait une question.
Koma : Vous avez joué à Saint-Imier3, ça a dû être un moment fort j’imagine ? Comment vous l’avez vécu ? Quelle place a ce concert dans votre parcours ?
B : Quelle place dans le parcours, je ne sais pas trop. Je vais te dire comment je l’ai vécu. La première chose que j’ai appréciée dans le fait d’y avoir joué, c’est d’y être et ce que j’ai apprécié dans le fait d’y être c’est de voir comment ça s’est passé. Ce que j’ai aimé c’est la rencontre avec toutes une série de manières d’appréhender l’activisme anarchiste. Il y a des gens qui ont des points de vue extrêmement différents : il y a des gens qui visent une espèce de transmission de la culture anarchiste, il y en a qui visent autre chose qui concerne plus la vie de tous les jours avec le prix libre, le veganisme et d’autres choses comme ça. Ces manières de voir les choses se sont opposées pendant ces quelques jours. Mais je crois qu’en se rencontrant, elles sont entrées en débat.
K : Ça c’est frité un peu je crois…
B : Oui mais ce fritage il était vraiment intéressant. Il y a eu une action des vegans sur le barbecue à L’Espace Noir4, il y a eu une revendication du prix libre à l’entrée du concert de René Binamé, des choses comme ça. Mais tout ça, ça fait des débats qui ont ouvert des questions. Il y a des gens qui se sont vus assaillis par d’autres qui voulaient le prix libre. Je crois que ce débat n’était pas inutile donc je pense que cette rencontre internationale des anarchismes de toutes sortes, elle a fait se rencontrer des gens qui ne se connaissaient pas. Je crois qu’elle était bien intéressante pour ça. Ils se sont bien engueulés, hein ! Mais en s’engueulant ils se sont mis à discuter.
T : Faut voir comment ça se passera la prochaine fois !
B : Mais les rencontres qu’il y a eu c’est impressionnant, les cuisines collectives qui venaient d’un peu partout. Franchement c’était bien et les engueulades étaient nécessaires et constructives, je crois !
M : D’ailleurs c’est amusant que ce rassemblement ait eu lieu en Suisse, un pays qu’on ne considère pas forcément comme très « anarchiste ».
B : On discute parfois dans la camionnette de choses et d’autres et on discutait tantôt de la définition du mot punk… Mais le mot anarchiste c’est impressionnant le nombre de définitions qu’il a lui aussi, le nombre de personnes qui peuvent avoir des styles de vie et d’interprétations du monde différents et qui se considèrent les uns et les autres comme anarchistes… Quand ils sont capables de voir qu’on peut se considérer anarchiste de manière différente, c’est intéressant, mais certains peuvent être étonnés de voir quelqu’un qui vit différemment et qui dit : « Je suis anarchiste ! Toi aussi ? Tiens c’est bizarre ! Pourquoi tu me laisses pas entrer au concert sans payer ? »
M : Je reviens à 71-86-21-36. Sur cet album vous reprenez La Makhnovtchina, en ce moment la crise ukrainienne continue et on a vu que des nationalistes reprenaient l’image de Makhno. L’avez-vous vu, et si oui comment le comprenez vous ? Avez-vous une idée là-dessus ?
B : Non, je n’ai pas vu, mais je me doute que c’est possible. Le problème c’est que Makhno est mort trop tôt. Il est mort pitoyablement à Paris5 et il n’a pas pu transmettre ce qu’il avait fait.
M : À propos de cette chanson vous l’attribuez sur la pochette du disque à un certain Atourof, pourtant j’ai lu qu’elle est d’Étienne Roda-Gil. Cela m’a étonné vu qu’il était aussi le parolier de Julien Clerc, Johnny ou encore Claude François…
Gredin : Oui, mais c’était le président d’honneur de la CNT…
B : Et de la SACEM… (rires)
M : C’est compatible ça ?
B : Ben, en tant qu’artisan-auteur, c’est pas forcément si incompatible que ça. Ça dépend de quel angle tu le vois.
G : Il travaille quoi.
B : C’est un syndicat la SACEM…
M : En attendant c’est amusant de voir le contraste entre Julien Clerc ou Claude François et la Makhnovtchina.
B : D’après Étienne Roda-Gil, Le Lac Majeur par Mort Schuman (qui chantait Papa Tango Charlie), est un morceau qui lui a été inspiré par un épisode de la vie de Michel Bakounine. C’est écrit comme ça sur les notes intérieures d’une pochette de disque. C’est le feu d’artifice que Bakounine a fait sur le Lac Majeur à la fin de sa vie.
[Binam’ revient ici sur le fait qu’ils n’ont pas crédité Étienne Roda-Gil pour La Makhnovtchina.]
Concernant Étienne Roda-Gil, il y a ce morceau-là [La Makhnovtchina] sur Pour en finir avec le travail. C’est un disque qui a été fait en 1970 par Jacques Leglou et d’autres, des gens proches des situs et qui avaient envie de faire un disque populaire, révolutionnaire, patati patata… Du coup, sur ce disque il y a La vie s’écoule, la vie s’enfuit de Raoul Vaneigem, La rue des bons enfants de Guy Debord et d’autres chansons, mais elles sont attribuées à d’autres gens. La rue des bons enfants est attribué à Raymond la Science de la bande à Bonnot, par exemple. Et puis ces histoires-là ont été répétées pendant des années parce que cette pochette de disque avait l’air sérieuse. Quand on a repris le morceau on y a cru. On a su que c’était faux lorsque que le disque a été réédité en 2000 et que ceux qui l’ont réédité ont rétabli les vrais noms… Ou ont inventé d’autres canulars !
K : Je voulais savoir si Raoul Vaneigem6 ne vous avait pas trop fait chier pour les droits de la chanson La vie s’écoule ?
B : Non, mais on s’est posé la question avant ! (Rires) Non, on ne s’est pas posé la question pour lui, mais on s’est posé la question pour d’autres, lui on s’est dit : « C’est pas possible !»
K : Et comment est venu le fait que vous repreniez cette chanson ? Même si ça paraît logique.
B : Comment ce morceau est arrivé jusqu’à nous ? Comme tu dis c’est logique. Comment ça nous est venu… C’est Radio Air Libre, une radio libre bruxelloise, qui passait ce morceau et d’autres en boucle. En fait sur 71-86-21-26, c’est des morceaux qui passaient sur cette radio, qu’on a entendus et enregistrés pour les partager. Ceci dit La vie s’écoule n’était pas dessus, donc c’est une suite.
K : Oui c’est sur l’album le plus récent, La vie s’écoule en 2011 [71-86-21-36 date de 1996]. Il a eu un traitement spécial celui-là, avec un joli clip aussi ! Il a été bichonné !
B : Oui il a eu un traitement spécial, il a fallu plus de temps. Alors que 71-86-21-36 a été fait de manière extrêmement brouillonne, c’est le disque qu’on a enregistré le plus vite et le plus mal, mais on en est très contents.
M : C’est fou, c’est celui qui a le plus de succès !
B : C’est impressionnant ! On a perdu le disque dur en cours de route donc on a dû récupérer les mixs ratés du début qu’on a mis quand même dans le final. On s’était dit on sort un disque… T’as écrit ça ? Non mais c’est vrai, mais il fallait pas le faire autrement. Il y avait une urgence, il fallait le faire comme ça et puis merde ! C’était notre spontanéité du moment. On l’a pas bien fait, mais on l’a fait !
M : Avant de terminer cette interview j’aurais voulu savoir quels sont vos projets pour le groupe à l’avenir ?
B : Joker ! (rires)
Là-dessus les gens du KJBI nous ont gentiment fait comprendre que ça serait sympa de lever le camp car ils allaient boucler la salle. Ça tombait bien on avait finit. Avec Koma nous avons donc chaleureusement remercié les René Binamé et avons pris nos clics et nos clacs ! Bon courage au KJBI, on espère reparler de vos soirées une prochaine fois ! ■
Par M. et Koma.
1 : La composition du groupe est mouvante suivant la disponibilité de ses membres. Pour ce concert Binam’ était accompagné de Titi et Gredin.
2 : Niaproun : http://www.niaproun.net/.
3 : Du 8 au 12 août 2012 à Saint-Imier, village suisse, s’est déroulée la Rencontre Internationale de l’Anarchisme. Le rassemblement célébrait également les 140 ans de ce courant politique dont la “naissance” avait eu lieu en 1872 dans ce village.
4 : Un des lieux centraux du rassemblement.
5 : Makhno en exil à Paris sera ouvrier un bref moment chez Renault. Affaibli par les blessures subies lors de ses combats en Ukraine il ne pourra plus travailler et mourra peu de temps après.
6 : philosophe de l’Internationale Situationniste, mouvement politique révolutionnaire ayant existé entre 1957 et 1972.