Culturisme [Spasme 14]

Enki Bilal, Bug, Casterman, 2017, 88 p. (18 €)

Décembre 2041, une navette de retour de Mars se place en orbite terrestre. Soudain c’est la merde, plus rien ne marche. En une nuit toutes les données numériques de la planète disparaissent ! Mais comment vivre sans réseau sociaux ? Comment contacter ses amis quant leurs numéros et adresses mails ont été effacés ? (qui en a conservé sur un carnet ?) Entreprises, transports, implants cérébraux ou médicaux, plus rien ne fonctionne… Et cette génération des années 2010-2020 qui a grandi comme avec un smartphone dans la tête ?… Damned, il faut réapprendre à se servir de son cerveau… On comprend dès lors que les suicides se multiplient. Dans l’urgence, les gouvernements doivent même faire appel aux personnes nées avant 1980, « dont le potentiel intellectuel n’a pas été totalement impacté par l’avènement du tout numérique. » Voilà le cadre du nouvel album de Bilal, reste à savoir où et comment toutes ces données ont disparu. Mais nous n’avons affaire qu’au tome I de l’histoire.

 

Problemos de Éric Judor, 2017, 85 mn

Un documentaire de qualité sur une ZAD ardéchoise méconnue. L’auteur pointe avec malice et subtilité un certain nombre de problèmes fondamentaux auxquels une ZAD est forcément confrontée un jour, par exemple le rapport animaux/humains (en particulier l’intolérance snob des chiens par rapports aux vegans), la violence (qui devient une nécessité entre certains zadistes) ou la question de « l’inégale répartition », que ce soit des règles (entre femmes et hommes) ou des neurones (entre militants de base et chefs machiavéliques). Une contribution importante aux débats en cours. Vivement la pandémie !

Dernière minute : Alors que Spasme est quasiment sous presse que nous apprenons (sur Indymedia Morne-sur-Seine) qu’Eric Judor est en fait le pseudo de Yannis Youlountas. Bien connu des militants, il a notamment réalisé le dystopique Ne vivons plus comme des esclaves (2013) qui décrit la vie d’anarchistes grecs parqués dans une réserve par des fascistes et contraints de se nourrir de vêtements usagés et de savon bio ; un docu-canulars qui en a trompé plus d’un. Il faut sans doute voir Problemos comme sa version rural et franchouillarde, sorte de fable grinçante sur l’auto-organisation militante des militants (bien souvent « seuls concernés ») et les risques de consanguinité qu’elle entraîne ! Yannis préparerait en ce moment une suite qui serait aussi un hommage à l’anarchiste Robert Lamoureux, Mais où est donc passé le septième blackblock ?

 

Tristan Leoni, Manu militari ? Radiographie critique de l’armée, Le monde à l’envers, 2018, 117 p. (5€)

Connais ton ennemi, tel est le leitmotiv implicite du livre de Tristan Leoni. En une centaine de pages, l’auteur procède peut-être plus à une radiographie critique de l’antimilitarisme que de l’armée elle-même. Il faut dire qu’avec la disparition du service militaire, cette lutte a pris du plomb dans l’aile. N’ayant pas eu de contact eux-même avec l’armée, beaucoup de militants radicaux et libertaires tombent dans la caricature voir dans un certain complotisme. Ainsi, il faut rappeler que les militaires de l’opération Sentinelle ne patrouillent pas dans les gares dans un but d’intimidation « contre-insurrectionnelle ». Ils sont là, au grand désarroi de l’armée et des finances publiques, parce que l’État doit apporter une réponse politique à une large attente sécuritaire de la population. Dans un autre registre, la gestion policière des banlieues françaises n’est pas non plus la continuité de la bataille d’Alger. Ce discours tient d’une déformation historique de militants qui voudraient assigner aux prolos des cités le rôle de sujet révolutionnaire. Dans les faits, l’auteur nous montre que l’armée française manque d’argent et que ses officiers, loin d’être des putschistes en puissance, demandent vainement et poliment des augmentations de budget. Des réalités que l’auteur nous rappelle non pas pour pleurer sur le sort de la grande muette, mais parce que dans une période déjà si peu révolutionnaire, inutile de s’infliger une rhétorique de tract qui ajoute de la confusion à la confusion. Nous ne pouvons qu’approuver !

 

Lola Miesseroff, Voyage en outre-gauche. Paroles de francs-tireurs des années 68, Libertalia, 2018, 288 p. (10 €)

Franchement ça fait du bien, ça dégage les écoutilles. Si vous ne devez lire qu’un seul livre sur les années 68 (les livres sur le sujet commencent à inonder les librairies) optez pour celui-ci, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un livre de commémoration à la con. On y retrouve ce qu’il y avait de plus radical et de plus intéressant dans ces années-là (1966-1972), cette sorte d’archipel protéiforme/mouvance constituée d’individus, revues et groupes radicaux, « anar non fédérés, communistes libertaires ou «de conseils», communistes de gauche, situationnistes ou apparentés ». Lola – qui avait 20 ans en 1968 et n’a jamais lâché l’affaire – nous transmet cette histoire au travers des « mémoires croisées » de 30 personnes, avec « du vécu et de la théorisation, des anecdotes et de la réflexion, de la colère, de l’espérance et de la désespérance, et même un peu de sex, drugs et free jazz and rock’n’roll »… on y parle de grèves ouvrières, de critiques du travail, de la sexualité, de l’université, de l’art, de la psychiatrie, etc. Que l’on soit jeune lecteur ou un vieux « militant » on ne peut que trouver cela roboratif et vivifiant. Si une école de la subversion radicale existait ce livre devrait y être un incontournable manuel de base… Et bien plus que cela, car, par-delà des années 68, c’est surtout un livre pour réfléchir et lutter aujourd’hui ! « Il y avait eu un jour une inondation dans le labo de Pavlov et […] les chiens se sont remis à mordre, ils étaient déprogrammés. La révolution, c’est un peu ça, se remettre à mordre. ».

 

Jean Libon et Yves Hinant, Ni juge, ni soumise, 2018, 99 mn

L’équipe franco-belge de l’émission « Strip-Tease » a, pour ce long métrage, filmé pendant trois ans le quotidien d’Anne Gruwez, personnage pittoresque et haut en couleur… mais juge d’instruction à Bruxelles. Humaine ? Empathique ? La presse semble unanime. A voir… Elle fait surtout son taf et emprisonne, à sa manière. Peut-on la préférer à la stricte et froide juge Michèle Bernard-Requin dont Raymond Depardon montrait les agissements dans 10e  chambre (2004) ? Mais on ne choisit pas son juge.
Nous recommandons seulement à ceux qui seraient tentés d’aller voir ce film en salle, de ne le regarder que sur petit écran, on évitera ainsi de croiser les spectateurs. Cela nous est malheureusement arrivé un vendredi soir dans une salle d’Art & Essais pleine à craquer ; la majorité d’entre eux – bobos, profs, de gauche, sympas – ne pouvaient que s’identifier à cette juge roulant en deudeuche… du coup lorsqu’un Maghrébin en larme supplie dans un français balbutiant qu’on ne le mette pas en prison, ils sont morts de rire (ils avaient été beaucoup plus émus lors de la bande-annonce sur le documentaire consacré à Jean-Luc Mélenchon)…* Ça pendant plus d’une heure. On est donc soulagé lorsqu’une jeune mère se met à décrire en détails, froidement, comment elle a étranglé et égorgé son gamin car alors, étrangement, plus personne ne rit. Pour ne pas devenir tueur de masse mieux vaut privilégier le dvd et le streaming.

* Morts de rire également lorsqu’une prostitué décrit ses pratiques BDSM ; voir, en cachette, le pitoyable 50 nuances de Grey et offrir à leur moitié une paire de menottes bio pour la Saint-Valentin, ne leur aura évidemment servi à rien.

 

Le Désir libertaire. Le surréalisme arabe à Paris, 1973-1975, textes réunis, traduits et annotés par Abdul Kader El Janabi, L’Asymétrie, 2018, 205 p. (12 €)

Histoire peu connue et traduction inédite que celles de la revue Le Désir libertaire, « la revue du surréalisme interdit chez les Arabes ». C’est ce que nous offrent les éditions de l’Asymétrie dans le livre Le Désir libertaire, où ont été méticuleusement rapportés images, manifestes, poésies, cadavres exquis et autres joyeusetés du groupe surréaliste du même nom. Dans les années 1970, période de subversion généralisée, les révolutionnaires de cette publication en langue arabe, venus d’Irak, de Syrie, d’Algérie ou du Liban, annoncent « la fin de l’ère islamique » et énoncent un projet : détruire la patrie arabe, « parce que l’affirmation d’une patrie est une insulte à l’universalité de l’homme ». Famille, religion, caserne, mosquées, école, toutes les valeurs de la classe dominante sont visées par les activités du groupe, dans un but qui n’est autre que la révolution prolétarienne. C’est-à-dire l’autosuppression du prolétariat, où s’aboliront aussi la poésie et l’art modernes.

Arabie Saoudite. Rodéos urbains… et angle mort

Notes sur Royaume d’asphalte : jeunesse saoudienne en révolte de Pascal Menoret.

Depuis plusieurs années, des chaînes Youtube sensationnalistes donnent à voir au monde entier des extraits de vidéos de rodéos urbains tournées en Arabie Saoudite. Contenant souvent dans leur titre les expressions « arabian drift » ou « saudi drift », ces séquences montrent le plus souvent des berlines filant à toute allure sur de larges avenues de Riyad avant de slalomer et de déraper au milieu de la circulation devant un public de jeunes hommes massés sur les bas-côtés. Il est également fréquent de voir dans ces montages, quand ce n’est pas des compilations morbides entièrement dédiées à cela, les terribles accidents de la route que causent ces rodéos. De par leur diffusion virale, ces images sont peu à peu entrées dans la culture Internet au point que des artistes se les sont réappropriés ((C’est par exemple le cas de la rappeuse britannique MIA dans le clip de sa chanson Bad Girls sortie en 2012. Tournée au Maroc par le réalisateur français Romain Gavras, la vidéo réinterprète dans une version pop assez éloignée de la réalité, mais clairement référencée, les rodéos urbains de la banlieue de Ryad.)). L’ouvrage de Pascal Menoret, et c’est ce qui fait son intérêt, nous plonge dans le contexte largement méconnu de leur production.

Envoyé une première fois à Riyad en 2001 dans le cadre de son service national et pour y enseigner la philosophie dans un centre culturel français, l’auteur, qui prépare une thèse de philosophie, change ses projets au contact d’une société saoudienne sous le feu des projecteurs occidentaux après les attentats du 11 septembre. Il s’inscrit alors dans un programme d’études orientales avec pour projet de casser une vision de l’Arabie Saoudite ayant court en Occident et qu’il juge, en partie à raison, stéréotypée. Il veut étudier la jeunesse engagée dans les groupes « d’activistes islamiques » qui malgré une importante répression s’opposent au régime saoudien considéré comme inféodé aux États-Unis. Cela intéresse le Quai d’Orsay qui lui octroie en 2005 un visa de quatre ans et une bourse doctorale. Cependant, et de manière assez logique, le statut de Menoret est un handicap : la plupart des groupes islamiques qu’il tente d’approcher se méfient de lui car il n’est pas musulman et car ils le voient comme un représentant d’une puissance néo-coloniale et un probable espion. À cause de cette prise de contact compliquée avec les activistes religieux Pascal Menoret est finalement amené à se tourner progressivement vers les mfaḥḥaṭīn, nom de ceux qui pratiquent le tafḥīṭ, le rodéo.

L’État saoudien actuel est proclamé en 1932 par Ibn Sa’ud avec le soutien du Royaume-Uni. Après-guerre, via le pacte Quincy conclu en 1945, ce sont les États-Unis qui deviennent les protecteurs de la monarchie absolue en échange des droits d’exploitation de son pétrole via la compagnie Aramco. S’en suit une politique d’urbanisation et de réformes du pays. Bien que la famille régnante ait dans un premier temps mal vu l’asphaltage des pistes du royaume — des routes carrossables étant vues comme facilitant d’éventuelles invasions, notamment de manière insidieuse par les puissances occidentales — elle change de cap dans la deuxième moitié du XXe siècle. La route devient centrale dans le récit national qui se construit. Des architectes Grecs redessinent Riyad à la fin des années 60 sur le modèle californien : découpage en damier, autoroutes et gigantesques échangeurs. Cette politique s’accélère à partir de 1973 avec les bénéfices liés à l’augmentation des prix du brut décidée par l’OPEP et à la nationalisation de l’Aramco qui font suite au soutien des États-Unis à Israël dans la guerre du Kippour. L’argent du pétrole est massivement investi dans le développement urbain, la spéculation immobilière bat son plein. La maison individuelle et la voiture sont alors mises en avant comme des symboles de réussite. Le roi s’attaque par ailleurs à l’ancestral système tribal des Bédouins qui vivent dans les campagnes. La stricte domination de l’État fait qu’il devient de plus en plus difficile pour eux de vivre de l’élevage. Condamnés à la pauvreté, la principale échappatoire de ces-derniers est d’intégrer l’armée ou de tenter de trouver un travail d’ouvrier ou d’employé non qualifié en ville. Cela entraîne leur sédentarisation dans les banlieues de Riyad ; en 1968, la ville est constituée à 20 % de bidonville. La capitale est en quelques années normée, quadrillée et clôturée en parcelles là où auparavant la population construisait elle-même ses habitations collectives (parfois au pied du palais royal) que le souverain légalisait après coup. L’espace public se réduit quant à lui aux galeries marchandes des immenses centres commerciaux et Riyad se forge une réputation de ville ennuyeuse. Les seuls lieux de sociabilité deviennent ces cabanons que louent des hommes (groupes d’amis, anciens camarades d’école ou collègues de travail) et qu’ils fréquentent le soir après le travail avant de rentrer chez eux. Au même moment le costume national s’impose : thawb (robe blanche) et shmāg (voile de tête) pour les hommes, ´abāya (robe noire) et voile pour les femmes. Il vient renforcer une ségrégation sexuelle qui se manifeste également par l’interdiction faite aux femmes de conduire, cet acte devenant un symbole de masculinité ((Ce qui a vient de changer comme chacun sait. Cette réforme s’inscrit dans le plan de réformes économiques du prince Mohammed ben Salmane Al Saoud. Avec l’autorisation pour les femmes de conduire, un nombre plus important d’entre elles pourront avoir un travail et les hommes augmenteront leur productivité en perdant moins de temps à faire le chauffeur pour leur épouse. https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/arabie-saoudite-pourquoi-le-pays-accorde-la-conduite-aux-femmes_1947429.html)).

Le féodalisme implique une opacité extrême du fonctionnement de l’État, une concurrence entre les princes qui disposent de fiefs fonciers ou économiques et un fort népotisme du haut en bas de la société. Les membres de la famille royale se voient offrir régulièrement par le roi des terres qu’ils cèdent ensuite à leurs clients, lesquels se transforment en promoteurs. Ces derniers délimitent alors ces parcelles désertiques par des routes éclairées de réverbères en prévision des futurs bâtiments qui y seront construits… le jour où cela sera financièrement intéressant. À l’échelon inférieur, la classe moyenne, composée d’un nombre important de fonctionnaires (pouvant avoir une petite affaire immobilière ou agricole à coté), comprend également des individus intégrés à leur niveau à des réseaux de clientèle. Ceux-ci voient généralement d’un mauvais œil la population immigrée (asiatique ou arabe), qui n’a quasiment aucun droit et qui travaille dans le bâtiment ou tient des petits commerces. Les Bédouins, bien que sujets du roi, sont quant à eux perçus comme une population dangereuse et arriérée  »Sont considérés comme « Bédouins » par les citadins tout individu ayant une origine rurale immédiate (migrants) ou de par sa parenté, qu’il est été sédentaire ou nomade auparavant.)). Cantonnée dans les banlieues, elle est fortement touchée par le chômage qui, malgré l’absence de statistiques officielles, atteindrait selon l’auteur un taux entre 10 et 20 %.

Les jeunes hommes et adolescents issus de l’immigration rurale, célibataires, sans fortune et sans piston sont les principaux acteurs du milieu du rodéo. Touchés comme beaucoup d’habitants de Riyad par le ṭufush, sentiment mêlant ennui, frustration et sensation d’impuissance, ils trouvent dans cette pratique risquée un moyen de se sentir vivre et de se libérer de certains carcans de la société saoudienne (pas celui de la ségrégation entre hommes et femmes cependant). C’est généralement à l’adolescence qu’ils commencent à fréquenter les rodéos, intégrant la bande d’un pilote pour lequel ils peuvent voler des voitures nécessaires aux dérapages. C’est à cet âge également qu’ils sont objets de convoitise sexuelle de la part de ces mêmes pilotes. Les relations sexuelles entre hommes ((Pascal Menoret préfère parler de relations « homosociales » plutôt qu’homosexuelles car ces hommes, qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes, ne s’identifient pas comme homosexuels et, la plupart du temps, affichent aussi une attirance pour les femmes. Pour l’auteur, la division n’est donc pas entre hétérosexuels et homosexuels mais entre passifs et actifs. Cette distinction ressemble cependant à une façon récurrente de camoufler sous un vernis machiste et viril les pratiques homosexuelles que la société condamne. Et bien qu’en Arabie saoudite, comme ailleurs, les rapports sexuels entre hommes ont court, certains pourraient ainsi conclure que l’homosexualité n’existe pas dans ce pays…)), consenties ou non et taboues dans la société saoudienne, sont assumées dans le milieu du rodéo. Des poèmes à la gloire des pilotes célèbres disent de manière explicite que ces-derniers font des dérapages « pour les beaux yeux » d’un jeune garçon. S’il s’agit de relations de domination, l’auteur y voit aussi souvent une portée éducative.

De par son caractère révolté et auto-destructeur, le rodéo n’a rien à voir avec les loisirs des hommes de la classe moyenne qui passent leurs week-ends à Bahreïn pour y fréquenter des prostituées et y boire de l’alcool ou qui organisent des courses de dragsters, certes illégales, mais avec leurs propres voitures et beaucoup plus sécurisées. La pratique du tafḥīṭ avec son mélange de délinquance, d’homosexualité et de consommation de drogue et d’alcool de datte clandestin a tout pour choquer la bonne conscience saoudienne. Il est une violence faite aux véhicules, aux corps et aux moeurs. Les mfaḥḥaṭīn retournent le paysage urbain et le culte de la voiture d’une société saoudienne policée contre elle-même. En cela, les parallèles que l’auteur réalise avec des études sur le skateboard en Californie semblent à propos. Le fétichisme autour de certains modèles de voitures, comme la Toyota Camry souvent vantée dans des chansons de fans de rodéo, est donc trompeur. Les berlines qui sont volées à d’honnêtes sujets du roi ne sont en fait que des vecteurs, choisies pour leur puissance permettant d’offrir du spectacle et des sensations fortes. Contrairement aux drag racers de la classe moyenne qui bichonnent et règlent leur bolide au millimètre, les mfaḥḥaṭīn recouvrent les véhicules qu’ils ont entre les mains d’autocollants et de graffitis à leur nom et à celui de leur amant, puis les éreintent jusqu’à leur destruction.

Le livre de Pascal Menoret nous permet de découvrir cette contre-culture apparue dans les années 70 avec ses codes, ses vedettes et sa musique. Il est cependant très difficile de mesurer l’ampleur du phénomène tant les statistiques à ce sujet sont lacunaires. L’auteur relève qu’en 1997-1998 la police de Riyad à dressé 44 000 contraventions pour rodéo (à titre indicatif la ville compte environ 5 millions d’habitants). Cela équivaut en moyenne à un nouveau cas de rodéo toutes les onze minutes, mais ne représente pour autant qu’environ 1 % des contraventions. À partir des années 2000, le phénomène diminue à cause d’une importante répression et stagne à environ 8500 cas de rodéo répertoriés par an (23 par jour en moyenne). Néanmoins c’est aussi depuis cette période que les sessions de dérapages sont de plus en plus filmées et mises en ligne sur Internet, montrant une facette, avouons-le, insoupçonnée de l’Arabie Saoudite. Les sociologues, psychologues et journalistes saoudiens, eux, dissertent depuis des années sur le rodéo, adoptant des postures moralisatrices semblables à celles qu’en Occident on a pu connaître à l’encontre des blousons noirs, des punks ou de la culture rap. Depuis les attentats du 11 septembre, en plus d’être qualifiés de « pédés », de « malades mentaux » ou de « clodos », les fans de tafḥīṭ se sont vus affublés par la presse officielle de l’étiquette de « terroristes ». Faisant honte au pays et menaçant sa bonne moralité, les mfaḥḥaṭīn sont réprimés au même titre que certains opposants au régime, qu’il s’agisse des djihadistes ou de certains militants religieux et politiques, notamment ceux que voulait étudier Pascal Menoret au départ.

C’est au sujet de ces derniers que le regard de l’auteur devient cependant plus ambiguë. À l’instar d’autres universitaires français tels que son collègue François Burgat ou du journaliste Alain Gresh ((Intellectuel membre du PCF et notamment préfacier de Tariq Ramadan, il a publié un chapitre de l’ouvrage de Pascal Menoret sur son site OrientXXI.info. Son avis sur le livre est par ailleurs publié en quatrième de couverture de l’édition française.)), Pascal Menoret fait preuve de complaisance à l’égard de la mouvance frériste. Les groupes qu’il a essayé d’approcher un premier temps — un peu « sévères », certes, admet-il — appartiennent à l’Éveil (Al-Sahwa Al-Islamiyya, « l’éveil islamique » couramment appelé « Sahwa »), un mouvement qui rassemble les Frères musulmans saoudiens et des salafistes politiques. L’auteur n’a de cesse de les qualifier d’activistes « islamiques » pour éviter semble-t-il la connotation négative du mot « islamistes » ((Dans un article où il fait l’éloge à peine masqué de l’Éveil il parle cependant bien d’islamistes. Pascal Menoret, « Les mille visages de la contestation en Arabie saoudite », OrientXXI.info, dernière visite le 15/08/2017, http://orientxxi.info/magazine/les-mille-visages-de-la-contestation-en-arabie-saoudite,1455.)) pourtant employé par les différentes sources sur place qu’il cite. On retrouve ici une tendance née à l’extrême gauche dans les années 1970 qui voyait dans l’islam la religion des opprimés et dans sa branche politique un rempart contre l’impérialisme américain (idées qui refont aujourd’hui surface à partir de la « lutte contre l’islamophobie »). Prétendant certainement rompre avec ce qu’il juge être des stéréotypes européocentrés et néo-coloniaux à l’encontre de l’islam politique, Pascal Menoret s’attache à rendre respectable cette mouvance. Fait paradoxal, ce qu’il juge si positif chez les Frères musulmans saoudiens ce sont leurs appels à la liberté de la presse, à l’arrêt de l’arbitraire policier et à la constitution d’une monarchie parlementaire. Autant dire les composantes essentielles d’une démocratie bourgeoise, invention on ne peut plus occidentale ! Et si aujourd’hui quelques prêcheurs de l’Éveil, parfois anciens mfaḥḥaṭīn, tentent d’attirer les fans de rodéo à eux (tout en collaborant avec la police à l’occasion), ce n’est que pure tentative de récupération, plutôt vaine au demeurant. Menoret le reconnaît bien, ce qui est dommage c’est qu’il ne veuille pas voir que sous un régime démocratique conservateur mais libéral économiquement tel que le réclament les activistes religieux, les mfaḥḥaṭīn auraient probablement toujours de bonnes raisons d’exister et seraient sans doute traités de la même manière qu’aujourd’hui.

Mais, sans doute insatisfait de seulement nous faire toucher du doigt l’inévitable sentiment de révolte que suscite l’extension des lois du monde marchand, l’auteur n’en reste pas là. Regrettant que l’Arabie Saoudite pâtisse d’une « intégration mal négociée […] dans des réseaux transnationaux d’expertise, d’échanges économiques et de pouvoir », il cherche des solutions, rêve de réformes et d’alternatives… et sombre dans un relativisme culturel à la mode et la promotion de réactionnaires patentés. Dommage. Royaume d’asphalte : jeunesse saoudienne en révolte conserve malgré tout le grand mérite de nous faire visiter les coulisses d’une Arabie Saoudite que l’on croit, à tort, totalement pacifiée.

M.

 

 

 

 

 

Pascal Menoret, Royaume d’asphalte, jeunesse saoudienne en révolte, Paris/Marseille, La Découverte/Wildproject, 2014, 288 p.
23 €

Black Panther. La communauté : une marchandise comme une autre.

Le 14 février est sorti en France Black Panther, dix-huitième blockbuster de la longue liste des adaptations cinématographiques des comics Marvel (rachetés par Disney en 2009). Le scénario évoque le retour au Wakanda de T’Challa, alias la Panthère Noire, après qu’il ait participé à des péripéties narrées dans les précédents opus de la franchise. Le héros doit défendre l’unité de son pays et son titre de roi face à des factions rivales. L’une d’elles est formée par son cousin Erik Killmonger qui a grandi aux États-Unis. Souhaitant venger son père tué par le père de T’Challa, Killmonger veut s’emparer du Wakanda et étendre son pouvoir en soulevant les noirs opprimés du monde entier. Pour vaincre, la Panthère Noire est aidée d’une garde d’amazones et par Everett Ross, un agent de la CIA.
Présenté comme antiraciste par excellence, le film a été applaudi, parfois jusqu’à l’extrême-gauche notamment car il offrirait au « public noir » des modèles positifs auxquels s’identifier. La dimension émancipatrice de ce long-métrage on ne peut plus conformiste est pourtant loin d’être évidente. Taillé pour plaire au plus grand nombre, il opte pour un consensus mou entre conservatisme et libéralisme et s’inscrit dans l’héritage le plus consensuel de la lutte pour les droits civiques en faveur des noirs américains.

Une démarche antiraciste douteuse

Ce qui frappe dès les premières minutes du film c’est le kitsh de son univers. Qui a déjà regardé un film produit par Marvel ne sera pas étonné. Cela devient plus gênant lorsque c’est sensé être un hommage à l’Afrique. Le Wakanda, pays imaginaire où se déroule l’histoire, est un concentré incohérent et flashy de références à des folklores des quatre coins d’un continent où pas un seul plan n’a été tourné. Telle tribu s’inspire des Maasaïs, telle autre des Himbas, là les hommes portent un plateau dans la lèvre inférieure, ici on se scarifie ou on se peint des motifs sur le corps. Dans une interview au Washington Post, le journaliste kényan Larry Madowo, qui défend pourtant le film, résume la situation ((Larry Madowo, Karen Attiah, « ‘Black Panther’: Why the relationship between Africans and black Americans is so messed up », The Washington Post, 16 février 2018, url : https://www.washingtonpost.com/news/global-opinions/wp/2018/02/16/black-panther-why-the-relationship-between-africans-and-african-americans-is-so-messed-up/?utm_term=.ac77869e85bc.)) : « le Wakanda, au moins dans le film, est une approximation de la culture africaine, une version extérieure de ce à quoi la culture africaine pourrait ressembler – les rituels, les chants et les danses, les rites de passage.[…] C’était comme un bingo africain en quelque sortes ! » Mais pour son interlocutrice Karen Attiah, une journaliste noire américaine, cette représentation de l’Afrique est au contraire un point positif : « J’étais excitée car je ne suis pas habituée à voir des éléments de la culture Africaine sur grand écran.[…] Black Panther est un supermarché, obtenez tout en une heure ! » Un enthousiasme qu’il est difficile de partager : cette accumulation de stéréotypes hérités d’une vision coloniale de l’Afrique, après quelques rires nerveux, provoque surtout l’indigestion.

Un autre élément interpelle rapidement l’oreille du spectateur : l’accent des acteurs. Certes, presque tous sont noirs, mais presque aucun n’est africain. La grande majorité du casting est d’origine américaine ou britannique et il suffit de voir des interviews des acteurs pour constater qu’ils ont généralement l’accent du pays où ils vivent. On s’étonne donc de voir Forest Whitaker, texan de son état, jouer solennellement le grand prêtre du Wakanda en prenant ce qui visiblement est censé être l’accent « africain ». Il n’est pas le seul, tous les acteurs ont respecté ce parti pris et Chadwick Boseman qui interprète la Panthère Noire a même défendu cela dans la presse au nom d’une prétendue authenticité. Or, l’accent « africain » est évidemment a peu près aussi authentique que l’accent « européen ». Pas étonnant que Larry Madowo ait là encore bien du mal à défendre le film : « Ils voulaient baser les accents sur celui des Xhosa d’Afrique du Sud, mais certains d’entre eux sonnaient nigérian, d’autres sonnaient plus ougandais. C’était très déroutant, je comprends que perfectionner un accent est difficile, mais mon Dieu, c’était si désordonné ! » Un peu embarrassant pour un film étiqueté « antiraciste »…

Le scepticisme concernant l’antiracisme de Marvel ne s’arrête malheureusement pas là. Dès la phase de pré-production du film, des questions se posaient. En 2015, la presse spécialisée annonçait que le studio avait enfin trouvé un réalisateur en la personne de Ryan Coogler. Celui qui venait de terminer le film Creed, un spin off de la série des Rocky, n’avait cependant pas été le premier approché. Auparavant la production avait proposé le script de Joe Robert Cole à Ava DuVernay (réalisatrice de Selma, film oscarisé en 2015) et à Felix Gary Gray (réalisateur de Fast and Furious 8) qui avaient tous deux déclinés ((Thomas Destouches, « Black Panther : Marvel veut le réalisateur de Creed pour son nouveau super-héros », Allociné, 15 octobre 2015, url : http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18646651.html.)). Pour réaliser Black Panther, Marvel a logiquement recherché de bons « faiseurs », c’est-à-dire des réalisateurs sans grande originalité mais qui savent répondre aux exigences d’une super-production. Cependant les trois metteurs en scène et le scénariste ont également pour point commun d’être noirs. En plus des comédiens (ce qui est sensé vu le contexte du film), Marvel a donc tenu à ce que les postes importants dans l’équipe de direction soient détenus par des personnes noires. Or cette politique de discrimination « positive » qui se veut pleine de bonnes intentions révèle en creux une situation plus problématique. En effet, en regardant la liste des films Marvel, on constate qu’il a fallu attendre Black Panther, soit presque vingt longs-métrages, pour que le studio se rende compte qu’il avait aussi des réalisateurs noirs à sa disposition. Tous les autres films, à l’exception du précédent, Thor : Ragnarok ((Réalisé par Taiki David Waititi, metteur en scène néo-zéladais issu d’une mère polonaise et d’un père maori.)) – où Marvel revisite la mythologie nordique avec son mauvais goût coutumier, ce qui prête cependant moins à conséquence –, ont été réalisés par des personnes qu’on qualifiera sans problème de blanches dans le contexte étasunien.

Black Panther est donc difficilement qualifiable d’antiraciste. S’il est compréhensible que les personnes souffrant du racisme veuillent se sentir représentées de manière valorisante cela se fait ici au prix d’une vision stéréotypée de l’Afrique et des Africains, qui dans d’autres circonstances serait jugée raciste. Quant à la politique de recrutement de Marvel, elle est évidemment opportuniste. La question du racisme est une préoccupation circonstancielle qui a mené le studio à produire un « film de Noirs ». Les fiches techniques prévisionnelles des longs-métrages à venir annoncent pour leur part un retour à la normale côté réalisation…

Le libéral-conservatisme comme avatar du progrès

Face à un tel constat on pourrait déjà s’étonner de la relative sympathie que le film provoque chez un public d’extrême-gauche. À croire qu’à force de se dire « non-concernée » certains deviennent complètement miros. D’autant qu’avec ses gros sabots Marvel ne se contente pas de nous servir son antiracisme frelaté. Le studio qui est l’un des plus rentables de Hollywood actuellement est – faut-il le rappeler ? – au service du soft power américain. Il est donc normal que Black Panther défende pleinement le modèle capitaliste libéral en même tant que les intérêts de la première puissance mondiale.

Alors que T’Challa est couronné roi du Wakanda au début du film – après avoir au passage sauvé de jeunes filles enlevées par un groupe du type Boko Haram –, il doit définir la politique à suivre d’un pays sclérosé par excès de protectionnisme. Depuis toujours en effet le Wakanda a gardé le secret sur sa richesse. Possesseur de l’unique source au monde de vibranium, un minerai imaginaire aux propriétés physiques miraculeuses, le pays est le plus développé de la planète. Grâce à ses technologies avancées, ses dirigeants ont toujours fait en sorte de camoufler cette réussite pour ne pas attirer la convoitise. Cela n’a cependant pas tout à fait fonctionné puisque que le « super-vilain » Ulysse Klaw, un physicien et contrebandier néerlandais ((Le personnage a été créé dans les années 60, alors qu’en Afrique du Sud l’apartheid avait toujours cours (jusqu’en 1991) et qu’il séparait la population noire de la population blanche originaire, entre autre, des Pays-Bas.)) parvient à s’introduire au Wakanda pour tenter de voler du vibranium. Par ailleurs, dans le pays des voix s’élèvent, et c’était le cas du père d’Erik Killmonger, pour que le Wakanda s’ouvre au monde et partage ses richesses avec l’Afrique et la diaspora africaine aux États-Unis. Elles se divisent entre une tendance réformiste soutenue par Nakia, la fiancée de T’Challa, et la tendance « révolutionnaire » de Killmonger.
C’est contre cette dernière que doit lutter la Panthère Noire. Killmonger a grandi coupé du Wakanda à Oakland (il s’agit d’une référence au Black Panther Party fondé dans cette ville) et il est par la suite entré dans les forces spéciales américaines afin de développer ses aptitudes militaires. Avec le soutien d’un chef de tribu Killmonger, prend le pouvoir au Wakanda et tente de lancer une politique d’armement des ghettos noirs américains qu’il considère un peu comme les Sudètes de son futur empire. Grâce à ce personnage, la production désigne donc ce qu’un État moderne doit éviter. Le tribalisme d’abord, car c’est un facteur d’instabilité qui ouvre les portes aux ingérences extérieures (si Killmonger est d’origine wakandaise, il est en même temps devenu un étranger). Un nationalisme racial violent ensuite, opposé à un nationalisme wakandais « raisonnable ». Le projet de Killmonger se réfère au nationalisme noir, doctrine aux interprétations variées qui a pu prôner au choix un « retour » des noirs américains en Afrique, la création d’un État noir aux États-Unis ou encore la défense de la « communauté noire » au sein des États-Unis. Il est revendiqué par des organisations diverses, notamment la très réactionnaire Nation of Islam (NOI) d’Elijah Muhammad et Malcolm X ((Sam McPheeters, « Le jour où Malcolm X 
a rencontré 
les nazis », Vice.com, 25 mai 2015, url : https://www.vice.com/fr/article/qbyx8q/le-jour-ou-malcolm-x-a-rencontre-les-nazis-v9n5.)). Dans les années 60-70, il est repris par la mouvance Black Power, l’aile radicale de gauche du mouvement des droits civiques. Elle l’apparente aux luttes de libérations nationales défendues par les marxistes-léninistes en mettant en sourdine l’aspect suprémaciste défendu par la NOI. Le personnage de Killmonger, qui a grandi dans un appartement décoré d’affiches à la gloire des fondateurs du Black Panther Party (BPP), est une sorte de monstre issu du Black Power. Marvel a cependant évacué de sa référence à ce courant tout le discours anticapitaliste (déjà très bancal), pour n’en garder que l’appel à la lutte armée et au panafricanisme. C’est donc le projet de concurrencer par les armes l’hégémonie des États-Unis (ce qui n’est pas en soi anticapitaliste), que le studio dénonce.
Face aux périls que le Wakanda doit affronter, le film expose quelles seraient les « bonnes solutions ». Au départ, malgré sa fiancée qui le pousse à ouvrir le Wakanda au monde, T’Challa souhaite plutôt poursuivre la politique isolationniste de son père. Cependant les péripéties et l’émotion que suscite chez lui l’histoire de son cousin le font évoluer. Décidé à agir, T’Challa se lance à la fin du film dans une politique philanthropique. Il rachète les immeubles de la banlieue où vivaient Killmonger et son père et lance un programme humanitaire en direction des enfants noirs américains. Une habile récupération de la part de Marvel de la politique caritative et populiste du BPP qui distribuait des petits déjeuners gratuits aux enfants des ghettos.
Sans surprise ce film ne prône donc pas la révolte des exploités. Les prolétaires noirs américains sont cantonnés par Marvel à une population en attente d’un Deus ex machina pendant qu’au Wakanda tout le monde semble vaquer à des occupations plaisantes. La question du travail semble en effet y être résolue par la technologie, vieu fantasme progressiste entretenu aujourd’hui par le courant de pensée transhumaniste. Le reste de l’Afrique, la vraie, est pour sa part absent du film.
Nulle part non plus le régime politique du Wakanda n’est remis en question. Dans cette société aux technologies ultra-modernes (selon des normes historiquement occidentales) personne ne critique les traditions imposant une monarchie héréditaire de droit divin et ce malgré l’épisode de Killmonger. Sur ce point le film nous explique que si le monde a frôlé la catastrophe c’est justement par ce que Killmonger, élevé aux États-Unis, a sombré dans l’extrémisme et ne respecte pas les valeurs « africaines » de sagesse et de modération du Wakanda. Une fois n’est pas coutume, pour faire barrage à une menace fascisante l’industrie de l’entertainment a substitué au démocratisme habituel la défense d’un modèle conservateur envers les traditions et libéral économiquement.

Marvel et la Panthère Noire : entre soutien et récupération de la « cause noire »

L’ambiguïté de Marvel dans son rapport au mouvement de lutte pour les droits civiques ne date pas d’aujourd’hui. Il faut se pencher sur la genèse du roi du Wakanda pour s’en rendre compte.

1966-1979 : un symbole difficile à assumer
En 1965, le symbole de la panthère noire est utilisé pour la première fois en Alabama par la Lowndes County Freedom Organization (LCFO). Cette année-là, un an après l’abolition de la ségrégation raciale légale, les noirs, qui composent 80 % de la population totale de l’État, obtiennent le droit de vote. La LCFO est un parti politique rattaché au Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), une organisation noire américaine dirigée par le charismatique Stokely Carmichael. Son intention est de présenter des candidats noirs aux élections locales. Le logo de la LCFO s’oppose au coq blanc du parti ségrégationniste, qui est accompagné de la devise « La suprématie blanche pour le droit ». Au-delà de la guerre de l’image, le choix de la panthère témoigne du tournant que commence à prendre une fraction de la lutte pour les droits civiques. Certains militants considèrent que les mouvements pacifistes comme celui de Martin Luther King mettent trop de temps à obtenir des résultats. Les noirs restent des parias bien qu’ils soient envoyés défendre la démocratie et le capitalisme libéral au Vietnam. Il sont proportionnellement plus pauvres, moins bien soignés et moins éduqués que les blancs (une réalité qui restent dans une certaine mesure vraie aujourd’hui). Les activistes non-violents des droits civiques sont de plus agressés avec la complicité de la police. L’idée de répondre à la violence par la violence fait donc logiquement son chemin. Certains militants comme Stokely Carmichael sont aussi déçus par les promesses non tenues des partis démocrates traditionnels desquels ils se sont rapprochés. Ces partis composés très majoritairement de blancs ont tendance à reproduire des dominations racistes malgré les bonnes intentions affichées. Face à cela, Carmichael développe avec Charles Hamilton le concept du Black Power ((Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, traduits par Odile Pitoux, Le Black Power, pour une politique de libération aux États-Unis [Black Power], Paris [New York], Payot & Rivages [Random House], 2009 [1967-1968].)). Il considère que la communauté noire doit vivre et s’organiser séparément des blancs et que cette lutte est comparable aux luttes de libération nationales anticoloniales ((Écouter l’interview de Stockely Carmicheal, puis de l’écrivain Charles Hightower, proche de la mouvance Black Power, donnée à Jean-Pierre Elkabbach sur France Inter en 1967. Extraits disponibles dans : Chloé Leprince, « Le jour où l’Amérique a découvert un super-héros noir appelé Black Panther », FranceCulture.fr, 14 février 2018, url : https://www.franceculture.fr/histoire/black-panthers-black-power-amerique-raciste-marvel.)).
Dans un contexte différent de celui du Sud des États-Unis, le Black Panther Party se crée en Californie en octobre 1966 et reprend le logo de la panthère noire de la LCFO. Il défend l’autodéfense armée, l’arrêt de la guerre du Vietnam et s’oppose aussi à Martin Luther King dont l’orientation est qualifiée de bourgeoise. Très structurée et hiérarchisée, arborant un look paramilitaire, la légende veut que le parti achète des armes grâce à la vente du Petit Livre Rouge de Mao. Les Black Panthers connaissent par cette radicalité spectaculaire une notoriété croissante, notamment auprès des gauchistes blancs. Mais leur apparence et leur langage permet aussi au FBI de justifier leur répression alors que l’essentiel de leur activité se limite à du conseil juridique et des actions caritatives ((Tom Van Ersel, Panthères Noires, Histoire du Black Panther Party, Paris, l’Échapée, 2006, pp. 67-69.)). Si le BPP n’accepte en son sein que des noirs, il reste plus modéré que Carmichael – brièvement membre du parti entre 1967 et 1968 – et accepte des alliances avec des organisations n’étant pas exclusivement noires. Son programme en dix points conserve cependant comme objectif principal celui du Black Power, à savoir l’émancipation des noirs américains en tant que communauté ((Dans le programme en dix points du BPP, le premier point est : « We want freedom. We want power to determine the destiny of our Black Community. »)). Une communauté dont on ne sait jamais trop jusqu’où elle se fonde sur l’expérience subie du racisme et à partir d’où elle se réfère à une prétendue essence. Bien qu’il se revendique révolutionnaire marxiste, le parti met en fait de côté la lutte contre l’exploitation capitaliste. Il n’est pas question d’abolir le salariat, que la plupart des noirs subissent en plus du racisme, mais de réclamer des réformes (plein emploi, logement, justice…) et la gestion par la « communauté noire » de « ses » affaires. Au maximum, comme les autres organisations gauchistes, leur objectif est un capitalisme d’État (leurs modèles sont l’URSS, la Chine, la Corée du Nord ou Cuba). À supposer que cette démarche soit réellement comparable à un nationalisme des opprimés, elle prête en tout cas le flanc aux mêmes critiques. Comme Rosa Luxemburg le formulait cinquante ans auparavant au sujet du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » défendu tactiquement par Lénine et Trotsky, le nationalisme, de par la collaboration de classes qu’il suppose, profite avant tout à la bourgeoisie de la nation défendue ((Rosa Luxemburg, La Révolution Russe, 1919, consultable en ligne à l’url : https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus.htm)).

Au même moment dans le monde des comics, Marvel amorce un tournant dans sa conception du super-héros. À l’inverse d’un Superman qui dans les années quarante proposait une vision très manichéenne du monde, les nouveaux super-héros tendent à avoir une position plus complexe vis-à-vis de la société. Souffrant du rejet à cause de leur altérité, ils s’interrogent également sur l’utilisation qu’ils doivent faire de leurs supers-pouvoirs, sur leur identité et sur leur place dans la société. Ces questionnements font écho à ceux de la société américaine. Cette vision des super-héros a du succès jusque dans les universités où un auteur comme Stan Lee est parfois invité pour des conférences.
Au milieu des années 60, Stan Lee et Jack Kirby ont l’idée d’introduire un super-héros noir dans leurs histoires ((Bien que nous n’en partagions pas les postulats, un article de l’universitaire américain Casey Alt raconte de manière très instructive l’histoire du personnage de la Panthère Noire : Casey Alt, « Super pouvoir noir. Les comics à l’épreuve du Black Power », traduit par le collectif Angles Morts, Jef Klak n°2, printemps-été 2015, 320 p., url : http://jefklak.org/?p=3600.)). Trois mois avant la création du Black Panther Party, en juillet 1966, la Panthère Noire apparaît dans le numéro 52 des 4 Fantastiques. Initialement le personnage imaginé par Kirby devait s’appeler « Le Tigre de Charbon » et porter un costume bariolé. À la vue de l’émergence du Black Power, les deux auteurs ont semble-t-il trouvé plus percutant d’appeler leur héros par un nom rappelant l’emblème de la LCFO.
Le scénario de cet épisode des 4 Fantastiques, est aussi l’occasion pour le public de découvrir pour la première fois le Wakanda. Cette nation futuriste marque les esprits à une époque où les noirs américains sont bien plus qu’aujourd’hui cantonnés aux postes subalternes dans le monde du travail. La trame scénaristique a de plus des accents anticolonialistes. Les héros, après avoir fait la rencontre de la Panthère Noire doivent l’aider à défendre son pays de l’invasion du contrebandier Ulysse Klaw.
La réception par le public de cette première apparition de la Panthère Noire est très bonne, bien que quelques critiques commencent déjà à voir le jour. Il est reproché par exemple aux auteurs d’avoir externalisé la question des noirs américains hors des États-Unis, ce qui est perçu comme un manque d’audace. Par la suite, les histoires de la Panthère Noire seront souvent critiquées pour leur tiédeur comparée à la radicalité apparente du BPP, et plus généralement du Black Power. En choisissant la figure de la panthère noire, Stan Lee et Jack Kirby (qui sont blancs) s’engageaient sur un terrain glissant tout en ayant pour beaucoup de lecteurs une légitimité très relative à le faire.

Durant la fin des années soixante et les années soixante-dix, Marvel continue d’essuyer fréquemment l’accusation de ne pas donner à son personnage sa juste valeur et de lui faire perdre son aspect politique. Le malaise de la maison d’édition se ressent en 1968. Cette année-là, le BPP appelle les noirs à boycotter les élections présidentielles, Eldrige Cleaver (l’un de ses leaders), inculpé pour meurtre, doit fuir en Algérie et des membres sont tués dans des fusillades avec la police. Marvel tente alors de transformer « La Panthère Noire » en « La Panthère ». Cela soulève un tollé dans le courrier des lecteurs et le nom originel du super-héros est rapidement rétabli. Plus tard ce sont les scénarios écrits par l’auteur Roy Thomas qui font scandale, comme lorsque la Panthère Noire y combat les Thunderbolts, un groupe armé noir qui ressemble à s’y méprendre au BPP.
En 1976, le licenciement de l’auteur Don McGregor suscite lui aussi des critiques. Il avait en charge depuis quelques années la série Jungle Action dans laquelle la Panthère Noire était devenue le personnage principal. McGregor était parvenu à redonner au public un intérêt pour ce super-héros en replaçant une partie de ses aventures au Wakanda et en leur rendant une dimension politique. Il est remercié juste après avoir écrit une série d’épisodes où la Panthère Noire s’attaque au Ku Klux Klan… Officiellement, la raison invoquée par Marvel est le faible nombre de ventes. Casey Alt rapporte de son côté la version de Don McGregor qui explique qu’en interne la maison d’édition lui aurait dit qu’il était trop proche de « l’expérience noire ».

À partir de 1977, une série au nom du super-héros est créée et elle est écrite et dessinée par l’un de ses créateurs, Jack Kirby. Cependant, le scénario loufoque et totalement détaché de la vie réelle est vécu comme une trahison par la plupart de lecteurs qui avaient apprécié le travail de Don McGregor. Elle se termine en 1979 sur cette impression, alors que le BPP se décompose suite à l’action du FBI, aux assassinats et arrestations de ces membres ainsi qu’aux rivalités internes. La Panthère Noire continue ensuite d’apparaître dans certaines séries (The Avengers) sans en avoir une à elle. Si Marvel ressort le super-héros des cartons en 1988, ce ne fut que pour quatre épisodes (dans lesquels il combat un groupe de super-vilains suprémacistes blancs). Hormis à sa création et durant les trois années où McGregor écrivit des scénarios mettant en scène la Panthère Noire, ce super-héros aura finalement souffert de l’incapacité de ses créateurs à assumer les idées sous-tendues par le nom qu’ils lui ont choisi.

1998 à aujourd’hui : le consensus enfin trouvé
Pendant les trente-trois ans qui séparent la création du logo de la LCFO et le retour de la Panthère Noire dans le monde des comics, une augmentation du nombre de noirs américains dans les sphères institutionnelles et la bourgeoisie des États-Unis a eu lieu. Le découpage de la société américaine en communautés est cependant loin d’avoir disparu, leur place a uniquement été réévaluée. Les émeutes de Los Angeles en 1992 ont rappelé que les noirs américains étaient toujours concernés par la pauvreté et les agressions racistes. Mais l’élection la même année de Bill Clinton à la présidence des États-Unis a montré que la communauté noire est aussi devenue une clientèle électorale convoitée. Dépouillée de ses atours radicaux, c’est la vision du Black Power qui s’applique : les communautés distinctes sont maintenues et deviennent chacune un groupement d’intérêt faisant du lobbying au sein de la démocratie américaine.
C’est sur le terreau plus consensuel de cet « antiracisme » libéral qu’en 1998, la Panthère Noire est relancée par Marvel. L’éditeur choisit de mettre le scénariste Christopher Priest aux commandes. Ce choix n’est pas un hasard, Priest est noir et il participa en 1993 à la fondation de la première maison d’édition de comics afro-américains, Milestone Media. Dans cette nouvelle mouture de la Panthère Noire, Priest estime que le lectorat majoritairement blanc de Marvel a du mal à s’identifier à un héros noir, ce qui explique les ventes plus faibles des aventures mettant en scène les super-héros noirs. Partant de ce postulat, il choisit de raconter les aventures de la Panthère Noire à travers le regard d’Everett Ross « Empereur des Gars Blancs Inutiles ((Zack Smith, « Priest on Black Panther, Pt. 2: ‘It’s Not Arrogance, it’s Competence’ », Newsarama.com, 11 août 2015, url : http://www.newsarama.com/25506-priest-on-black-panther-pt-2.html.)). » Ross, qui dans le film est passé à la CIA, est alors un jeune agent du FBI chargé de suivre la Panthère Noire. Il est bavard et fait preuve de racisme ordinaire. Le scénariste l’utilise comme moyen de mettre en évidence les préjugés que peut entretenir une part de son lectorat et de les tourner en dérision en les mettant en contraste avec l’efficacité et le silence de la Panthère Noire. Grâce à Priest, Marvel parvient donc à jouer la carte de la blackness (la fierté noire), redonnant un aspect formellement engagé au personnage.
Depuis 2016, un nouveau scénariste a pris les commandes du comic, Ta-Nehisi Coates, écrivain et journaliste spécialiste des luttes noires américaines. C’est en grande partie sur le travail de cet auteur que se base le film de Ryan Coogler. Le premier épisode qu’il scénarise confirme la réputation plutôt réactionnaire que certains lui attribuent puisqu’il s’ouvre avec l’écrasement par T’Challa et sa garde royale d’une révolte de mineurs de vribanium menaçant l’unité du pays ((Ta-Nehisi Coates, Biran Stelfreeze & Laura Martin, Black Panther, A Nation Under Our Feet part.1, n°1.)). La Panthère Noire aime pourtant ces travailleurs « comme un père aime ses enfants », mais le héros ne peut faire autrement. Ils ont en effet été ensorcelés par un groupe terroriste dont le nom, The People, rappelle étrangement un slogan utilisé par le BPP ((« All the power to the People ! »)). Coates nous ressort ainsi l’éternelle propagande bourgeoise, à laquelle fait parfaitement écho l’avant-gardisme gauchiste, qui prétend que la révolte ouvrière ne peut qu’être téléguidée de l’extérieur de la classe.

De toute son histoire, la Panthère Noire n’a donc jamais été un personnage en capacité de porter réellement le moindre message émancipateur. Subtilisant dans les années 60 un symbole de la mouvance Black Power qui elle-même était passablement autoritaire, Marvel ne pouvait en assumer la radicalité sans mettre en péril le ton consensuel à la base de son modèle économique. Un demi siècle plus tard, l’ascension sociale d’une partie de la population noire américaine a cependant fait bouger les lignes du consensus et le communautarisme noir est admis. La critique du capitalisme, déjà faussée dans les mouvements gauchistes, est quant à elle toujours tenue bien à distance.

À quand l’émancipation ?

La Panthère Noire, on l’aura compris, est loin d’être une camarade. L’« antiracisme » que nous vend Marvel se limite à des plaisanteries communautaristes sans incidence sur fond d’idéologique libérale-conservatrice. Le film Black Panther renforce finalement une ghettoïsation soft. Si Marvel ne défend pas la constitution d’un État noir comme le nationalisme noir, le studio joue sur la conscience qu’ont les noirs américains du racisme qu’ils subissent, mais substitue à cette communauté d’expérience une communauté basée sur la fiction d’une essence. Entretenant le mythe d’une identité africaine immuable, le studio cherche à figer les noirs américains dans une position de clientèle mais aussi comme source de représentations marchandables. Une stratégie qui se révèle payante puisque le film a explosé le box office en se maintenant en tête des entrées plus d’un mois après sa sortie (record détenu jusque là par Avatar suivi de Sixième sens). Il devient ainsi 9e film le plus rentable de l’histoire du cinéma avec 1,342 milliards de dollars de recettes (soit plus que le PIB de certains États africains) ((Source : Mojo Box Office le 17 mai 2018 : http://www.boxofficemojo.com/alltime/world/.)). Il a au passage profité d’un effet d’aubaine (non calculé vu le timing) en jouant la carte féministe au lendemain de l’affaire Weinstein.
En définitive, Black Panther est un film de propagande lourdingue de plus pour le modèle de société étasunien. De part son exotisme, il a cependant la particularité de procéder à une colonisation symbolique de l’Afrique sans que cela ne choque grand monde. En Occident, la culpabilisation post-coloniale pour les uns et la quête des origines pour les autres fait qu’on fantasme sur une Afrique mythique et essentialisée, vierge de toute influence « blanche ». Sur ce continent, où les rares salles de cinéma ont fait le plein, le rêve d’un État-nation fort et de « Progrès » semble l’avoir emporté sur le ridicule des représentations. Tout cela n’est pas très enthousiasmant, mais nous rappelle au moins que le modèle capitaliste concerne les populations de la planète entière. Il est un dénominateur commun tendant à rendre obsolètes et folkloriques les cultures traditionnelles réelles ou fantasmées. Il est possible de le déplorer et d’espérer une restauration d’un passé imaginaire. Mais ne serait-il pas plus enviable que les révolutionnaires de tous les pays s’unissent enfin pour refuser les conditions et les divisions que leur impose le capital ?

Anne-Sophie L’Apax

Asphalt jungle : qui les voitures autonomes écraseront-elles ?

Depuis 2016, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) propose un test en ligne plaçant les internautes devant un dilemme éthique : que devrait faire une voiture autonome sur le point de causer un accident dont la seule issue est soit la mort de passants soit celle de ses occupants ? Présenté comme inévitable par les spécialistes en intelligence artificielle, ce questionnement connaît un écho dans la presse généraliste. Mais au fait, sommes-nous bien certains de vouloir confier nos vies à des algorithmes ?

De la philosophie à la loi des algorithmes

Le problème proposé par le site Moral Machine se veut une variante du célèbre dilemme du tramway imaginé en 1967 par la philosophe Philippa Foot. La situation est la suivante : vous voyez un tramway fou s’apprêtant à écraser cinq personnes qui marchent sur la voie. Vous avez la possibilité d’actionner un aiguillage pour les sauver, ce qui sacrifiera néanmoins une personne marchant sur la seconde voie. Que faites-vous ? Une autre version légèrement plus tordue élaborée par Judith Jarvis Thomson en 1976 propose de jeter ou non un homme obèse depuis une passerelle sur la voie afin de freiner le tramway et de sauver les cinq personnes. Dans les deux cas ce problème est censé faire émerger deux conceptions éthiques particulières. Si vous considérez qu’il vaut mieux sacrifier une vie pour en sauver cinq, alors vous seriez proche de l’éthique utilitariste prônée par le philosophe Jeremy Bentham ((Inventeur, rappelons-le, du célèbre ­Panopticon, modèle architectural de prison sensé maximiser la discipline des détenus en instaurant un sentiment de surveillance constante bien que reposant sur un nombre réduit de gardiens.)). Si vous pensez au contraire qu’en aucun cas vous ne pouvez vous autoriser à prendre activement la vie de quelqu’un, vous pencheriez plutôt du côté de l’éthique déontologique de Kant (ce qui comporte une connotation religieuse : « tu ne tueras point »). Nos lecteurs, qui ont l’esprit vif, comprendront néanmoins qu’une fois dépassé son aspect ludique ce type de questionnement pris trop au sérieux est plutôt vicieux. En cherchant à nous enfermer dans une logique comptable ou un positionnement béni oui-oui, il nie toute la complexité de la vie réelle. C’est justement ce que recherchent les défenseurs d’une société bien ordonnée, productive et sécurisée pour écrire leurs lois.
Les scientifiques du Media Lab du MIT et leurs partenaires de la Toulouse School of Economics sont dans ce cas précis. Derrière leur air avenant, ils estiment que la mise en service imminente des voitures autonomes nécessite que l’humanité tranche une bonne fois pour toutes ce type de dilemme. Mais qu’on se le dise, Iyad Rahwan, Jean-François Bonnefon et Azim Shariff sont des démocrates : ils ont développé le site Moral Machine pour entamer une consultation de l’opinion sur la question. Vous vous y trouvez face à une suite de treize scénarios générés aléatoirement dans lesquels vous devez choisir qui l’intelligence artificielle d’une voiture autonome devrait sacrifier entre deux groupes de piétons ou entre des piétons et les passagers de la voiture. Après avoir tranché dans chaque situation, le site vous propose un résumé statistique de vos réponses et vous invite à répondre à des questions complémentaires. Les scientifiques cherchent ainsi à établir un lien entre vos choix et vos orientations politiques, votre rapport à la religion, votre niveau d’éducation, votre sexe, votre âge ou encore l’importance que vous accordez au respect de la loi. Une option vous permet également d’« exprimer votre créativité » en imaginant vos propres scénarios macabres.

Pour mieux comprendre la genèse du projet Moral Machine, il faut regarder la conférence TED ((Les conférences TED (Technology, Entertainement and Design) sont organisées par la Sapling Foundation, une organisation californienne à but non lucratif qui se propose d’arriver à « la meilleure diffusion des grandes idées » et qui pour cela bénéficie du soutien de géants de l’industrie (IBM, Ford, Intel, et bien d’autres). Elles donnent régulièrement une tribune à des ingénieurs de gros groupes comme Google venant vanter les mérites de l’homme « augmenté » du futur, mais aussi à des personnalités du spectacle ou des leaders spirituels comme Pierre Rabhi. Iyad Rahwan, « What moral decisions should driverless cars make ? », ­TEDxCambridge, septembre 2016, url : https://www.ted.com/talks/iyad_rahwan_what_moral_decisions_should_driverless_cars_make?language=fr.)) de septembre 2016 d’Iyad Rahwan, associate professor en arts et sciences des médias et chef du Media Lab. Dans sa démonstration, le chercheur prépare le terrain en rappelant à l’auditoire qu’aux États-Unis en 2015 les accidents de la route ont fait 35 000 morts et qu’au niveau mondial on atteint 1,2 million de victimes annuelles. Or, nous dit-il, les concepteurs de voitures autonomes promettent d’ici à 2026 de réduire le nombre d’accidents mortels de 90 % à 99 %. Autant dire que sur le papier ces véhicules font figure de solution miracle. Dans les cas restants, ils pourraient réduire certains dommages grâce à leur capacité de réaction plus rapide que celle de l’humain. Cela demanderait cependant de réfléchir aux priorités que les voitures auront en termes de vies à sauver.

Tout n’est cependant pas si simple pour les chercheurs du MIT. Avant de lancer le site, Iyad Rahwan nous explique qu’ils ont réalisé une première enquête ayant mis au jour un nouveau problème. L’équipe ayant présenté aux personnes interrogées les avantages liés à la mise en service des voitures autonomes, elle leur a ensuite demandé comment devrait réagir une voiture dans différents cas d’accidents mortels inévitables. Une majorité « benthamienne » s’est dégagée des résultats comme c’est déjà généralement le cas avec le test du dilemme du tramway. Cependant, à la différence de ce-dernier, celui des voitures autonomes comporte le facteur supplémentaire de la mise en jeu de la vie des passagers, qui sont aussi souvent les propriétaires du véhicule. Ainsi lorsque les chercheurs ont demandé aux sondés s’ils achèteraient une voiture autonome paramétrée pour éventuellement les sacrifier, ils ont répondu en majorité qu’évidemment non. Les scientifiques en ont déduit que chaque personne interrogée souhaiterait posséder une voiture qui la protège pendant que le reste de la population roulerait dans des voitures « utilitaristes ». Selon eux le panel étudié, et par extension la société, n’est donc pas face à un dilemme éthique mais face à un « dilemme social ».
Ce « dilemme social » serait selon les chercheurs une illustration de la « tragédie des communs », un prétendu mécanisme social dont l’existence fut défendue au XIXe siècle par l’économiste anglais William Foster Lloyd et qui fut popularisé à partir de 1968 par le biologiste américain Garett Hardin. L’allégorie habituellement utilisée pour l’expliquer est celle de fermiers partageant un bien commun : le pré pour faire paître leurs moutons. Lloyd, suivi d’Hardin, explique que les fermiers initialement d’accord pour que chacun mette un nombre donné de moutons sur le pré sont rapidement tentés d’en ajouter en douce afin d’accroître leurs profits. Ceci est d’autant plus tentant qu’au départ l’ajout discret d’un mouton n’a pas d’effet visible. Néanmoins, cette tendance se généralisant fatalement selon les partisans de cette théorie, elle mène à la surexploitation du pré et donc à la ruine des fermiers. Pour Iyad Rahwan, le bien commun équivaut à la diminution du nombre de morts sur la route, les bêtes sont remplacées par les voitures autonomes et les fermiers par les propriétaires des véhicules. En achetant des voitures privilégiant leur sécurité au détriment de celle des autres usagers — ce dont les constructeurs feraient probablement un argument de vente —, les automobilistes contribueraient ainsi à la destruction du bien commun. Pour éviter cette situation, l’encadrement s’imposerait donc. Dans le cas du pré, deux options sont possibles : soit le découpage en parcelles privées, chaque propriétaire devenant responsable de la sienne, soit l’administration étatique de l’usage collectif du pré. Pour les voitures autonomes, les chercheurs du MIT préconisent une solution étatique citoyenne : après consultation de la société, le législateur devrait être chargé de faire appliquer la régulation majoritairement souhaitée.
Le problème des scientifiques est donc selon Iyad Rahwan de trouver un moyen pour que « la société accepte et applique les compromis qui lui conviennent ». Dit plus clairement : comment faire pour que les gens soient prêts à acheter des voitures autorisées à les tuer dans certaines circonstances ? Le chercheur dit ne pas avoir (encore) la solution à cette question, mais la création avec son équipe du site Moral Machine montre qu’il y travaille.

Méthodologie douteuse pour projet mortifère

Dès le début de la conférence, Iyad Rahwan dit que l’on peut ne pas vouloir répondre aux questions posées par Moral Machine et attendre que les voitures autonomes soient sûres à 100 % pour accepter leur mise en service (ce qui n’arrivera évidemment jamais, le risque zéro n’existant pas). Mais, nous fait-il comprendre de manière culpabilisante, il s’agirait déjà d’un choix qui coûterait potentiellement des millions de vies. En disant cela, le chercheur révèle deux biais majeurs sur lesquels repose le projet Moral Machine.

Tout d’abord, il contredit lui-même l’argument affiché comme étant la raison d’être du site internet : l’arrivée des voitures autonomes est inéluctable. S’il y a en effet de grandes chances pour que ces véhicules circulent prochainement, cela n’a pourtant rien d’une fatalité. Ce sera simplement le résultat d’une opposition trop faible à ces véhicules et au modèle de société qui les accompagne.
Par ailleurs, en faisant passer le choix des voitures autonomes comme relevant du simple bon sens, Iyad Rahwan réalise une double inférence extrêmement critiquable. D’une part il nous confronte déjà au dilemme du tramway sans nous le dire et nous pousse ensuite d’office dans la voie « benthamienne ». Car le choix d’avoir recours aux voitures autonomes est précisément utilitariste : pour la promesse de sécurité qu’elles offrent on les autorise à tuer automatiquement des humains dans de rares cas. Les choix que les voitures feront dans ces situations n’est que secondaire puisque cela suppose que l’on a déjà accepté le principe de leur mise en service.
Autre problème majeur dans l’argumentation du Media Lab : la croyance de ses chercheurs en cette « tragédie des communs » que nous devrions empêcher de se réaliser. Outre qu’il faudrait leur rappeler que le principe d’une tragédie est justement de se réaliser quoiqu’il arrive, dans un article consacré à ce « mécanisme social », l’historien Fabien Locher explique qu’il n’est qu’un mythe ((Fabien Locher, « La tragédie des communs était un mythe », CNRS Le Journal, 4 janvier 2018, url : https://lejournal.cnrs.fr/billets/la-tragedie-des-communs-etait-un-mythe.)) :

« [Le raisonnement] se fonde sur une modélisation très peu crédible des acteurs. En effet, [il] ne tient que si l’on suppose qu’on a affaire à des éleveurs n’agissant qu’en fonction d’un intérêt individuel étroit, réduit au gain financier. Ces mêmes éleveurs, on les dirait aussi privés de langage, car ils sont incapables de communiquer pour créer des formes d’organisation régulant l’exploitation du pâturage. Cela renvoie à une erreur historique et conceptuelle grossière de Hardin. Il confond en effet ce qu’il appelle des « communs » (commons) avec des situations de libre accès où tout le monde peut se servir à sa guise. Or, le terme de « communs » recouvre tout autre chose : il désigne des institutions grâce auxquelles des communautés ont géré, et gèrent encore aujourd’hui, des ressources communes partout dans le monde, et souvent de façon très durable. Il peut s’agir de pâtures mais aussi de forêts, de champs, de tourbières, de zones humides… souvent indispensables à leur survie. »

La « tragédie des communs » est donc en réalité fondée sur l’idée reçue d’une humanité naturellement avide nécessitant un certain degré de coercition étatique pour faire société. Cela nie les exemples existants d’organisations sans propriété privée et sans État ((Voir les travaux très stimulants de Pierre Clastres sur le fonctionnement des tribus amérindiennes d’Amérique du Sud. Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, 185 p.)), mais c’est évidemment bien pratique pour qui se voit en instaurateur de la loi et de l’ordre.

Le « dilemme social » soulevé par le Media Lab n’existe donc pas. Pour reprendre les termes d’Iyad Rahwan, un « compromis » que la société ne veut pas « accepter » ni « appliquer » est par définition un compromis qui ne lui « convient » pas. Il est abusif de considérer que les sondés adhèrent au principe des voitures autonomes, comme il est abusif de dire qu’ils refuseraient d’en acheter par individualisme. Il est plus probable qu’ils réfléchissent spontanément à ce que des chercheurs d’une prestigieuse institution leur présentent à la fois comme une fatalité et une solution miracle pour sauver des millions (!) de vies. Cependant, quand on leur rappelle les implications potentielles que leurs choix auraient concernant leur propre vie, ils commencent à douter…
Si cette contradiction que propose de résoudre les chercheurs est inexistante, leur objectif d’acquérir l’opinion à l’utilisation des voitures autonomes est bien réel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la piste explorée pour cela confirme l’idéologie sinistre qui motive le projet.
À l’aspect quantitatif — et déjà idiot — du dilemme du tramway (combien de personnes sauver ?), Moral Machine ajoute un aspect qualitatif (quelles personnes sauver ?). L’internaute doit par exemple se demander si la voiture autonome avec à son bord une passagère enceinte doit écraser le piéton qui traverse au rouge ou s’encastrer dans un mur pour l’éviter. Ferait-elle mieux de privilégier la vie des sportifs plutôt que des obèses, des jeunes plutôt que des vieux, des cadres plutôt que des sans-abris, des honnêtes citoyens plutôt que des hors-la-loi, des humains plutôt que des animaux ? Appelé explicitement à « juger » les scénarios qui lui sont présentés dans des vignettes en vue plongeante, l’internaute se transforme en démiurge virtuel choisissant qui doit vivre et qui doit mourir. Les catégories représentées sont particulièrement stéréotypés. Implicitement, elles induisent une conception du « bien commun » basée sur la sauvegarde des individus jugés les plus efficaces et les plus prometteurs. Si le site ne fournit pas les statistiques sociologiques recueillies sur les sondés, ni leur nombre, ni combien de fois ils ont fait le test (il est possible de refaire des sessions de treize scénarios indéfiniment), il donne un aperçu graphique de vos préférences comparées à celle des autres internautes. Sans aucune donnée chiffrée ni aucune information sur les modalités de calcul, ces résultats ont évidemment une valeur très relative. Néanmoins, il semblerait que sur la masse de scénarios jugés les sondés privilégient dans la majorité des situations de sauver le plus grand nombre de personnes. On retrouve également le traditionnel « les femmes et les enfants d’abord » avec une préférence en faveur des femmes face aux hommes et des jeunes face aux vieux. Les réponses s’équilibrent en revanche concernant la priorité à accorder soit aux piétons, soit aux passagers des voitures autonomes. Enfin, sans surprise, les sondés préféreraient dans la plus part des cas sauver les gens qui ont un niveau social élevé, qui respectent la loi et dans une moindre mesure qui font du sport.
Difficile de savoir exactement à quoi serviront les résultats de l’enquête et si celle-ci dépasse la simple opération de communication en faveur des voitures autonomes. À la fin du sondage, parmi les questions complémentaires, l’équipe du MIT se paye le cynisme de nous demander : « Dans quelle mesure pensez-vous que vos décisions sur la « morale machine » vont être utilisées pour programmer des voitures autonomes ? ». D’après la présentation de Iyad Rahwan, le but semble être de donner de manière plus ou moins directe une base de travail au législateur (mais aussi aux constructeurs). En corrélant les réponses et les données des internautes, l’équipe du MIT serait à même d’établir une cartographie de ce qui est tolérable pour les sondés en fonction de leur position sociale. Grâce à cela, ils pourraient donner au moins deux leviers aux gouvernants et aux industriels. D’une part, ceux-ci pourront montrer qu’ils sont respectueux de la démocratie car ils consultent l’opinion des citoyens-consommateurs. D’autre part, les préférences qui semblent se dégager de l’enquête sont en faveur des actifs (jeunes et en bonne santé si possible). Cette population qui a les moyens d’acheter ou de louer un véhicule (la location longue durée étant la tendance émergente) bénéficierait donc de surcroît d’une promesse de sécurité faisant consensus dans la société. Cela ferait d’elle une clientèle de départ parfaite pour les constructeurs de voitures autonomes et un bon moyen pour le législateur de lancer une solution innovante dans le domaine de la sécurité routière.

Une morale à l’histoire ?

Derrière la rassurante mais illusoire neutralité scientifique, les chercheurs du Media Lab veulent nous imposer un projet de société. Les voitures autonomes sont en réalité à la sécurité routière ce que les anti-dépresseurs sont aux burn-out, un palliatif et une marchandise. Il n’est pas étonnant que les scientifiques du MIT aillent dans cette direction. Leur rôle est de perfectionner le règne de l’exploitation. Le soutien de Reid Hoffman ((Co-fondateur du réseau social pour cadres dynamiques LinkedIn.)) à Moral Machine et la longue liste de partenaires privés du Media Lab sont là pour le souligner.
Leur discours qui se veut raisonnable et citoyen est emblématique du démocratisme de notre époque. Leur démarche reposant sur le principe du crowdsourcing joue pleinement la carte participative, mille fois utilisée. C’est avec le sourire que l’on nous dit qu’il faut accepter de confier notre vie aux machines. Vous n’êtes pas d’accord ? C’est pourtant votre choix puisque vous avez déjà accepté de réfléchir aux règles morales auxquelles ces véhicules obéiront !
Les voitures autonomes s’intègrent à la nouvelle idéologie aujourd’hui en vogue (la seule?), le transhumanisme. Elles en illustrent aussi parfaitement les paradoxes. Leur but affiché est de faire baisser la mortalité sur la route en éradiquant l’erreur humaine. Pour certains concepteurs, la hantise de voir un humain aux commandes d’un véhicule est telle qu’ils planchent sur des prototypes sans volant. À terme, il ne serait pas étonnant que le MIT, comme d’autres promoteurs du transhumanisme le font déjà, nous propose d’être gouverné par des algorithmes. Après tout, ne serait-ce pas plus raisonnable face à la prétendue « tragédie des communs » ? Si l’on déroule le fil de ce discours qui entend nous protéger de nous-mêmes, il ne peut y avoir au bout que notre propre disparition. Il est fascinant de voir que biberonnés à la littérature de science-fiction, ces ingénieurs et ces chercheurs s’activent aujourd’hui à réaliser les pires cauchemars des grands auteurs du genre.
Mais même avec la meilleure volonté et les scientifiques les plus rationnels du monde, on ne peut pas tout prévoir. Des observateurs ont noté qu’en faisant baisser le nombre de morts sur les routes, les voitures autonomes provoqueraient une conséquence inattendue : la chute du nombre d’organes disponibles au don ((Ian ADAMS et Anne HOBSON, « Plus de voitures autonomes, c’est aussi moins d’organes pour les greffes », Slate.fr, le 7 janvier 2017, url : http://www.slate.fr/story/133544/voitures-autonomes-organes-greffes.)). Aux États-Unis, les accidents mortels fourniraient un cinquième des greffons disponibles. Tablons que les progrès sur les cellules souches sauront régler le problème !

M.

En bref [Spasme n°14]

Notre-Dames-des-Landes : « victoire » ?

Dans notre précédant numéro nous vous faisions part de nos craintes concernant l’avenir non pas de la ZAD mais des expériences subversives qui ont pu s’y dérouler. Nous pointions le fait que les tentations légalistes et citoyennes mèneraient immanquablement à la disparition de ce qui aura pu être intéressant jusque-là. Depuis l’abandon du projet d’aéroport par le gouvernement en janvier, les choses s’accélèrent et nos inquiétudes se vérifient. Toutes les personnes qui étaient là pour lutter contre l’aéroport et son monde se voient priées de rentrer dans le rang. Une coordination qui rassemble l’Acipa, la Confédération Paysanne, des représentants de gauches et des porteurs de « projets d’avenir » sont entrés en négociation avec l’État depuis la « victoire ». L’idée est de régulariser les exploitations agricoles et les projets artisanaux parfois déjà lancés. Des opposants « historiques » se sont même affichés en train de trinquer avec la préfète de Nantes pour entériner le retour du dialogue. La D281, surnommée « route des chicanes », qui coupe la zone du Nord au Sud a quant à elle été débloquée afin de donner des gages de bonne volonté aux autorités. Cela a permis aux gendarmes mobiles de détruire dans la foulée les squats de la partie Est de la zone, là où se concentrait – ô surprise – les plus réfractaires à la négociation. Malgré les apparences, l’ambiance n’est donc pas tant que cela à la conflictualité avec l’État. Les appels à « défendre la ZAD » viennent surtout de ceux qui ont un petit business à développer sur la zone. Parmi eux, signalons des amis du « Comité invisible », ce collectif d’auteurs à succès qui remplie les rayonnages de librairie avec ses appels à l’insurrection. Rassemblé dans un « Comité pour le maintien des occupations », ces partisans du romantisme émeutier se sont très pragmatiquement rangés du côté de ceux qui négocient afin disent-ils de construire des « bases arrières ». Et gare à ceux qui ne suivraient pas nos entrepreneurs en stratégie révolutionnaire. Le bruit court que le CMDO serait impliqué dans une expédition punitive dénoncée fin mars par l’équipe de soutien juridique de la ZAD et qui visait une personne refusant la négociation avec l’État. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le gouvernement a vendu la zone au département Loire-Atlantique et une quinzaine de projets ont été régularisés. La lutte semble donc définitivement stérilisée et seuls les affairistes militants et les touristes de gôche qui viendront passer des vacances bios-équitables-engagées auront intérêt à dire et croire le contraire.
Pour en savoir plus sur les conflits internes qui se sont joués sur la ZAD ces dernières années, nous conseillons la lecture de la brochure Le « mouvement » est mort. Vive… ­la ­réforme ! (février 2018), trouvable sur plusieurs sites internet par une simple recherche.

Rien ne se perd tout se transforme

Le street-artist JR a encore une fois montré son talent pour faire du fric sur les dos des pauvres. Avec son compère Ladj Ly, il a co-réalisé fin 2017 la mini-série documentaire The Clichy-Montfermeil Chronicles pour le compte de Blackpills, nouvelle plateforme de vidéo à la demande lancée par Xavier Niel, le PDG de Free. Nécessitant de télécharger l’application ad hoc pour être vue, la série n’était en fait qu’un produit d’appel visant à fidéliser une clientèle pour la plateforme avant l’intégration de publicité et d’une formule payante.
Du côté du contenu, les deux anciens membres du collectif Kourtrajmé, venant surfer sur la médiatisation récente des violences policières en banlieue, n’ont fait que recycler un projet réalisé en 2004. À l’époque, prétendant donner la parole aux « oubliés » de la République, JR et Ladj Ly avaient affiché illégalement dans la cité des Bosquets des portraits géants de ses habitants. Une idée dont le maire de la ville de Paris, Bertrand Delanoë (PS), sut reconnaître l’impertinence puisqu’il leur demanda plus tard de coller les mêmes portraits sur l’Hôtel de Ville de la capitale. Cette fois-ci, les deux artistes se sont filmés en train de réaliser une fresque photographique monumentale dans la même veine et qui a été inaugurée en avril 2017 par François Hollande et le maire Divers Droite de la commune. En 14 ans, si les conditions de vie des habitants des Bosquets n’ont pas l’air de s’être franchement améliorées, nous ne pouvons pas dire la même chose de celles de JR. Au même titre que ses copains « fils de » qui jouaient les lascars dans les films de Kourtrajmé (Mathieu Kassovitz, les frères Cassel, Kim Chapiron, Romain Gavras), l’exploitation de l’univers banlieusard lui a plutôt réussi. Partageant désormais sa vie entre New York et Paris, il est néanmoins resté un artiste engagé : entre un shooting dans les favelas de Rio et une biennale à Hong Kong, il dénonce la guerre, la faim dans le monde et le conflit israélo-palestinien. Concernant Montfermeil, l’histoire ne dit malheureusement pas s’il a vanté aux habitants des barres HLM les bienfaits de la « sobriété heureuse » de son ami Pierre Rabhi ou du vivre ensemble qu’il défend aux côtés d’Agnès Varda…

Erratum

Nous vous parlions avec enthousiasme dans notre n°13 de la création du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap). Il faut bien avouer que nous nous sommes un peu précipités. Nous avions voulu croire que face à l’économie ubérisée certains avaient décidé d’apporter de nouvelles formes de réponses non seulement défensives, mais aussi révolutionnaires. Malheureusement tel n’est pas le cas avec le Clap et la multitude de petits collectifs similaires qui fleurissent en Europe. On s’y pare volontiers de noir et de rouge en se surnommant les « forçats du bitume », mais leur ambition se limite finalement à devenir des syndicats en bonne et due forme. Ainsi le 1er septembre 2017, le Clap, épaulé par des représentants des fédérations CGT et SUD du Commerce et des Services, expliquait avoir rencontré la direction de Deliveroo pour exiger « la reconnaissance de [leur] droit à la négociation collective dans l’entreprise ». Les grèves menées jusque-là par les livreurs, au-delà de revendications immédiates liées aux conditions de travail, sont donc vues comme un moyen pour le Clap d’ouvrir le « dialogue social », autrement dit de participer avec les patrons à la co-gestion de l’exploitation. Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons noté que le collectif fait par ailleurs la promotion de coopératives de coursiers récemment crées. Au modèle de l’entreprise sans employés (car tous auto-entrepreneurs) dont rêve le monde des start-up, nos néo-syndicalistes rêvent d’entreprises sans patrons (car tout le monde le serait). À croire que l’exploitation et la concurrence sont plus douces quand elles sont auto-gérées… Pendant ce temps, les Shadoks ne se demandent toujours pas pourquoi ils pompent et les livreurs n’ont pas fini de pédaler.

Réussite du 1er forum ultra-non-mixte !

Organisé en pleine période des partiels, l’événement ne manquait pas d’audace. Le 4 juin dernier s’est tenu dans les locaux de Paris 8 un forum réservé aux chargées de TD trans, afrodescendantes et en situation de polyhandicap. « C’est un premier pas, il faut maintenant redoubler les efforts de communication sur les réseaux sociaux » précise Charlotte Dupont-Rio-Wurtz, présidente et unique membre du collectif Vivre l’intersection radicale à l’initiative de l’action. Durant cet événement qui n’a finalement duré qu’une après-midi, la jeune doctorante en sociologie, seule personne présente, a animé avec elle-même une discussion intitulée « Être le sujet révolutionnaire, un combat quotidien ». « J’ai vraiment senti la parole se libérer » nous explique-t-elle. Grâce à l’écho médiatique qu’a suscité le forum, le collectif pourrait bientôt s’agrandir : « Une personne de Charente m’a contactée, elle partage les mêmes oppressions ». La jeune militante qui est aussi vegan reste néanmoins prudente : « J’ai passé au peigne fin son compte Facebook, et je crains qu’elle ne soit carniste ». Affaire à suivre.

Charlotte Dupont-Rio-Wurtz , au carrefour des oppressions.

EN BREF AVIGNON

From Helle

Dans son édition du 2 février 2018, le journal La Provence annonçait le report à 2037 au plus tôt du projet de Liaison Est-Ouest (LEO). La Ministre des Transports a en effet considéré que les travaux de finalisation de cette voie rapide visant à désengorger la rocade d’Avignon n’étaient plus prioritaires. Présentée par les élus locaux comme une initiative sociale visant à préserver les poumons et les oreilles des habitants des HLM en bordure de la rocade, cette route détruirait aussi une partie des terres agricoles en périphérie d’Avignon. Loin de nier ce que subissent les riverains, et sans idéaliser un « authentique » monde paysan, nous ne pouvons que nous réjouir de ce sursis. L’argument selon lequel il faudrait construire plus de routes pour réduire les nuisances liées aux voitures, nous semble en effet peu convaincant. En revanche, face à cet énième contre-temps, les élus tiraient la gueule, notamment Cécile Helle, maire socialiste d’Avignon, qui déplorait : « Une fois de plus, comme à Notre-Dame-des-Landes, l’État revient sur ses engagements, c’est incompréhensible. »

Les arbres illégaux seront abattus !

On achève bien les chevaux, pourquoi pas les arbres, surtout lorsqu’ils sont vieux et tordus ! Telle est, en matière d’espaces verts, la doctrine de l’équipe municipale d’Avignon qui est au pouvoir depuis 2014, une coalition de la gauche qui, bien qu’amalgamant socialistes, écolos, communistes sait être cool et moderne.
La traque aux arbres d’occasion qui encombrent la voirie est depuis menée sans répit, et la capture systématiquement suivie d’un abattage quasi rituel. Cruauté diront certains ? Que nenni ! Salubrité publique ! Les arbres en question ne répondent en effet pas aux normes édictées par la Commission européenne (en particulier les directives E-453-FL et E-461-FB sur la couleur et la texture des écorces), on les repère aisément à leur aspect esthétique fort désagréable : tordus ou penchés, poussant là on ne sait trop pourquoi, s’attaquant même parfois à la rectitude de la chaussée… ça la fout mal, surtout pour l’image de la ville auprès des touristes chinois. Les travaux pharaoniques lancés afin de soutenir le commerce et le tourisme en centre-ville (« rénovation » de rues et places, Tram, etc.) montrent que la ville a opté pour une minéralisation croissante ; ils sont le prétexte à une impitoyable chasse aux arbres* (Cours Jean-Jaures, St-Ruf, place Saint-Didier, Verger Urbain V, etc.). Certains des arbres abattus ont toutefois été remplacés par des arbres neufs et bios répondant parfaitement aux normes en vigueur ; ils sont tous équipés d’un QR code ainsi que d’une puce RFID permettant de les géolocaliser en temps réel et donc d’éviter les fraudes, évasions ou vols (une opération réalisée sous le contrôle de l’INRA). À ces concitoyens peu au fait de l’histoire des idées politiques en Europe au XXe siècle, l’équipe municipale rappelle que l’écologie peut faire bon ménage avec le progrès, l’ordre et la discipline !

* On aurait envie d’utiliser l’apparent pléonasme « arbres sauvages » alors que, tout comme leurs condisciples des forêts, ils ne sont que des constructions sociales. La nature ça n’existe pas. On peut d’ailleurs se demander si les oiseaux qui y nichent ne sont pas des sortes de drones primitifs (appelés à être remplacés par des modèles qui ne nous chient pas dessus).

Dans Saint-Ruf, l’offensive des légumes

Nous parlions dans notre précédente édition des projets de gentrification du quartier Saint-Ruf. La préparation d’artillerie (travaux du tram) n’est même pas terminée que l’assaut est lancé ! Évoquée comme une possibilité théorique, l’épicerie-cantine bio de gauche a réellement fait irruption au n° 26 de l’avenue. Trois femmes déjà partie prenante dans plusieurs restaurants sur Avignon ont donc ouvert une « épicerie bio et paysanne » portant le nom de « Youpi ! Des Broccolis ». Elles décrivent leur projet comme « atypique, un peu à l’image de ce qui peut se faire à Paris », « un peu comme une maison commune ! ». On ne sait pour l’instant pas si, une fois que le tram sera terminé et que les pauvres seront expulsés, la thune qu’elles vont se faire sera commune elle-aussi ? En février la mairie a offert à ce resto deux pages de publicités gratuites dans le magazine municipal pour encourager leur noble contribution à la gentrification (déjà on remarque que les loyers flambent dans le quartier).
Les patronnes sont aussi liées à Yapuca, une association créé en 2017 pour promouvoir les « potagers collectifs dans les espaces public » et la démocratie participative (ouvertement inspirée du pitoyable film Demain). Dans le cadre du budget participatif de la mairie d’Avignon 2017 visant à impliquer les habitants dans « l’aménagement et de l’avenir de leur ville » le projet de cette association a été retenu : la mise en place dans des parcs municipaux de la ville de cinq « petits potagers collectifs », gratuits et gérés par les habitants eux-mêmes… trop mignon. L’association ayant déjà fait un test dans le parc de Champfleury, les responsables expliquaient en septembre dernier (encore une fois dans les colonnes du journal municipal) que c’était « une vraie réussite », d’autant que cela n’avait nécessité qu’« une petite centaine d’euros ». Néanmoins, avec un budget demandé et alloué de 54 000 € , on se dit que les responsables de l’association vont pouvoir en acheter des râteaux et des graines !

Drôle de grève

Au début du mois de février 2018 les éboueurs du Grand Avignon, la communauté d’agglomérations d’Avignon et alentours, ont fait grève pendant 13 jours. Axée contre la suppression de primes de fin d’année et des disparités de salaires entre agents, leur lutte a apporté son lot de surprises. En effet, appelés à la mobilisation par le syndicat CFTC, une confédération pas franchement connu pour ce genre d’initiative, les grévistes se sont frottés à une belle union de circonstance entre des élus de gauche, la CGT et les petits commerçants. Dès le deuxième jour de grève, la charge était sonnée par Jacques Demanse, vice-président en charge des déchets et maire de la commune de Sauveterre. L’élu PCF, connu également pour son vote en 2015 en faveur du maire FN du Pontet à la vice-présidence du Grand Avignon, a menacé les grévistes de privatiser la collecte des déchets s’ils s’entêtaient. Quelques jours après, le 8 février, c’est la fédérations des services publics CGT Grand Avignon qui s’opposait fermement au mouvement. Dans un communiqué collector initialement diffusé sur le compte Twitter du Grand Avignon (donc du patron !), elle fustigeait le syndicat concurrent pour des « comportements peu élégants et irrespectueux à l’encontre des agents qui défendent leur droit à travailler ». Arguant, photo de fiches de paie à l’appui, que les éboueurs feraient partie « des agents territoriaux les mieux payés de France », la CGT dénonçait « une action inutile qui détruit l’image du service publique » et terminait en accusant ses adversaires de faire « le jeu du système ». Le lendemain, c’était au tour des poujadistes de la fédération des commerçants de manifester leur mécontentement en allant déverser leurs ordures devant le siège de la CFTC.
Malheureusement, les grévistes n’avaient visiblement pas anticipés que le petit chef CFTC allait de son côté leur faire à l’envers un jour ou l’autre. La grève s’est donc terminée le 13 février sans obtenir de concessions significatives de la part de l’employeur, mais avec la promesse du délégué syndical que les éboueurs mettraient les bouchées doubles pour ramasser les monceaux de déchets qui s’étaient accumulés en ville. ­Espérons que cet épisode avignonnais de la lutte des classes aura au moins permis aux gréviste de voir quel est le vrai rôle des « camarades » de gauche et des syndicats !

Antifascisme / Stalingrad provençal

Le local du FN situé avenue des Sources a enfin disparu ; il est désormais remplacé par un local du Refuge, association qui apporte de l’aide aux jeunes en galère face à l’homophobie. Comme quoi, la lutte ça paye ! Non ?

Antifascisme / … à cache-cache ?

Les « antifa » avignonnais sont toujours à l’affût, prêts à débusquer la bête immonde dès qu’elle pointe un orteil crochu… En mars dernier les fachos ne se cachaient pourtant pas beaucoup, ni bien loin. Lors de la manif intersyndicale contre Macron du 22 mars, ils étaient tout au fond, avec sept à huit militants, des tracts et une grande banderole : l’UPR, orga conspirationniste, réac et souverainiste créée par le bras droit de Charles Pasqua.
Ce jour là les militants de ce groupuscule étaient présents dans les cortèges de diverses villes. A plusieurs endroits des anars ou la CGT les ont physiquement empêché de rejoindre la manif. A Marseille ils se sont fait claquer la gueule. A Avignon… ils étaient tranquillement en queue du gros bloc flou comprenant PCF, France « insoumise » et NPA. Peut-être est-ce la convergence des luttes ? Faudra-t-il prochainement accepter « les Patriotes » de Florian Philippot ?

Pas de demi-mesure du côté des totos marseillais…

Éditovrooooooom ! (édito n°14)

Contre les frontières, la mobilité ; contre l’enfermement, l’évasion ; contre les murs, la route ; contre le repli identitaire, l’ouverture aux grands espaces ; contre la sédentarité, le nomadisme ; contre le fascisme, la liberté ; contre le mal, le bien… Ce n’est pourtant pas bien compliqué. Et quel est donc le plus beau symbole de la liberté ? Évidemment, c’est l’automobile ! (on se demande d’ailleurs pourquoi les migrants s’acharnent à utiliser le bateau).
Alors que la lutte antifasciste est plus que jamais une nécessité au quotidien (non?), Spasme ne pouvait manquer de consacrer un numéro spécial à la voiture, cet « équivalent assez exact des cathédrales gothiques » selon Roland Barthes. Et une cathédrale qui file à vive allure sur un autre chef-d’oeuvre de l’Humanité, l’autoroute, c’est excitant… un symbole sur un symbole en un accouplement aux vertus libertaires (David Cronenberg l’a bien montré). Si l’engin n’était pas dangereux pour l’État (et donc le capitalisme) il ne chercherait pas sans cesse à en limiter la vitesse. Mais le fascisme ne passera pas ! À nous de réagir et de nous réapproprier ce mécanique et métallique instrument de lutte que, chaque jour, des centaines de milliers de prolétaires fabriquent de leurs mains à travers le monde. Ne dit-on pas d’ailleurs « voiture du peuple » ?
L’État et les syndicats à sa botte cherchent à détourner de cet enjeu prioritaire en nous entraînant vers la défense du train, ce « service public » ringard qui marche à l’électricité. On voit que derrière cela œuvrent les fourbes lobbies du nucléaire et les écolos qui veulent nous ramener au temps de la charrette.
Mais foin de discours, des propositions concrètes : et si, par exemple, chaque membre du cortège de tête venait au volant de sa voiture noire ? Vous visualisez ? Voilà qui aurait de la gueule et serait pratique. On aurait plus à craindre les canons à eau et donc à porter ces si peu esthétiques k-way ; on repérerait alors facilement les bourgeois infiltrés à leur cabriolet décapotable ; les vitres teintées remplaceraient opportunément les disgracieuses cagoules. Cela aurait aussi l’avantage de faire cesser les récurrentes accusations de validisme qui entachent le cortège de tête car tout le monde aurait des roues. Dans les manifs on pourrait par exemple ranger les voitures par couleur, taille, modèle ou marque (les C15 déglingués n’auraient plus à côtoyer les mercos de service de certains). Sur les ZAD on pourrait utiliser les voitures non pas pour faire des barricades mais pour se déplacer, on en finirait donc avec ces bottes vertes en caoutchouc pleines de mycoses qui freinent la mobilisation (ne dit-on pas « mycoses vaginales, mycoses du ­capital ! » ?).
Bref, vous l’aurez compris, il n’y a que des avantages à l’utilisation de la voiture dans une optique révolutionnaire ou même, plus timidement, contre les excès du méchant libéralisme. Ce numéro de Spasme est donc, sans limitation de vitesse, entièrement consacré à cette question et jette les pistes d’une réflexion qui nous semble nécessaire ; en particulier cette épineuse question, fondamentale, qui ravira les théoriciens : « La voiture est-ce la classe ? ». À vos permis et bonne lecture !

Satanas et Diabolo

Spasme n°14 sort samedi 30 juin !


Spasme n°14 sort samedi 30 juin. Pour fêter ça vous êtes invités à
partir de 19h à venir boire un verre chez Produit Conforme, au 87 rue
bonneterie à Avignon. (Évènement Facebook :
https://www.facebook.com/events/450974175348968/)

Le préchauffage de ce « spécial voiture » fut un peu long mais c’est un
sommaire vrombissant que nous vous livrons :

– Intelligence artificielle : qui les voitures autonomes
écraseront-elles ?
– Black Panther : la communauté, une marchandise comme les autres.
(notes sur le blockbuster « antiraciste » de Marvel).
– Arabie Saoudite : rodéos urbains… et angles morts. (à propos du livre
de Pascal Ménoret Royaume d’asphalte. Jeunesse en révolte à Riyad)
– Crash test de l’été : l’engagement politique.

Et aussi : Plutôt mourir que d’avoir la fame ; Quelle victoire pour la
ZAD ? ; JR fait (encore) du fric sur les banlieues ; Avignon : grève,
bétonnage et cantine bio ; conseils lectures et ciné.

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Notre-Dame-des-Landes | Marcher dans la démocratie… ne nous portera pas bonheur !

La lutte « contre l’aéroport et son monde », selon la formule consacrée, a le mérite d’avoir fait agir ensemble et avec une certaine efficacité ses composantes très différentes. Au printemps 2016 cependant, la principale association d’opposants au projet a eu une position ambiguë sur la consultation publique voulue par le gouvernement. Son discours contradictoire nous semble poser des questions cruciales, et classiques dans chaque lutte, sur les buts poursuivis et les moyens.

L’Acipa est « l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ». Elle est composée d’habitants et d’agriculteurs, propriétaires ou non de parcelles se situant dans la zone d’aménagement différé (ZAD) destinée à la construction du nouvel aéroport de Nantes. Il s’agit des opposants « historiques » au projet, engagés pour certains dans la lutte depuis 1973. En 2008, avec la réactivation du projet par les pouvoirs publics après une période d’hibernation, un nombre important de personnes sensibles aux questions environnementales et parfois clairement opposées au système capitaliste sont venues se joindre à eux. Certaines de ces personnes font partie des « zadistes », et elles ont fait le choix d’occuper illégalement ce qui est devenu la « zone à défendre » en construisant des cabanes et en cultivant des terres aux côtés des quelques habitants d’origine restants.

Comme son nom le laisse entendre, l’Acipa n’a aucune prétention révolutionnaire, elle est citoyenne. Elle adopte donc une position légaliste alliant manifestations et recours en justice dans le but d’empêcher la construction de l’aéroport. Au bout de quarante ans d’actions en justice et malgré toutes les irrégularités qu’elle a réussi à soulever, elle n’a pu que retarder les travaux. Les gouvernements successifs ont toujours voulu mener à bien le projet. Depuis début 2015, un certain flottement s’est néanmoins fait sentir du côté de l’exécutif. Pas à cause d’un intérêt soudain pour les espèces de mulots en voie d’extinction, rassurez-vous, mais plutôt du fait de l’approche de l’élection présidentielle de 2017.

C’est que, pour ce pouvoir qui se disait de gauche, le cas Notre-Dame-des-Landes a été un boulet. Tout au long du mandat de François Hollande, il a illustré la contradiction entre le prétendu souci pour l’environnement des socialistes et leurs actes. De plus, sur la ZAD, les opposants sont nombreux et tenaces. Certains ne rechignent pas à utiliser la force pour se défendre en cas de tentative d’expulsion. Même s’ils sont loin de pouvoir rivaliser militairement avec les forces de l’ordre, ils s’exposent à un potentiel « dérapage » policier mortel, ce que le pouvoir redoute particulièrement depuis la mort de Malik Oussekine en 1986 et plus récemment depuis celle de Rémi Fraisse [1]. Face à cette situation, François Hollande a cru trouver une porte de sortie en proposant début 2016 un référendum local sur la réalisation ou non du projet. S’il s’agissait d’un évident aveu de faiblesse de sa part — d’autant que le référendum est devenu une « consultation » sans valeur légale à la suite d’un cafouillage juridique —, cela ne voulait pas dire qu’il y avait quelque chose de bon à tirer de cette annonce pour les opposants. Car, en acceptant d’aller sur le terrain mouvant de l’opinion, on abandonne automatiquement le terrain de la lutte et du rapport de force. Une chose qu’ils ont tous eu l’air de plutôt comprendre dès le départ.

Tous ? L’Acipa a en réalité joué une partition assez étrange. Dans un premier communiqué, l’association déclara que le problème de Notre-Dame-des-Landes ne pouvait pas être réglé par un référendum, car le projet d’aéroport est de toute façon en contradiction avec plusieurs réglementations et que des procédures étaient alors en cours [2]. Un mois et demi plus tard, l’angle d’attaque a étrangement changé, et l’Acipa est passée d’une critique de la légalité même de la consultation à une critique de ses modalités [3]. Un positionnement qui laisse entendre que si celles-ci avaient été « équitables » la consultation aurait été acceptable pour l’association, ce qui est bien entendu en contradiction avec le précédent argument. Néanmoins, pour l’un ou l’autre des deux arguments, les membres de l’Acipa, en bons démocrates, auraient a priori dû appeler à boycotter le vote puisqu’ils ne le jugeaient pas… démocratique [4] ! Mais non ! L’association a appelé à voter « non » à l’aéroport tout en annonçant qu’elle ne tiendrait de toute façon pas compte du résultat. Elle justifia ce choix pour le moins alambiqué en prétendant se servir de l’occasion pour faire un travail d’information auprès de la population. Or nous ne voyons pas bien le rapport entre informer le public et participer à la consultation. Depuis longtemps déjà les opposants informent sur le désastre environnemental que représente ce projet d’aéroport et critiquent la vision du monde qu’il porte en lui. Dans l’absolu, il aurait même été possible de faire une campagne d’information pour expliquer les raisons d’une non-participation des opposants au vote. Ce que n’a visiblement pas compris l’Acipa, c’est que ce n’est pas elle qui a utilisé la consultation à son profit, mais que c’est l’État qui a utilisé l’Acipa comme caution. Sa participation en tant qu’association des opposants historiques a donné une légitimité à la consultation et ceci en dépit de ses états d’âme. Depuis, le vote a donné gagnant le « oui » à l’aéroport, et l’État a obtenu un argument supplémentaire — bien que d’une puissance limitée — pour expulser la zone.

Alors bien entendu nous sommes heureux de savoir que les membres de l’Acipa n’ont jamais envisagé d’abandonner la lutte, quel que soit le résultat, mais quelles conclusions tirent-ils de tout cela ? Au-delà de cette situation précise, nous nous demandons plus fondamentalement en quoi ils pensent qu’une victoire légale serait vraiment une victoire. Il est certain qu’elle permettrait de souffler un peu. Mais la question de l’aéroport réglée, il resterait néanmoins celle plus compliquée de ce que beaucoup d’opposants, et notamment les plus radicaux, appellent « son monde ». Certes l’Acipa n’a jamais repris littéralement le slogan zadiste à son compte, mais il nous a pourtant semblé que son discours ne se limitait pas (plus ?) à une plainte de petits propriétaires qui ne se seraient opposés à ce projet que parce qu’il prend place chez eux. Des revendications environnementales sont portées, une opposition plus générale aux « grands projets inutiles » est formulée, et on décèle même un enthousiasme pour les échanges non marchands au détour de certaines interventions. C’est le cas lorsque deux habitants historiques, relayés par le site web de l’Acipa, disaient à propos de leur cohabitation avec les zadistes : « Trouvez-nous un autre endroit où vous pourrez sans argent partager du pain, des légumes, de la vie culturelle [sic] et bien d’autres choses encore. Alors, nous considérons que c’est plutôt une chance de côtoyer ces tentatives pour construire un monde différent. »[5] Il faudra bien un jour sortir de cette contradiction insoluble qui consiste à appeler à un modèle de société différent tout en se limitant aux moyens d’action de l’actuel. Le « monde » de l’aéroport, c’est celui du capitalisme. Si l’on veut s’y opposer, il faut également s’opposer à l’État et à la démocratie. Par définition, ce n’est pas sur le terrain légal que nous gagnerons cette bataille-là. Pire, limiter ses ambitions à une éventuelle annulation du projet serait même le plus sûr chemin pour laisser le « monde » de l’aéroport absorber tout ce que le mouvement a aujourd’hui de subversif. C’est reconnaître les règles du jeu de l’État, qui immanquablement ajouteraient aux occupants illégaux le statut d’illégitimes puisque la lutte serait « gagnée ». Et en admettant qu’il tolère tout de même une occupation de la zone, nous aurions sans aucun doute ce qui arrive avec certains squats « historiques » dans quelques grandes villes : l’État signerait avec les occupants du site une convention fixant un certain nombre de règles à respecter. On connaît la suite : les années passant, les occupants se mettraient alors à monter leur petit business de fromages de chèvre certifiés bio-équitables- alternatifs — qui montrent que, quand tu en achètes, tu luttes toi aussi. Peut-être même aurions-nous un magnifique terrain de camping autogéré pour touristes engagés et « consom’acteurs »… Bref, nous n’aurions changé que la forme, pas le fond. Pour éviter ce genre de cauchemar, rappelons-nous que nos buts sont déjà contenus dans les moyens que nous employons pour tenter de les atteindre. Peut-être la voie légale peut-elle avoir des intérêts stratégiques immédiats à exploiter, mais en aucun cas ce ne peut être une manière de changer le monde. Cet épisode de la consultation publique illustre quant à lui que l’option démocratique est une impasse.

M.

[1] Malik Oussekine est un étudiant franco-algérien qui fut battu à mort par la police dans la nuit du 6 décembre 1986 après une manifestation contre la loi Devaquet. Rémi Fraisse était quant à lui un jeune manifestant contre le projet de retenue d’eau du Testet, à Sivens, dans le Tarn. Dans la nuit du 24 au 25 octobre 2014, lors d’une manifestation qui vira à l’affrontement avec les forces de l’ordre, il fut tué par un tir de grenade. Signe d’une époque qui devient de plus en plus réactionnaire, nous remarquerons que sa mort a peu ému en dehors des cercles militants de gauche.

[2] « Un référendum, c’est mieux que la guerre mais… », le 9 mars 2016, http://acipa-ndl.fr.

[3] « Position de l’Acipa sur la « consultation » », le 22 avril 2016, http://acipa-ndl.fr.

[4] « Consultation du 26 juin 2016 en Loire-Atlantique : On a tous une bonne raison de voter NON ! », le 13 mai 2016, http://acipa-ndl.fr. Dans ce billet l’Acipa appelle à voter « non » tout en rappelant que « les conditions d’un réel débat démocratique ne sont pas réunies ».

[5] Marcel Thébault et Sylvain Fresneau, « Manif du 27/02/2016 – Prise de parole des historiques expulsables », le 9 mars 2016, http://acipa-ndl.fr.

 

Démocratie : le fantasme du retour aux sources

« Citoyens constituants », « Gentils Virus », « Insoumis » :
les promoteurs de la « vraie » démocratie

Ils sont tout un aréopage, si l’on peut dire, à vouloir nous refourguer cette antiquité qu’est la démocratie à la grecque. Cette marotte est partie d’Étienne Chouard, un professeur de lycée à Marseille qui s’était fait connaître de la gauche radicale et altermondialiste en 2005 par sa critique du projet de constitution européenne. Par la suite il a commencé à développer l’idée qu’un changement radical de la société passerait par le biais d’une assemblée constituante mettant en place un régime s’inspirant en partie des institutions athéniennes classiques. Petit à petit ses thèses se sont diffusées sur internet et il a séduit tant la gauche souverainiste qu’une partie de l’extrême droite et de la complosphère. On l’a ainsi longtemps retrouvé invité dans les médias des deux bords — nous laissant penser que lesdits bords se rapprochent sacrément en ce moment. Cependant, son intérêt pour les « réflexions » d’Alain Soral ont fait fuir une partie de ses supporters de gauche. Cela n’empêche pas ses idées de continuer à plaire et on trouve de nombreux collectifs (Citoyens constituants, Gentils Virus) qui s’attachent à répandre ses thèses par le biais de cercles de discussion, de pièces de théâtre (notamment dans le off à Avignon), d’internet (LeMessage.org) ou de films (J’ai pas voté, de Moïse Courillau et Morgan Zahnd). Il y a également une grande porosité entre les adeptes de Chouard et les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon, ce qui explique certainement que ce dernier a appelé durant sa campagne à une assemblée constituante partiellement tirée au sort.

« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard.

Depuis plusieurs années, il est possible de croiser dans les luttes sociales des personnes qui cherchent à nous convaincre que la démocratie athénienne du Ve siècle avant J.-C.[1] serait une source d’inspiration incontournable. Mettant en avant le prétendu égalitarisme de ce système, elles ont tendance à vouloir (nous faire) oublier ce qu’était réellement la société athénienne de cette époque. Face au succès de ces thèses, un petit rappel historique s’impose.[2]

De quelle égalité parle-t-on ?
Dans le monde grec, le demos, le peuple, ne désignait pas l’ensemble des habitants d’une cité mais uniquement ceux qui avaient le statut de citoyen. Or, l’égalité juridique, croissante, alla de pair avec une définition de plus en plus stricte de ce statut. Au Ve siècle, pour être citoyen athénien il fallait être un homme âgé de 18 ans né d’un père citoyen athénien. À partir de 451, suite à une réforme de Périclès, il fallait en plus être le fils d’une fille de citoyen.[3] Mais cela ne suffisait pas, l’aspirant citoyen devait aussi prouver qu’il avait droit à ce statut. Si cela lui était contesté, il pouvait soit se contenter du statut de métèque (citoyen d’une autre cité grecque résidant à Athènes et bénéficiant d’une liberté individuelle mais d’aucun droit civique) ou porter son affaire devant la justice. S’il n’arrivait pas à convaincre les juges, cette fois-là il était vendu comme esclave pour avoir tenté d’usurper le statut de citoyen.

La communauté civique, même si ses limites bougèrent au fil du temps, était donc très restreinte. Les historiens estiment que les citoyens athéniens étaient entre 30 000 et 40 000 à l’époque classique dans toute l’Attique (le territoire administré par Athènes) pour une population totale de plus de 300 000 individus. Les femmes, les enfants, les métèques et les esclaves avaient pour leur part des statuts juridiques différents et spécifiques, mais aucun droit politique. Concernant les esclaves, considérés comme des « instruments animés », les estimations de leur nombre varient entre 200 000 et 250 000 pour le Ve siècle[4], ce qui montre l’importance du travail servile dans la société grecque. Ils étaient pour la plupart bon marché, et presque tous les citoyens, même pauvres, en avaient au moins un à leur service.

Au sein même du corps citoyen, tout le monde n’était pas logé à la même enseigne. On estime (avec quelques doutes aujourd’hui) que c’est Solon qui divisa, en 594-593, la communauté civique en quatre classes censitaires et réforma les institutions athéniennes. En faisant cela il rompait avec le régime oligarchique au sein duquel les grandes familles aristocratiques athéniennes se disputaient le pouvoir jusque-là. Cependant, les droits des citoyens étaient indexés sur les revenus qu’ils tiraient de la terre, ce qui se corrélait dans la plupart des cas à leur capacité à financer leur équipement de soldat pour défendre la cité. La classe la plus pauvre, les thètes, qui rassemblait les ouvriers agricoles et les artisans, ne pouvait siéger qu’à l’ecclésia, assemblée où l’on votait les lois et la guerre, et à l’héliée, le tribunal populaire de la cité. Les trois classes les plus riches avaient en plus accès à l’assemblée qui préparait les lois, la boulè, ainsi qu’à des magistratures (les postes administratifs et de commandement militaire) dont le prestige correspondait à leur rang. La classe la plus riche regroupait quant à elle les aristocrates[5] et était la seule permettant d’exercer la magistrature la plus importante de l’époque, l’archontat.

Le siècle de Périclès
Au cours du vie siècle, sous la tyrannie des Pisistratides puis surtout avec les réformes de Clisthène (en 508-507), le sort des citoyens s’améliora. Cependant, l’égalité à Athènes n’a jamais concerné que le domaine politique. Comme aujourd’hui dans nos démocraties modernes, le statut de citoyen ne garantissait pas des conditions de vie égales, seulement une égalité théorique devant la loi[6]. La boulè, dont les membres étaient tirés au sort[7] — mode de désignation par lequel jurent nos défenseurs actuels de la démocratie athénienne —, n’a semble-t-il jamais remis en cause ce principe. La fracture sociale de la communauté civique se ressentait de plus jusque dans l’ecclésia. S’il fallut fixer un quorum de 6 000 participants pour que les votes importants y soient considérés comme valides, c’est parce que sur les près de 40 000 citoyens qui avaient le droit d’y siéger peu le faisaient effectivement. Les plus pauvres et ceux des campagnes les plus reculées ne pouvaient pas se permettre le déplacement parfois long et qui leur faisait perdre des journées de travail.

Certes, à partir des années 450, Périclès fut élu stratège pendant plusieurs années et il s’attela à réduire les inégalités entre classes de citoyens. Les thètes purent accéder à la boulè et à l’archontat.[8] Il étendit aussi le principe du versement d’une indemnité, le misthos, pour la plupart des charges publiques, en favorisant ainsi leur accès aux citoyens pauvres. Il ne faut pourtant pas s’emballer à son sujet. Cette politique répondait semble-t-il à des revendications des thètes, qui, depuis les guerres médiques au début du Ve siècle, avaient obtenu un rôle indispensable en tant que rameurs sur les trières et donc dans la défense de la cité. De plus, les auteurs anciens voyaient cela comme un moyen pour Périclès de concurrencer son rival Cimon, un riche aristocrate qui, par des pratiques clientélistes, s’assurait le soutien de citoyens pauvres.
La question du financement du misthos mérite pour sa part d’être posée. Ce système d’indemnité est souvent mis en avant aujourd’hui comme l’exemple même d’une mesure égalitariste. C’est omettre un peu vite que l’argent venait de la domination d’Athènes sur toute une partie des cités de la mer Égée.

L’impérialisme athénien
À la suite des guerres médiques de 490 puis de 480 et face au danger perse, une partie des cités du monde grec décida de s’unir pour former la ligue de Délos. Au départ toutes ces cités, dont Athènes, participaient à un conseil qui se réunissait une fois par an sur l’île de Délos, et décidaient collectivement des dispositions à prendre face aux Perses. Pour faire partie de la ligue, elles devaient fournir soit un contingent de soldats soit une contribution en argent, le phoros. Le trésor de la ligue ainsi constitué était conservé à Délos. Vers les années 450, le pouvoir d’Athènes fut de plus en plus prépondérant au sein de la ligue de Délos. En 454, alors que la ligue connaissait des dissensions dues à des défaites en Égypte, Athènes imposa que le trésor soit gardé chez elle dans le temple d’Athéna, sur l’Acropole. De fil en aiguille, la cité fit pression pour s’octroyer le droit d’utiliser une partie du phoros pour financer ses institutions, notamment le misthos, et certaines constructions publiques commandées par Périclès.

À partir de 448, la mer Égée fut débarrassée de la flotte perse, ce qui voulait dire que la ligue de Délos n’avait en théorie plus de raison d’être. Mais les Athéniens imposèrent son maintien et matèrent les révoltes des cités qui voulaient en sortir ou qui refusaient sa domination. Un exemple célèbre de leur brutalité toute démocratique est celui rapporté par Thucydide dans le dialogue entre les Méliens et les Athéniens. En 416, durant la guerre du Péloponnèse, la cité de Mélos, qui était neutre, fut assiégée par les Athéniens, qui souhaitaient qu’elle les rejoigne. La discussion entre représentants des deux cités est imaginée par Thucydide, mais elle illustre les enjeux de la situation. Les Méliens firent valoir leur droit légal de ne pas se soumettre. Les Athéniens leur opposèrent le droit naturel que leur conférait selon eux leur puissance et répondirent la chose suivante : « Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder ».[9] Les Méliens refusèrent de s’incliner, espérant une aide spartiate qui ne vint jamais. Après un long siège, ils finirent par se rendre. Tous les hommes furent tués, les femmes et les enfants réduits en esclavage, et les terres furent attribuées à des clérouques, sorte de colons athéniens envoyés dans les cités conquises. Les clérouques, recrutés le plus souvent parmi les thètes, gardaient leurs droits civiques bien qu’ils fussent en dehors du territoire athénien, et grâce aux revenus des terres qu’ils venaient d’obtenir ils pouvaient se financer la coûteuse panoplie d’hoplite (fantassin grec). Cela augmentait le réservoir de soldats d’Athènes, laquelle pouvait surveiller au plus près les cités soumises.
Le cas de Mélos n’est pas isolé, plusieurs autres cités eurent à subir peu ou prou le même sort. Il est par ailleurs intéressant de constater qu’Athènes mettait parfois en place des tyrans dans les cités récalcitrantes afin de s’assurer une meilleure obéissance de leur part. Cette domination athénienne sur le monde grec s’effrita à partir de 415. Sparte prit le dessus militairement, et la démocratie fut menacée par des factions aristocrates qui tentaient de rétablir une oligarchie (les Quatre-Cents en 411, puis les Trente en 404). En 404, défaite, Athènes dut détruire ses fortifications et réduire sa flotte à douze trières. En 403, la démocratie fut rétablie, mais la cité avait perdu l’empire qui avait assuré sa prospérité économique et la vitalité de son régime politique pendant plus de cinquante ans.

Le pouvoir de choisir ses grands hommes
Si les Quatre-Cents purent en 411 imposer une oligarchie, c’est notamment parce qu’à ce moment-là les thètes étaient à la guerre, occupés à ramer sur les trières loin d’Athènes. Lorsqu’ils rentrèrent, ces derniers rétablirent le régime démocratique qui leur semblait plus favorable. Mais cet épisode montre que la prétendue suspension des inégalités sociales permise par l’égalité politique de la démocratie n’était que fictive. Les citoyens pauvres, bien qu’ayant certains avantages par rapport à d’autres catégories sociales, n’avaient clairement pas le même pouvoir que l’aristocratie, qui, malgré les changements de régime, continuait d’exister et de dominer la société athénienne. Il suffit d’examiner les origines sociales des « grands hommes » de la démocratie athénienne pour s’en convaincre. Certains firent même de très longues carrières au pouvoir, à l’image de Périclès, qui fut reconduit à la charge de stratège durant une vingtaine d’années alors que le régime démocratique semblait à son apogée. Thucydide reconnaissait à ce sujet que « ce gouvernement portant le nom de démocratie, en réalité c’était le gouvernement d’un seul homme ».[10]
Cela s’explique notamment par la séduction que les grands orateurs exerçaient (et exercent encore) sur l’auditoire d’une assemblée. La démocratie, ancienne ou actuelle, est un système qui donne l’avantage à ceux qui ont la science des mots, indépendamment des positions qu’ils défendent. Or ce n’était pas l’ouvrier agricole qui pouvait s’offrir des cours de rhétorique et d’éloquence. S’exprimer à l’ecclésia n’était du reste pas sans risque. N’importe quel citoyen pouvait certes y proposer un décret, mais si ce dernier était considéré comme contraire aux lois déjà existantes, la personne risquait des poursuites en justice et un éventuel ostracisme (bannissement de la cité pour dix ans maximum). Mieux valait avoir étudié le droit avant de se lancer !

Le mirage de la « vraie » démocratie
Bien souvent, ceux qui vantent la démocratie athénienne ne s’attardent pas sur les détails ou réalités historiques (le plus souvent ignorés), mais se réfèrent à un prétendu principe : « le pouvoir au peuple ».

Le système athénien n’est pourtant pas séparable de la société qui l’a produit et il est le fruit de rapports de force entre différentes catégories de la population. Les mesures qui furent considérées comme fondatrices de la démocratie étaient surtout empiriques et avaient pour but de faire régner la paix sociale, asseyant à l’occasion le pouvoir d’un législateur.

Ainsi, face aux révoltes du demos rural et à l’affirmation d’une petite bourgeoisie citadine (artisans et commerçants) contre le pouvoir des aristocrates, Solon tenta de rétablir un statu quo. Il annula les créances des paysans pauvres et interdit la mise en esclavage de citoyens athéniens pour dettes, mais il refusa de procéder à la redistribution des terres que lui demandaient ceux qu’il appelait les « méchants » (les paysans pauvres). La propriété foncière restait donc concentrée dans les mains de l’aristocratie, les « bons ». Le recours à la main-d’œuvre servile continua pour sa part, et les esclaves ruraux d’origine athénienne furent simplement remplacés par des esclaves-marchandise capturés lors des guerres contre les autres cités ou achetés à des marchands.
Le tyran Pisistrate nous offre un autre exemple. Durant son règne, qui dura de 561 à 527, il créa les juges des dèmes (magistrats rattachés à une circonscription et jugeant les litiges entre citoyens), dépossédant ainsi ses concurrents aristocrates de l’une de leurs prérogatives traditionnelles. Mais les tromperies rocambolesques par lesquelles il prit le pouvoir par trois fois (son règne fut entrecoupé de deux exils) sont là pour démontrer qu’il n’avait pas une grande considération pour le demos.[11]
Concernant le principe même du système démocratique, la mise en place progressive d’institutions de plus en plus égalitaires sur le plan politique pour les citoyens athéniens, y compris le système du tirage au sort, n’a mis en place qu’une égalité virtuelle. Les aristocrates continuaient à prospérer et à dominer la vie politique athénienne tandis que les thètes participaient peu aux institutions, trop occupés à survivre par leur petite production artisanale ou par leur travail salarié. Le perfectionnement du système démocratique nécessita de plus l’exploitation de cités plus faibles et une importante utilisation d’esclaves, notamment dans les mines d’argent.

De nos jours, le capitalisme pourrait donc très bien s’accommoder d’un mode de gestion politique comprenant une boulè et une ecclésia, car ses fondements sont ailleurs. Il est compréhensible que ce type d’idéal politique puisse séduire la petite bourgeoisie et les travailleurs ayant un certain niveau d’études. Face au déclassement qui frappe actuellement ces catégories, il offre un espoir de reconnaissance sociale et une de gratification symbolique sans danger pour la propriété privée et favorisant ceux qui ont eu accès à l’instruction. Il serait en revanche plus problématique que la masse des exploités qui n’ont rien à y gagner succombe à ce genre de discours.

M.

 

[1] Toutes les dates se rapportant à la période antique seront considérées comme avant ­Jésus-Christ dans la suite du texte.
[2] Un grand nombre de manuels d’histoire ancienne permettent cela. Nous nous sommes appuyés sur celui de Claude Orrieux et Pauline ­Schmitt Pantel, Histoire grecque, Paris, PUF, 1995.
[3] Périclès s’appuyant sur les citoyens pauvres, il est possible qu’il ait voulu écarter de la citoyenneté les fils de ses rivaux aristocrates, dont un certain nombre avaient tendance à prendre une femme originaire d’une autre cité.
[4] Raymond Descat, Esclave en Grèce et à Rome, Hachette littératures, 2006, p. 67-71
[5] Les aristocrates étaient les plus gros propriétaires terriens et aussi éventuellement les grands marchands et les propriétaires de mines.
[6] C’est d’ailleurs ce que signifie l’isonomie proclamée par Clisthène : l’égalité des citoyens devant la loi (iso, même, nomos, loi).
[7] D’abord parmi les trois classes supérieures, puis après Périclès parmi tous les citoyens.
[8] Magistrature qui avait cependant perdu en importance au profit… de celle de stratège !
[9] Thucydide, V, LXXXIX
[10] Thucydide, II, LXV
[11] Aristote fit le récit 250 ans plus tard des ruses assez improbables, avouons-le, de Pisistrate. La première fois, Pisistrate prétendit devant l’assemblée avoir subi une tentative d’assassinat. Avec les trois cent gardes du corps que la cité lui accorda il prit le pouvoir. La deuxième fois, il fit croire au peuple que c’était la déesse Athéna elle-même qui le ramenait dans la cité sur un chariot. La troisième fois, pendant qu’il invitait les citoyens à écouter un discours, ses hommes volèrent et cachèrent toutes les armes de la cité. (Aristote, Constitution d’Athènes, XIII à XIX)

Culturisme

Bhagat Singh, Pourquoi je suis athée, éditions Asymétrie, 2016 (10 €)    
Un livre qui nous entraîne vers une région et une période qu’on connaît mal : les luttes de décolonisation dans l’Inde des années 1920 et 1930. Il n’y a pas que Gandhi, beaucoup d’Indiens prennent alors les armes contre l’occupant britannique, et Bhagat Singh est de ceux-là. Il est exécuté à l’âge de 24 ans, après dix années (!) de lutte pour l’indépendance, le socialisme, contre l’exploitation et le système de castes. C’est en prison qu’il rédige cet article contre l’imposture religieuse : on y voit que l’athéisme, la lutte pour l’égalité hommes/femmes et contre les traditions obscurantistes ne sont pas des spécificités occidentales (comme certains veulent nous le faire croire) et que toute lutte d’émancipation est aussi, de fait, une lutte contre la religion (ici l’hindouisme et l’islam). D’autres textes évoquent dans ce livre la situation des militants de gauche, libre-penseurs, athées ou féministes en Inde et au Bangladesh qui, depuis une dizaine d’années, doivent affronter la violence des extrémistes nationalistes et religieux. Le dépaysement c’est pas forcément le paradis… (note : on peut gerber sur le nationalisme « de gauche » et apprécier le bouquin.)

Nunatak n° 1, hiver-printemps 2017 (prix libre)
Une revue écrite par des ours, des marmottes et des chamois en lutte contre l’uniforme, avec la montagne comme point de vue, de vie, de résistance et de réflexion. Ça rime donc avec frontières, passeurs, contrebandiers, bandits, hérétiques, maquisards, refuge, transhumance, et aussi sans-papiers ou lutte contre les lignes THT. Les auteurs, venus de sommets variés, n’ont pas l’air de vouloir sombrer dans l’idéalisation de ce type de territoire, ni d’y rêver un en-dehors salvateur, ce qui est très bien (mais pas simple). Ils y habitent et y luttent, c’est déjà pas mal et si, en plus, ils tentent d’y trouver de quoi « imaginer et concevoir des perspectives radicalement autres », on ne leur en voudra pas, au contraire. La preuve, on conseille la lecture de Nunatak, bien belle « revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes ». Deux numéros sont parus, on peut les trouver en PDF sur le blog de la revue : revuenunatak.noblogs.org

Adieu Mandalay,de Midi Z, 2016 (108 min)
Malgré les apparences ce film taïwanais n’est pas un documentaire sur les varans de Komodo. Ça pourrait en être un sur les immigrés clandestins birmans en Thaïlande : comment ils passent la frontière, leur vie quotidienne dans la banlieue de Bangkok (le port du sarong désigne immédiatement le blédard, donc le sans-papiers), et comment ils sont exploités. De ce point de vue c’est simple : soit ils meurent de faims soit ils trouvent du travail (dans des usines aux normes de sécurité vintage) ; les filles pouvant toutefois bénéficier d’une alternative (la prostitution). Le réalisateur semble s’y connaître, son frère, sa sœur et lui ont suivi une route similaire depuis la Birmanie. Sinon c’est aussi une fiction avec une histoire d’amour pas mièvre entre deux sans-papiers, Liangqing et Guo, et ça finit comme vous savez.

Du pain, du vin, du bourrin n° 8, Auvergne, fanzine DIY, printemps 2017, 48 p. (prix libre)
L’ami Ray (coré) remet le couvert avec ce nouveau numéro, d’un fanzine qu’on attend toujours impatiemment de recevoir dans notre boîte aux lettres.
Comme d’habitude, il nous propose des comptes­-rendus embrumés aux relents de Finkbräu, Koenigsbier et autres Atlas, de ses tribulations en concerts. On notera particulièrement le désopilant reportage sur « Guerilla Menhir et les Ramoneurs de Poubelles », où deux groupes dont nous tairons les noms en prennent pour leur grade. Comme à l’accoutumée il nous sert également quelques chroniques de disques et cassettes de groupes que nous n’écouterons probablement jamais. À noter cependant que l’auteur nous semble plus sévère que dans les numéros précédents, ce qui donne quelques critiques grinçantes assez amusantes. Enfin, la petite séquence « décryptage » qu’il nous propose d’un micro-trottoir demandant pour le compte d’un titre de presse régionale (La Montagne ?) les espoirs de Monsieur et Madame Tout-le-monde est assez fendard !
Seul petit bémol, le zine de Ray n’est récupérable que par courrier en le contactant à son adresse qu’il ne donne plus car il a assez d’abonnés. Nos plus grands fans saurons où la trouver quand même, mais pour les autres il faudra peut-être attendre de nous croiser autour de notre table de presse pour en récupérer une copie !

Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du Musulman, Libertalia, 2017 (8 €)
Il y a eu des «ouvriers immigrés », des « travailleurs arabes » (Kabyles compris), des « Nord-Africains » et même des « Maghrébins », qui parfois étaient de religion musulmane… mais aujourd’hui il y aurait des Musulmans. Ce livre est un court et vif pamphlet, il n’explique donc pas en profondeur le pourquoi de cette situation (évolution de la société et des rapports de classes en France depuis cinquante ans), mais il l’aborde du point de vue politique : comment durant les quinze dernières années, des militants d’extrême gauche et libertaires, à la recherche d’un sujet révolutionnaire de substitution, ont politiquement contribué à la constitution d’une « communauté musulmane » à laquelle on assigne une population ; comment le prisme identitaire et confessionnel remplace la question sociale et évacue l’exploitation capitaliste ; comment tendent à s’imposer aujourd’hui les concepts d’islamophobie et de « race ». Un bouquin qui tombe à point nommé pour ne pas perdre la tête, à « l’heure où il faut poser avec clarté les termes du débat avant de tous finir enfermés dans les ghettos qu’on aura bien voulu laisser ériger ».