Arabie Saoudite. Rodéos urbains… et angle mort

Notes sur Royaume d’asphalte : jeunesse saoudienne en révolte de Pascal Menoret.

Depuis plusieurs années, des chaînes Youtube sensationnalistes donnent à voir au monde entier des extraits de vidéos de rodéos urbains tournées en Arabie Saoudite. Contenant souvent dans leur titre les expressions « arabian drift » ou « saudi drift », ces séquences montrent le plus souvent des berlines filant à toute allure sur de larges avenues de Riyad avant de slalomer et de déraper au milieu de la circulation devant un public de jeunes hommes massés sur les bas-côtés. Il est également fréquent de voir dans ces montages, quand ce n’est pas des compilations morbides entièrement dédiées à cela, les terribles accidents de la route que causent ces rodéos. De par leur diffusion virale, ces images sont peu à peu entrées dans la culture Internet au point que des artistes se les sont réappropriés ((C’est par exemple le cas de la rappeuse britannique MIA dans le clip de sa chanson Bad Girls sortie en 2012. Tournée au Maroc par le réalisateur français Romain Gavras, la vidéo réinterprète dans une version pop assez éloignée de la réalité, mais clairement référencée, les rodéos urbains de la banlieue de Ryad.)). L’ouvrage de Pascal Menoret, et c’est ce qui fait son intérêt, nous plonge dans le contexte largement méconnu de leur production.

Envoyé une première fois à Riyad en 2001 dans le cadre de son service national et pour y enseigner la philosophie dans un centre culturel français, l’auteur, qui prépare une thèse de philosophie, change ses projets au contact d’une société saoudienne sous le feu des projecteurs occidentaux après les attentats du 11 septembre. Il s’inscrit alors dans un programme d’études orientales avec pour projet de casser une vision de l’Arabie Saoudite ayant court en Occident et qu’il juge, en partie à raison, stéréotypée. Il veut étudier la jeunesse engagée dans les groupes « d’activistes islamiques » qui malgré une importante répression s’opposent au régime saoudien considéré comme inféodé aux États-Unis. Cela intéresse le Quai d’Orsay qui lui octroie en 2005 un visa de quatre ans et une bourse doctorale. Cependant, et de manière assez logique, le statut de Menoret est un handicap : la plupart des groupes islamiques qu’il tente d’approcher se méfient de lui car il n’est pas musulman et car ils le voient comme un représentant d’une puissance néo-coloniale et un probable espion. À cause de cette prise de contact compliquée avec les activistes religieux Pascal Menoret est finalement amené à se tourner progressivement vers les mfaḥḥaṭīn, nom de ceux qui pratiquent le tafḥīṭ, le rodéo.

L’État saoudien actuel est proclamé en 1932 par Ibn Sa’ud avec le soutien du Royaume-Uni. Après-guerre, via le pacte Quincy conclu en 1945, ce sont les États-Unis qui deviennent les protecteurs de la monarchie absolue en échange des droits d’exploitation de son pétrole via la compagnie Aramco. S’en suit une politique d’urbanisation et de réformes du pays. Bien que la famille régnante ait dans un premier temps mal vu l’asphaltage des pistes du royaume — des routes carrossables étant vues comme facilitant d’éventuelles invasions, notamment de manière insidieuse par les puissances occidentales — elle change de cap dans la deuxième moitié du XXe siècle. La route devient centrale dans le récit national qui se construit. Des architectes Grecs redessinent Riyad à la fin des années 60 sur le modèle californien : découpage en damier, autoroutes et gigantesques échangeurs. Cette politique s’accélère à partir de 1973 avec les bénéfices liés à l’augmentation des prix du brut décidée par l’OPEP et à la nationalisation de l’Aramco qui font suite au soutien des États-Unis à Israël dans la guerre du Kippour. L’argent du pétrole est massivement investi dans le développement urbain, la spéculation immobilière bat son plein. La maison individuelle et la voiture sont alors mises en avant comme des symboles de réussite. Le roi s’attaque par ailleurs à l’ancestral système tribal des Bédouins qui vivent dans les campagnes. La stricte domination de l’État fait qu’il devient de plus en plus difficile pour eux de vivre de l’élevage. Condamnés à la pauvreté, la principale échappatoire de ces-derniers est d’intégrer l’armée ou de tenter de trouver un travail d’ouvrier ou d’employé non qualifié en ville. Cela entraîne leur sédentarisation dans les banlieues de Riyad ; en 1968, la ville est constituée à 20 % de bidonville. La capitale est en quelques années normée, quadrillée et clôturée en parcelles là où auparavant la population construisait elle-même ses habitations collectives (parfois au pied du palais royal) que le souverain légalisait après coup. L’espace public se réduit quant à lui aux galeries marchandes des immenses centres commerciaux et Riyad se forge une réputation de ville ennuyeuse. Les seuls lieux de sociabilité deviennent ces cabanons que louent des hommes (groupes d’amis, anciens camarades d’école ou collègues de travail) et qu’ils fréquentent le soir après le travail avant de rentrer chez eux. Au même moment le costume national s’impose : thawb (robe blanche) et shmāg (voile de tête) pour les hommes, ´abāya (robe noire) et voile pour les femmes. Il vient renforcer une ségrégation sexuelle qui se manifeste également par l’interdiction faite aux femmes de conduire, cet acte devenant un symbole de masculinité ((Ce qui a vient de changer comme chacun sait. Cette réforme s’inscrit dans le plan de réformes économiques du prince Mohammed ben Salmane Al Saoud. Avec l’autorisation pour les femmes de conduire, un nombre plus important d’entre elles pourront avoir un travail et les hommes augmenteront leur productivité en perdant moins de temps à faire le chauffeur pour leur épouse. https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/arabie-saoudite-pourquoi-le-pays-accorde-la-conduite-aux-femmes_1947429.html)).

Le féodalisme implique une opacité extrême du fonctionnement de l’État, une concurrence entre les princes qui disposent de fiefs fonciers ou économiques et un fort népotisme du haut en bas de la société. Les membres de la famille royale se voient offrir régulièrement par le roi des terres qu’ils cèdent ensuite à leurs clients, lesquels se transforment en promoteurs. Ces derniers délimitent alors ces parcelles désertiques par des routes éclairées de réverbères en prévision des futurs bâtiments qui y seront construits… le jour où cela sera financièrement intéressant. À l’échelon inférieur, la classe moyenne, composée d’un nombre important de fonctionnaires (pouvant avoir une petite affaire immobilière ou agricole à coté), comprend également des individus intégrés à leur niveau à des réseaux de clientèle. Ceux-ci voient généralement d’un mauvais œil la population immigrée (asiatique ou arabe), qui n’a quasiment aucun droit et qui travaille dans le bâtiment ou tient des petits commerces. Les Bédouins, bien que sujets du roi, sont quant à eux perçus comme une population dangereuse et arriérée  »Sont considérés comme « Bédouins » par les citadins tout individu ayant une origine rurale immédiate (migrants) ou de par sa parenté, qu’il est été sédentaire ou nomade auparavant.)). Cantonnée dans les banlieues, elle est fortement touchée par le chômage qui, malgré l’absence de statistiques officielles, atteindrait selon l’auteur un taux entre 10 et 20 %.

Les jeunes hommes et adolescents issus de l’immigration rurale, célibataires, sans fortune et sans piston sont les principaux acteurs du milieu du rodéo. Touchés comme beaucoup d’habitants de Riyad par le ṭufush, sentiment mêlant ennui, frustration et sensation d’impuissance, ils trouvent dans cette pratique risquée un moyen de se sentir vivre et de se libérer de certains carcans de la société saoudienne (pas celui de la ségrégation entre hommes et femmes cependant). C’est généralement à l’adolescence qu’ils commencent à fréquenter les rodéos, intégrant la bande d’un pilote pour lequel ils peuvent voler des voitures nécessaires aux dérapages. C’est à cet âge également qu’ils sont objets de convoitise sexuelle de la part de ces mêmes pilotes. Les relations sexuelles entre hommes ((Pascal Menoret préfère parler de relations « homosociales » plutôt qu’homosexuelles car ces hommes, qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes, ne s’identifient pas comme homosexuels et, la plupart du temps, affichent aussi une attirance pour les femmes. Pour l’auteur, la division n’est donc pas entre hétérosexuels et homosexuels mais entre passifs et actifs. Cette distinction ressemble cependant à une façon récurrente de camoufler sous un vernis machiste et viril les pratiques homosexuelles que la société condamne. Et bien qu’en Arabie saoudite, comme ailleurs, les rapports sexuels entre hommes ont court, certains pourraient ainsi conclure que l’homosexualité n’existe pas dans ce pays…)), consenties ou non et taboues dans la société saoudienne, sont assumées dans le milieu du rodéo. Des poèmes à la gloire des pilotes célèbres disent de manière explicite que ces-derniers font des dérapages « pour les beaux yeux » d’un jeune garçon. S’il s’agit de relations de domination, l’auteur y voit aussi souvent une portée éducative.

De par son caractère révolté et auto-destructeur, le rodéo n’a rien à voir avec les loisirs des hommes de la classe moyenne qui passent leurs week-ends à Bahreïn pour y fréquenter des prostituées et y boire de l’alcool ou qui organisent des courses de dragsters, certes illégales, mais avec leurs propres voitures et beaucoup plus sécurisées. La pratique du tafḥīṭ avec son mélange de délinquance, d’homosexualité et de consommation de drogue et d’alcool de datte clandestin a tout pour choquer la bonne conscience saoudienne. Il est une violence faite aux véhicules, aux corps et aux moeurs. Les mfaḥḥaṭīn retournent le paysage urbain et le culte de la voiture d’une société saoudienne policée contre elle-même. En cela, les parallèles que l’auteur réalise avec des études sur le skateboard en Californie semblent à propos. Le fétichisme autour de certains modèles de voitures, comme la Toyota Camry souvent vantée dans des chansons de fans de rodéo, est donc trompeur. Les berlines qui sont volées à d’honnêtes sujets du roi ne sont en fait que des vecteurs, choisies pour leur puissance permettant d’offrir du spectacle et des sensations fortes. Contrairement aux drag racers de la classe moyenne qui bichonnent et règlent leur bolide au millimètre, les mfaḥḥaṭīn recouvrent les véhicules qu’ils ont entre les mains d’autocollants et de graffitis à leur nom et à celui de leur amant, puis les éreintent jusqu’à leur destruction.

Le livre de Pascal Menoret nous permet de découvrir cette contre-culture apparue dans les années 70 avec ses codes, ses vedettes et sa musique. Il est cependant très difficile de mesurer l’ampleur du phénomène tant les statistiques à ce sujet sont lacunaires. L’auteur relève qu’en 1997-1998 la police de Riyad à dressé 44 000 contraventions pour rodéo (à titre indicatif la ville compte environ 5 millions d’habitants). Cela équivaut en moyenne à un nouveau cas de rodéo toutes les onze minutes, mais ne représente pour autant qu’environ 1 % des contraventions. À partir des années 2000, le phénomène diminue à cause d’une importante répression et stagne à environ 8500 cas de rodéo répertoriés par an (23 par jour en moyenne). Néanmoins c’est aussi depuis cette période que les sessions de dérapages sont de plus en plus filmées et mises en ligne sur Internet, montrant une facette, avouons-le, insoupçonnée de l’Arabie Saoudite. Les sociologues, psychologues et journalistes saoudiens, eux, dissertent depuis des années sur le rodéo, adoptant des postures moralisatrices semblables à celles qu’en Occident on a pu connaître à l’encontre des blousons noirs, des punks ou de la culture rap. Depuis les attentats du 11 septembre, en plus d’être qualifiés de « pédés », de « malades mentaux » ou de « clodos », les fans de tafḥīṭ se sont vus affublés par la presse officielle de l’étiquette de « terroristes ». Faisant honte au pays et menaçant sa bonne moralité, les mfaḥḥaṭīn sont réprimés au même titre que certains opposants au régime, qu’il s’agisse des djihadistes ou de certains militants religieux et politiques, notamment ceux que voulait étudier Pascal Menoret au départ.

C’est au sujet de ces derniers que le regard de l’auteur devient cependant plus ambiguë. À l’instar d’autres universitaires français tels que son collègue François Burgat ou du journaliste Alain Gresh ((Intellectuel membre du PCF et notamment préfacier de Tariq Ramadan, il a publié un chapitre de l’ouvrage de Pascal Menoret sur son site OrientXXI.info. Son avis sur le livre est par ailleurs publié en quatrième de couverture de l’édition française.)), Pascal Menoret fait preuve de complaisance à l’égard de la mouvance frériste. Les groupes qu’il a essayé d’approcher un premier temps — un peu « sévères », certes, admet-il — appartiennent à l’Éveil (Al-Sahwa Al-Islamiyya, « l’éveil islamique » couramment appelé « Sahwa »), un mouvement qui rassemble les Frères musulmans saoudiens et des salafistes politiques. L’auteur n’a de cesse de les qualifier d’activistes « islamiques » pour éviter semble-t-il la connotation négative du mot « islamistes » ((Dans un article où il fait l’éloge à peine masqué de l’Éveil il parle cependant bien d’islamistes. Pascal Menoret, « Les mille visages de la contestation en Arabie saoudite », OrientXXI.info, dernière visite le 15/08/2017, http://orientxxi.info/magazine/les-mille-visages-de-la-contestation-en-arabie-saoudite,1455.)) pourtant employé par les différentes sources sur place qu’il cite. On retrouve ici une tendance née à l’extrême gauche dans les années 1970 qui voyait dans l’islam la religion des opprimés et dans sa branche politique un rempart contre l’impérialisme américain (idées qui refont aujourd’hui surface à partir de la « lutte contre l’islamophobie »). Prétendant certainement rompre avec ce qu’il juge être des stéréotypes européocentrés et néo-coloniaux à l’encontre de l’islam politique, Pascal Menoret s’attache à rendre respectable cette mouvance. Fait paradoxal, ce qu’il juge si positif chez les Frères musulmans saoudiens ce sont leurs appels à la liberté de la presse, à l’arrêt de l’arbitraire policier et à la constitution d’une monarchie parlementaire. Autant dire les composantes essentielles d’une démocratie bourgeoise, invention on ne peut plus occidentale ! Et si aujourd’hui quelques prêcheurs de l’Éveil, parfois anciens mfaḥḥaṭīn, tentent d’attirer les fans de rodéo à eux (tout en collaborant avec la police à l’occasion), ce n’est que pure tentative de récupération, plutôt vaine au demeurant. Menoret le reconnaît bien, ce qui est dommage c’est qu’il ne veuille pas voir que sous un régime démocratique conservateur mais libéral économiquement tel que le réclament les activistes religieux, les mfaḥḥaṭīn auraient probablement toujours de bonnes raisons d’exister et seraient sans doute traités de la même manière qu’aujourd’hui.

Mais, sans doute insatisfait de seulement nous faire toucher du doigt l’inévitable sentiment de révolte que suscite l’extension des lois du monde marchand, l’auteur n’en reste pas là. Regrettant que l’Arabie Saoudite pâtisse d’une « intégration mal négociée […] dans des réseaux transnationaux d’expertise, d’échanges économiques et de pouvoir », il cherche des solutions, rêve de réformes et d’alternatives… et sombre dans un relativisme culturel à la mode et la promotion de réactionnaires patentés. Dommage. Royaume d’asphalte : jeunesse saoudienne en révolte conserve malgré tout le grand mérite de nous faire visiter les coulisses d’une Arabie Saoudite que l’on croit, à tort, totalement pacifiée.

M.

 

 

 

 

 

Pascal Menoret, Royaume d’asphalte, jeunesse saoudienne en révolte, Paris/Marseille, La Découverte/Wildproject, 2014, 288 p.
23 €

Asphalt jungle : qui les voitures autonomes écraseront-elles ?

Depuis 2016, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) propose un test en ligne plaçant les internautes devant un dilemme éthique : que devrait faire une voiture autonome sur le point de causer un accident dont la seule issue est soit la mort de passants soit celle de ses occupants ? Présenté comme inévitable par les spécialistes en intelligence artificielle, ce questionnement connaît un écho dans la presse généraliste. Mais au fait, sommes-nous bien certains de vouloir confier nos vies à des algorithmes ?

De la philosophie à la loi des algorithmes

Le problème proposé par le site Moral Machine se veut une variante du célèbre dilemme du tramway imaginé en 1967 par la philosophe Philippa Foot. La situation est la suivante : vous voyez un tramway fou s’apprêtant à écraser cinq personnes qui marchent sur la voie. Vous avez la possibilité d’actionner un aiguillage pour les sauver, ce qui sacrifiera néanmoins une personne marchant sur la seconde voie. Que faites-vous ? Une autre version légèrement plus tordue élaborée par Judith Jarvis Thomson en 1976 propose de jeter ou non un homme obèse depuis une passerelle sur la voie afin de freiner le tramway et de sauver les cinq personnes. Dans les deux cas ce problème est censé faire émerger deux conceptions éthiques particulières. Si vous considérez qu’il vaut mieux sacrifier une vie pour en sauver cinq, alors vous seriez proche de l’éthique utilitariste prônée par le philosophe Jeremy Bentham ((Inventeur, rappelons-le, du célèbre ­Panopticon, modèle architectural de prison sensé maximiser la discipline des détenus en instaurant un sentiment de surveillance constante bien que reposant sur un nombre réduit de gardiens.)). Si vous pensez au contraire qu’en aucun cas vous ne pouvez vous autoriser à prendre activement la vie de quelqu’un, vous pencheriez plutôt du côté de l’éthique déontologique de Kant (ce qui comporte une connotation religieuse : « tu ne tueras point »). Nos lecteurs, qui ont l’esprit vif, comprendront néanmoins qu’une fois dépassé son aspect ludique ce type de questionnement pris trop au sérieux est plutôt vicieux. En cherchant à nous enfermer dans une logique comptable ou un positionnement béni oui-oui, il nie toute la complexité de la vie réelle. C’est justement ce que recherchent les défenseurs d’une société bien ordonnée, productive et sécurisée pour écrire leurs lois.
Les scientifiques du Media Lab du MIT et leurs partenaires de la Toulouse School of Economics sont dans ce cas précis. Derrière leur air avenant, ils estiment que la mise en service imminente des voitures autonomes nécessite que l’humanité tranche une bonne fois pour toutes ce type de dilemme. Mais qu’on se le dise, Iyad Rahwan, Jean-François Bonnefon et Azim Shariff sont des démocrates : ils ont développé le site Moral Machine pour entamer une consultation de l’opinion sur la question. Vous vous y trouvez face à une suite de treize scénarios générés aléatoirement dans lesquels vous devez choisir qui l’intelligence artificielle d’une voiture autonome devrait sacrifier entre deux groupes de piétons ou entre des piétons et les passagers de la voiture. Après avoir tranché dans chaque situation, le site vous propose un résumé statistique de vos réponses et vous invite à répondre à des questions complémentaires. Les scientifiques cherchent ainsi à établir un lien entre vos choix et vos orientations politiques, votre rapport à la religion, votre niveau d’éducation, votre sexe, votre âge ou encore l’importance que vous accordez au respect de la loi. Une option vous permet également d’« exprimer votre créativité » en imaginant vos propres scénarios macabres.

Pour mieux comprendre la genèse du projet Moral Machine, il faut regarder la conférence TED ((Les conférences TED (Technology, Entertainement and Design) sont organisées par la Sapling Foundation, une organisation californienne à but non lucratif qui se propose d’arriver à « la meilleure diffusion des grandes idées » et qui pour cela bénéficie du soutien de géants de l’industrie (IBM, Ford, Intel, et bien d’autres). Elles donnent régulièrement une tribune à des ingénieurs de gros groupes comme Google venant vanter les mérites de l’homme « augmenté » du futur, mais aussi à des personnalités du spectacle ou des leaders spirituels comme Pierre Rabhi. Iyad Rahwan, « What moral decisions should driverless cars make ? », ­TEDxCambridge, septembre 2016, url : https://www.ted.com/talks/iyad_rahwan_what_moral_decisions_should_driverless_cars_make?language=fr.)) de septembre 2016 d’Iyad Rahwan, associate professor en arts et sciences des médias et chef du Media Lab. Dans sa démonstration, le chercheur prépare le terrain en rappelant à l’auditoire qu’aux États-Unis en 2015 les accidents de la route ont fait 35 000 morts et qu’au niveau mondial on atteint 1,2 million de victimes annuelles. Or, nous dit-il, les concepteurs de voitures autonomes promettent d’ici à 2026 de réduire le nombre d’accidents mortels de 90 % à 99 %. Autant dire que sur le papier ces véhicules font figure de solution miracle. Dans les cas restants, ils pourraient réduire certains dommages grâce à leur capacité de réaction plus rapide que celle de l’humain. Cela demanderait cependant de réfléchir aux priorités que les voitures auront en termes de vies à sauver.

Tout n’est cependant pas si simple pour les chercheurs du MIT. Avant de lancer le site, Iyad Rahwan nous explique qu’ils ont réalisé une première enquête ayant mis au jour un nouveau problème. L’équipe ayant présenté aux personnes interrogées les avantages liés à la mise en service des voitures autonomes, elle leur a ensuite demandé comment devrait réagir une voiture dans différents cas d’accidents mortels inévitables. Une majorité « benthamienne » s’est dégagée des résultats comme c’est déjà généralement le cas avec le test du dilemme du tramway. Cependant, à la différence de ce-dernier, celui des voitures autonomes comporte le facteur supplémentaire de la mise en jeu de la vie des passagers, qui sont aussi souvent les propriétaires du véhicule. Ainsi lorsque les chercheurs ont demandé aux sondés s’ils achèteraient une voiture autonome paramétrée pour éventuellement les sacrifier, ils ont répondu en majorité qu’évidemment non. Les scientifiques en ont déduit que chaque personne interrogée souhaiterait posséder une voiture qui la protège pendant que le reste de la population roulerait dans des voitures « utilitaristes ». Selon eux le panel étudié, et par extension la société, n’est donc pas face à un dilemme éthique mais face à un « dilemme social ».
Ce « dilemme social » serait selon les chercheurs une illustration de la « tragédie des communs », un prétendu mécanisme social dont l’existence fut défendue au XIXe siècle par l’économiste anglais William Foster Lloyd et qui fut popularisé à partir de 1968 par le biologiste américain Garett Hardin. L’allégorie habituellement utilisée pour l’expliquer est celle de fermiers partageant un bien commun : le pré pour faire paître leurs moutons. Lloyd, suivi d’Hardin, explique que les fermiers initialement d’accord pour que chacun mette un nombre donné de moutons sur le pré sont rapidement tentés d’en ajouter en douce afin d’accroître leurs profits. Ceci est d’autant plus tentant qu’au départ l’ajout discret d’un mouton n’a pas d’effet visible. Néanmoins, cette tendance se généralisant fatalement selon les partisans de cette théorie, elle mène à la surexploitation du pré et donc à la ruine des fermiers. Pour Iyad Rahwan, le bien commun équivaut à la diminution du nombre de morts sur la route, les bêtes sont remplacées par les voitures autonomes et les fermiers par les propriétaires des véhicules. En achetant des voitures privilégiant leur sécurité au détriment de celle des autres usagers — ce dont les constructeurs feraient probablement un argument de vente —, les automobilistes contribueraient ainsi à la destruction du bien commun. Pour éviter cette situation, l’encadrement s’imposerait donc. Dans le cas du pré, deux options sont possibles : soit le découpage en parcelles privées, chaque propriétaire devenant responsable de la sienne, soit l’administration étatique de l’usage collectif du pré. Pour les voitures autonomes, les chercheurs du MIT préconisent une solution étatique citoyenne : après consultation de la société, le législateur devrait être chargé de faire appliquer la régulation majoritairement souhaitée.
Le problème des scientifiques est donc selon Iyad Rahwan de trouver un moyen pour que « la société accepte et applique les compromis qui lui conviennent ». Dit plus clairement : comment faire pour que les gens soient prêts à acheter des voitures autorisées à les tuer dans certaines circonstances ? Le chercheur dit ne pas avoir (encore) la solution à cette question, mais la création avec son équipe du site Moral Machine montre qu’il y travaille.

Méthodologie douteuse pour projet mortifère

Dès le début de la conférence, Iyad Rahwan dit que l’on peut ne pas vouloir répondre aux questions posées par Moral Machine et attendre que les voitures autonomes soient sûres à 100 % pour accepter leur mise en service (ce qui n’arrivera évidemment jamais, le risque zéro n’existant pas). Mais, nous fait-il comprendre de manière culpabilisante, il s’agirait déjà d’un choix qui coûterait potentiellement des millions de vies. En disant cela, le chercheur révèle deux biais majeurs sur lesquels repose le projet Moral Machine.

Tout d’abord, il contredit lui-même l’argument affiché comme étant la raison d’être du site internet : l’arrivée des voitures autonomes est inéluctable. S’il y a en effet de grandes chances pour que ces véhicules circulent prochainement, cela n’a pourtant rien d’une fatalité. Ce sera simplement le résultat d’une opposition trop faible à ces véhicules et au modèle de société qui les accompagne.
Par ailleurs, en faisant passer le choix des voitures autonomes comme relevant du simple bon sens, Iyad Rahwan réalise une double inférence extrêmement critiquable. D’une part il nous confronte déjà au dilemme du tramway sans nous le dire et nous pousse ensuite d’office dans la voie « benthamienne ». Car le choix d’avoir recours aux voitures autonomes est précisément utilitariste : pour la promesse de sécurité qu’elles offrent on les autorise à tuer automatiquement des humains dans de rares cas. Les choix que les voitures feront dans ces situations n’est que secondaire puisque cela suppose que l’on a déjà accepté le principe de leur mise en service.
Autre problème majeur dans l’argumentation du Media Lab : la croyance de ses chercheurs en cette « tragédie des communs » que nous devrions empêcher de se réaliser. Outre qu’il faudrait leur rappeler que le principe d’une tragédie est justement de se réaliser quoiqu’il arrive, dans un article consacré à ce « mécanisme social », l’historien Fabien Locher explique qu’il n’est qu’un mythe ((Fabien Locher, « La tragédie des communs était un mythe », CNRS Le Journal, 4 janvier 2018, url : https://lejournal.cnrs.fr/billets/la-tragedie-des-communs-etait-un-mythe.)) :

« [Le raisonnement] se fonde sur une modélisation très peu crédible des acteurs. En effet, [il] ne tient que si l’on suppose qu’on a affaire à des éleveurs n’agissant qu’en fonction d’un intérêt individuel étroit, réduit au gain financier. Ces mêmes éleveurs, on les dirait aussi privés de langage, car ils sont incapables de communiquer pour créer des formes d’organisation régulant l’exploitation du pâturage. Cela renvoie à une erreur historique et conceptuelle grossière de Hardin. Il confond en effet ce qu’il appelle des « communs » (commons) avec des situations de libre accès où tout le monde peut se servir à sa guise. Or, le terme de « communs » recouvre tout autre chose : il désigne des institutions grâce auxquelles des communautés ont géré, et gèrent encore aujourd’hui, des ressources communes partout dans le monde, et souvent de façon très durable. Il peut s’agir de pâtures mais aussi de forêts, de champs, de tourbières, de zones humides… souvent indispensables à leur survie. »

La « tragédie des communs » est donc en réalité fondée sur l’idée reçue d’une humanité naturellement avide nécessitant un certain degré de coercition étatique pour faire société. Cela nie les exemples existants d’organisations sans propriété privée et sans État ((Voir les travaux très stimulants de Pierre Clastres sur le fonctionnement des tribus amérindiennes d’Amérique du Sud. Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, 185 p.)), mais c’est évidemment bien pratique pour qui se voit en instaurateur de la loi et de l’ordre.

Le « dilemme social » soulevé par le Media Lab n’existe donc pas. Pour reprendre les termes d’Iyad Rahwan, un « compromis » que la société ne veut pas « accepter » ni « appliquer » est par définition un compromis qui ne lui « convient » pas. Il est abusif de considérer que les sondés adhèrent au principe des voitures autonomes, comme il est abusif de dire qu’ils refuseraient d’en acheter par individualisme. Il est plus probable qu’ils réfléchissent spontanément à ce que des chercheurs d’une prestigieuse institution leur présentent à la fois comme une fatalité et une solution miracle pour sauver des millions (!) de vies. Cependant, quand on leur rappelle les implications potentielles que leurs choix auraient concernant leur propre vie, ils commencent à douter…
Si cette contradiction que propose de résoudre les chercheurs est inexistante, leur objectif d’acquérir l’opinion à l’utilisation des voitures autonomes est bien réel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la piste explorée pour cela confirme l’idéologie sinistre qui motive le projet.
À l’aspect quantitatif — et déjà idiot — du dilemme du tramway (combien de personnes sauver ?), Moral Machine ajoute un aspect qualitatif (quelles personnes sauver ?). L’internaute doit par exemple se demander si la voiture autonome avec à son bord une passagère enceinte doit écraser le piéton qui traverse au rouge ou s’encastrer dans un mur pour l’éviter. Ferait-elle mieux de privilégier la vie des sportifs plutôt que des obèses, des jeunes plutôt que des vieux, des cadres plutôt que des sans-abris, des honnêtes citoyens plutôt que des hors-la-loi, des humains plutôt que des animaux ? Appelé explicitement à « juger » les scénarios qui lui sont présentés dans des vignettes en vue plongeante, l’internaute se transforme en démiurge virtuel choisissant qui doit vivre et qui doit mourir. Les catégories représentées sont particulièrement stéréotypés. Implicitement, elles induisent une conception du « bien commun » basée sur la sauvegarde des individus jugés les plus efficaces et les plus prometteurs. Si le site ne fournit pas les statistiques sociologiques recueillies sur les sondés, ni leur nombre, ni combien de fois ils ont fait le test (il est possible de refaire des sessions de treize scénarios indéfiniment), il donne un aperçu graphique de vos préférences comparées à celle des autres internautes. Sans aucune donnée chiffrée ni aucune information sur les modalités de calcul, ces résultats ont évidemment une valeur très relative. Néanmoins, il semblerait que sur la masse de scénarios jugés les sondés privilégient dans la majorité des situations de sauver le plus grand nombre de personnes. On retrouve également le traditionnel « les femmes et les enfants d’abord » avec une préférence en faveur des femmes face aux hommes et des jeunes face aux vieux. Les réponses s’équilibrent en revanche concernant la priorité à accorder soit aux piétons, soit aux passagers des voitures autonomes. Enfin, sans surprise, les sondés préféreraient dans la plus part des cas sauver les gens qui ont un niveau social élevé, qui respectent la loi et dans une moindre mesure qui font du sport.
Difficile de savoir exactement à quoi serviront les résultats de l’enquête et si celle-ci dépasse la simple opération de communication en faveur des voitures autonomes. À la fin du sondage, parmi les questions complémentaires, l’équipe du MIT se paye le cynisme de nous demander : « Dans quelle mesure pensez-vous que vos décisions sur la « morale machine » vont être utilisées pour programmer des voitures autonomes ? ». D’après la présentation de Iyad Rahwan, le but semble être de donner de manière plus ou moins directe une base de travail au législateur (mais aussi aux constructeurs). En corrélant les réponses et les données des internautes, l’équipe du MIT serait à même d’établir une cartographie de ce qui est tolérable pour les sondés en fonction de leur position sociale. Grâce à cela, ils pourraient donner au moins deux leviers aux gouvernants et aux industriels. D’une part, ceux-ci pourront montrer qu’ils sont respectueux de la démocratie car ils consultent l’opinion des citoyens-consommateurs. D’autre part, les préférences qui semblent se dégager de l’enquête sont en faveur des actifs (jeunes et en bonne santé si possible). Cette population qui a les moyens d’acheter ou de louer un véhicule (la location longue durée étant la tendance émergente) bénéficierait donc de surcroît d’une promesse de sécurité faisant consensus dans la société. Cela ferait d’elle une clientèle de départ parfaite pour les constructeurs de voitures autonomes et un bon moyen pour le législateur de lancer une solution innovante dans le domaine de la sécurité routière.

Une morale à l’histoire ?

Derrière la rassurante mais illusoire neutralité scientifique, les chercheurs du Media Lab veulent nous imposer un projet de société. Les voitures autonomes sont en réalité à la sécurité routière ce que les anti-dépresseurs sont aux burn-out, un palliatif et une marchandise. Il n’est pas étonnant que les scientifiques du MIT aillent dans cette direction. Leur rôle est de perfectionner le règne de l’exploitation. Le soutien de Reid Hoffman ((Co-fondateur du réseau social pour cadres dynamiques LinkedIn.)) à Moral Machine et la longue liste de partenaires privés du Media Lab sont là pour le souligner.
Leur discours qui se veut raisonnable et citoyen est emblématique du démocratisme de notre époque. Leur démarche reposant sur le principe du crowdsourcing joue pleinement la carte participative, mille fois utilisée. C’est avec le sourire que l’on nous dit qu’il faut accepter de confier notre vie aux machines. Vous n’êtes pas d’accord ? C’est pourtant votre choix puisque vous avez déjà accepté de réfléchir aux règles morales auxquelles ces véhicules obéiront !
Les voitures autonomes s’intègrent à la nouvelle idéologie aujourd’hui en vogue (la seule?), le transhumanisme. Elles en illustrent aussi parfaitement les paradoxes. Leur but affiché est de faire baisser la mortalité sur la route en éradiquant l’erreur humaine. Pour certains concepteurs, la hantise de voir un humain aux commandes d’un véhicule est telle qu’ils planchent sur des prototypes sans volant. À terme, il ne serait pas étonnant que le MIT, comme d’autres promoteurs du transhumanisme le font déjà, nous propose d’être gouverné par des algorithmes. Après tout, ne serait-ce pas plus raisonnable face à la prétendue « tragédie des communs » ? Si l’on déroule le fil de ce discours qui entend nous protéger de nous-mêmes, il ne peut y avoir au bout que notre propre disparition. Il est fascinant de voir que biberonnés à la littérature de science-fiction, ces ingénieurs et ces chercheurs s’activent aujourd’hui à réaliser les pires cauchemars des grands auteurs du genre.
Mais même avec la meilleure volonté et les scientifiques les plus rationnels du monde, on ne peut pas tout prévoir. Des observateurs ont noté qu’en faisant baisser le nombre de morts sur les routes, les voitures autonomes provoqueraient une conséquence inattendue : la chute du nombre d’organes disponibles au don ((Ian ADAMS et Anne HOBSON, « Plus de voitures autonomes, c’est aussi moins d’organes pour les greffes », Slate.fr, le 7 janvier 2017, url : http://www.slate.fr/story/133544/voitures-autonomes-organes-greffes.)). Aux États-Unis, les accidents mortels fourniraient un cinquième des greffons disponibles. Tablons que les progrès sur les cellules souches sauront régler le problème !

M.

En bref [Spasme n°14]

Notre-Dames-des-Landes : « victoire » ?

Dans notre précédant numéro nous vous faisions part de nos craintes concernant l’avenir non pas de la ZAD mais des expériences subversives qui ont pu s’y dérouler. Nous pointions le fait que les tentations légalistes et citoyennes mèneraient immanquablement à la disparition de ce qui aura pu être intéressant jusque-là. Depuis l’abandon du projet d’aéroport par le gouvernement en janvier, les choses s’accélèrent et nos inquiétudes se vérifient. Toutes les personnes qui étaient là pour lutter contre l’aéroport et son monde se voient priées de rentrer dans le rang. Une coordination qui rassemble l’Acipa, la Confédération Paysanne, des représentants de gauches et des porteurs de « projets d’avenir » sont entrés en négociation avec l’État depuis la « victoire ». L’idée est de régulariser les exploitations agricoles et les projets artisanaux parfois déjà lancés. Des opposants « historiques » se sont même affichés en train de trinquer avec la préfète de Nantes pour entériner le retour du dialogue. La D281, surnommée « route des chicanes », qui coupe la zone du Nord au Sud a quant à elle été débloquée afin de donner des gages de bonne volonté aux autorités. Cela a permis aux gendarmes mobiles de détruire dans la foulée les squats de la partie Est de la zone, là où se concentrait – ô surprise – les plus réfractaires à la négociation. Malgré les apparences, l’ambiance n’est donc pas tant que cela à la conflictualité avec l’État. Les appels à « défendre la ZAD » viennent surtout de ceux qui ont un petit business à développer sur la zone. Parmi eux, signalons des amis du « Comité invisible », ce collectif d’auteurs à succès qui remplie les rayonnages de librairie avec ses appels à l’insurrection. Rassemblé dans un « Comité pour le maintien des occupations », ces partisans du romantisme émeutier se sont très pragmatiquement rangés du côté de ceux qui négocient afin disent-ils de construire des « bases arrières ». Et gare à ceux qui ne suivraient pas nos entrepreneurs en stratégie révolutionnaire. Le bruit court que le CMDO serait impliqué dans une expédition punitive dénoncée fin mars par l’équipe de soutien juridique de la ZAD et qui visait une personne refusant la négociation avec l’État. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le gouvernement a vendu la zone au département Loire-Atlantique et une quinzaine de projets ont été régularisés. La lutte semble donc définitivement stérilisée et seuls les affairistes militants et les touristes de gôche qui viendront passer des vacances bios-équitables-engagées auront intérêt à dire et croire le contraire.
Pour en savoir plus sur les conflits internes qui se sont joués sur la ZAD ces dernières années, nous conseillons la lecture de la brochure Le « mouvement » est mort. Vive… ­la ­réforme ! (février 2018), trouvable sur plusieurs sites internet par une simple recherche.

Rien ne se perd tout se transforme

Le street-artist JR a encore une fois montré son talent pour faire du fric sur les dos des pauvres. Avec son compère Ladj Ly, il a co-réalisé fin 2017 la mini-série documentaire The Clichy-Montfermeil Chronicles pour le compte de Blackpills, nouvelle plateforme de vidéo à la demande lancée par Xavier Niel, le PDG de Free. Nécessitant de télécharger l’application ad hoc pour être vue, la série n’était en fait qu’un produit d’appel visant à fidéliser une clientèle pour la plateforme avant l’intégration de publicité et d’une formule payante.
Du côté du contenu, les deux anciens membres du collectif Kourtrajmé, venant surfer sur la médiatisation récente des violences policières en banlieue, n’ont fait que recycler un projet réalisé en 2004. À l’époque, prétendant donner la parole aux « oubliés » de la République, JR et Ladj Ly avaient affiché illégalement dans la cité des Bosquets des portraits géants de ses habitants. Une idée dont le maire de la ville de Paris, Bertrand Delanoë (PS), sut reconnaître l’impertinence puisqu’il leur demanda plus tard de coller les mêmes portraits sur l’Hôtel de Ville de la capitale. Cette fois-ci, les deux artistes se sont filmés en train de réaliser une fresque photographique monumentale dans la même veine et qui a été inaugurée en avril 2017 par François Hollande et le maire Divers Droite de la commune. En 14 ans, si les conditions de vie des habitants des Bosquets n’ont pas l’air de s’être franchement améliorées, nous ne pouvons pas dire la même chose de celles de JR. Au même titre que ses copains « fils de » qui jouaient les lascars dans les films de Kourtrajmé (Mathieu Kassovitz, les frères Cassel, Kim Chapiron, Romain Gavras), l’exploitation de l’univers banlieusard lui a plutôt réussi. Partageant désormais sa vie entre New York et Paris, il est néanmoins resté un artiste engagé : entre un shooting dans les favelas de Rio et une biennale à Hong Kong, il dénonce la guerre, la faim dans le monde et le conflit israélo-palestinien. Concernant Montfermeil, l’histoire ne dit malheureusement pas s’il a vanté aux habitants des barres HLM les bienfaits de la « sobriété heureuse » de son ami Pierre Rabhi ou du vivre ensemble qu’il défend aux côtés d’Agnès Varda…

Erratum

Nous vous parlions avec enthousiasme dans notre n°13 de la création du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap). Il faut bien avouer que nous nous sommes un peu précipités. Nous avions voulu croire que face à l’économie ubérisée certains avaient décidé d’apporter de nouvelles formes de réponses non seulement défensives, mais aussi révolutionnaires. Malheureusement tel n’est pas le cas avec le Clap et la multitude de petits collectifs similaires qui fleurissent en Europe. On s’y pare volontiers de noir et de rouge en se surnommant les « forçats du bitume », mais leur ambition se limite finalement à devenir des syndicats en bonne et due forme. Ainsi le 1er septembre 2017, le Clap, épaulé par des représentants des fédérations CGT et SUD du Commerce et des Services, expliquait avoir rencontré la direction de Deliveroo pour exiger « la reconnaissance de [leur] droit à la négociation collective dans l’entreprise ». Les grèves menées jusque-là par les livreurs, au-delà de revendications immédiates liées aux conditions de travail, sont donc vues comme un moyen pour le Clap d’ouvrir le « dialogue social », autrement dit de participer avec les patrons à la co-gestion de l’exploitation. Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons noté que le collectif fait par ailleurs la promotion de coopératives de coursiers récemment crées. Au modèle de l’entreprise sans employés (car tous auto-entrepreneurs) dont rêve le monde des start-up, nos néo-syndicalistes rêvent d’entreprises sans patrons (car tout le monde le serait). À croire que l’exploitation et la concurrence sont plus douces quand elles sont auto-gérées… Pendant ce temps, les Shadoks ne se demandent toujours pas pourquoi ils pompent et les livreurs n’ont pas fini de pédaler.

Réussite du 1er forum ultra-non-mixte !

Organisé en pleine période des partiels, l’événement ne manquait pas d’audace. Le 4 juin dernier s’est tenu dans les locaux de Paris 8 un forum réservé aux chargées de TD trans, afrodescendantes et en situation de polyhandicap. « C’est un premier pas, il faut maintenant redoubler les efforts de communication sur les réseaux sociaux » précise Charlotte Dupont-Rio-Wurtz, présidente et unique membre du collectif Vivre l’intersection radicale à l’initiative de l’action. Durant cet événement qui n’a finalement duré qu’une après-midi, la jeune doctorante en sociologie, seule personne présente, a animé avec elle-même une discussion intitulée « Être le sujet révolutionnaire, un combat quotidien ». « J’ai vraiment senti la parole se libérer » nous explique-t-elle. Grâce à l’écho médiatique qu’a suscité le forum, le collectif pourrait bientôt s’agrandir : « Une personne de Charente m’a contactée, elle partage les mêmes oppressions ». La jeune militante qui est aussi vegan reste néanmoins prudente : « J’ai passé au peigne fin son compte Facebook, et je crains qu’elle ne soit carniste ». Affaire à suivre.

Charlotte Dupont-Rio-Wurtz , au carrefour des oppressions.

EN BREF AVIGNON

From Helle

Dans son édition du 2 février 2018, le journal La Provence annonçait le report à 2037 au plus tôt du projet de Liaison Est-Ouest (LEO). La Ministre des Transports a en effet considéré que les travaux de finalisation de cette voie rapide visant à désengorger la rocade d’Avignon n’étaient plus prioritaires. Présentée par les élus locaux comme une initiative sociale visant à préserver les poumons et les oreilles des habitants des HLM en bordure de la rocade, cette route détruirait aussi une partie des terres agricoles en périphérie d’Avignon. Loin de nier ce que subissent les riverains, et sans idéaliser un « authentique » monde paysan, nous ne pouvons que nous réjouir de ce sursis. L’argument selon lequel il faudrait construire plus de routes pour réduire les nuisances liées aux voitures, nous semble en effet peu convaincant. En revanche, face à cet énième contre-temps, les élus tiraient la gueule, notamment Cécile Helle, maire socialiste d’Avignon, qui déplorait : « Une fois de plus, comme à Notre-Dame-des-Landes, l’État revient sur ses engagements, c’est incompréhensible. »

Les arbres illégaux seront abattus !

On achève bien les chevaux, pourquoi pas les arbres, surtout lorsqu’ils sont vieux et tordus ! Telle est, en matière d’espaces verts, la doctrine de l’équipe municipale d’Avignon qui est au pouvoir depuis 2014, une coalition de la gauche qui, bien qu’amalgamant socialistes, écolos, communistes sait être cool et moderne.
La traque aux arbres d’occasion qui encombrent la voirie est depuis menée sans répit, et la capture systématiquement suivie d’un abattage quasi rituel. Cruauté diront certains ? Que nenni ! Salubrité publique ! Les arbres en question ne répondent en effet pas aux normes édictées par la Commission européenne (en particulier les directives E-453-FL et E-461-FB sur la couleur et la texture des écorces), on les repère aisément à leur aspect esthétique fort désagréable : tordus ou penchés, poussant là on ne sait trop pourquoi, s’attaquant même parfois à la rectitude de la chaussée… ça la fout mal, surtout pour l’image de la ville auprès des touristes chinois. Les travaux pharaoniques lancés afin de soutenir le commerce et le tourisme en centre-ville (« rénovation » de rues et places, Tram, etc.) montrent que la ville a opté pour une minéralisation croissante ; ils sont le prétexte à une impitoyable chasse aux arbres* (Cours Jean-Jaures, St-Ruf, place Saint-Didier, Verger Urbain V, etc.). Certains des arbres abattus ont toutefois été remplacés par des arbres neufs et bios répondant parfaitement aux normes en vigueur ; ils sont tous équipés d’un QR code ainsi que d’une puce RFID permettant de les géolocaliser en temps réel et donc d’éviter les fraudes, évasions ou vols (une opération réalisée sous le contrôle de l’INRA). À ces concitoyens peu au fait de l’histoire des idées politiques en Europe au XXe siècle, l’équipe municipale rappelle que l’écologie peut faire bon ménage avec le progrès, l’ordre et la discipline !

* On aurait envie d’utiliser l’apparent pléonasme « arbres sauvages » alors que, tout comme leurs condisciples des forêts, ils ne sont que des constructions sociales. La nature ça n’existe pas. On peut d’ailleurs se demander si les oiseaux qui y nichent ne sont pas des sortes de drones primitifs (appelés à être remplacés par des modèles qui ne nous chient pas dessus).

Dans Saint-Ruf, l’offensive des légumes

Nous parlions dans notre précédente édition des projets de gentrification du quartier Saint-Ruf. La préparation d’artillerie (travaux du tram) n’est même pas terminée que l’assaut est lancé ! Évoquée comme une possibilité théorique, l’épicerie-cantine bio de gauche a réellement fait irruption au n° 26 de l’avenue. Trois femmes déjà partie prenante dans plusieurs restaurants sur Avignon ont donc ouvert une « épicerie bio et paysanne » portant le nom de « Youpi ! Des Broccolis ». Elles décrivent leur projet comme « atypique, un peu à l’image de ce qui peut se faire à Paris », « un peu comme une maison commune ! ». On ne sait pour l’instant pas si, une fois que le tram sera terminé et que les pauvres seront expulsés, la thune qu’elles vont se faire sera commune elle-aussi ? En février la mairie a offert à ce resto deux pages de publicités gratuites dans le magazine municipal pour encourager leur noble contribution à la gentrification (déjà on remarque que les loyers flambent dans le quartier).
Les patronnes sont aussi liées à Yapuca, une association créé en 2017 pour promouvoir les « potagers collectifs dans les espaces public » et la démocratie participative (ouvertement inspirée du pitoyable film Demain). Dans le cadre du budget participatif de la mairie d’Avignon 2017 visant à impliquer les habitants dans « l’aménagement et de l’avenir de leur ville » le projet de cette association a été retenu : la mise en place dans des parcs municipaux de la ville de cinq « petits potagers collectifs », gratuits et gérés par les habitants eux-mêmes… trop mignon. L’association ayant déjà fait un test dans le parc de Champfleury, les responsables expliquaient en septembre dernier (encore une fois dans les colonnes du journal municipal) que c’était « une vraie réussite », d’autant que cela n’avait nécessité qu’« une petite centaine d’euros ». Néanmoins, avec un budget demandé et alloué de 54 000 € , on se dit que les responsables de l’association vont pouvoir en acheter des râteaux et des graines !

Drôle de grève

Au début du mois de février 2018 les éboueurs du Grand Avignon, la communauté d’agglomérations d’Avignon et alentours, ont fait grève pendant 13 jours. Axée contre la suppression de primes de fin d’année et des disparités de salaires entre agents, leur lutte a apporté son lot de surprises. En effet, appelés à la mobilisation par le syndicat CFTC, une confédération pas franchement connu pour ce genre d’initiative, les grévistes se sont frottés à une belle union de circonstance entre des élus de gauche, la CGT et les petits commerçants. Dès le deuxième jour de grève, la charge était sonnée par Jacques Demanse, vice-président en charge des déchets et maire de la commune de Sauveterre. L’élu PCF, connu également pour son vote en 2015 en faveur du maire FN du Pontet à la vice-présidence du Grand Avignon, a menacé les grévistes de privatiser la collecte des déchets s’ils s’entêtaient. Quelques jours après, le 8 février, c’est la fédérations des services publics CGT Grand Avignon qui s’opposait fermement au mouvement. Dans un communiqué collector initialement diffusé sur le compte Twitter du Grand Avignon (donc du patron !), elle fustigeait le syndicat concurrent pour des « comportements peu élégants et irrespectueux à l’encontre des agents qui défendent leur droit à travailler ». Arguant, photo de fiches de paie à l’appui, que les éboueurs feraient partie « des agents territoriaux les mieux payés de France », la CGT dénonçait « une action inutile qui détruit l’image du service publique » et terminait en accusant ses adversaires de faire « le jeu du système ». Le lendemain, c’était au tour des poujadistes de la fédération des commerçants de manifester leur mécontentement en allant déverser leurs ordures devant le siège de la CFTC.
Malheureusement, les grévistes n’avaient visiblement pas anticipés que le petit chef CFTC allait de son côté leur faire à l’envers un jour ou l’autre. La grève s’est donc terminée le 13 février sans obtenir de concessions significatives de la part de l’employeur, mais avec la promesse du délégué syndical que les éboueurs mettraient les bouchées doubles pour ramasser les monceaux de déchets qui s’étaient accumulés en ville. ­Espérons que cet épisode avignonnais de la lutte des classes aura au moins permis aux gréviste de voir quel est le vrai rôle des « camarades » de gauche et des syndicats !

Antifascisme / Stalingrad provençal

Le local du FN situé avenue des Sources a enfin disparu ; il est désormais remplacé par un local du Refuge, association qui apporte de l’aide aux jeunes en galère face à l’homophobie. Comme quoi, la lutte ça paye ! Non ?

Antifascisme / … à cache-cache ?

Les « antifa » avignonnais sont toujours à l’affût, prêts à débusquer la bête immonde dès qu’elle pointe un orteil crochu… En mars dernier les fachos ne se cachaient pourtant pas beaucoup, ni bien loin. Lors de la manif intersyndicale contre Macron du 22 mars, ils étaient tout au fond, avec sept à huit militants, des tracts et une grande banderole : l’UPR, orga conspirationniste, réac et souverainiste créée par le bras droit de Charles Pasqua.
Ce jour là les militants de ce groupuscule étaient présents dans les cortèges de diverses villes. A plusieurs endroits des anars ou la CGT les ont physiquement empêché de rejoindre la manif. A Marseille ils se sont fait claquer la gueule. A Avignon… ils étaient tranquillement en queue du gros bloc flou comprenant PCF, France « insoumise » et NPA. Peut-être est-ce la convergence des luttes ? Faudra-t-il prochainement accepter « les Patriotes » de Florian Philippot ?

Pas de demi-mesure du côté des totos marseillais…

Éditovrooooooom ! (édito n°14)

Contre les frontières, la mobilité ; contre l’enfermement, l’évasion ; contre les murs, la route ; contre le repli identitaire, l’ouverture aux grands espaces ; contre la sédentarité, le nomadisme ; contre le fascisme, la liberté ; contre le mal, le bien… Ce n’est pourtant pas bien compliqué. Et quel est donc le plus beau symbole de la liberté ? Évidemment, c’est l’automobile ! (on se demande d’ailleurs pourquoi les migrants s’acharnent à utiliser le bateau).
Alors que la lutte antifasciste est plus que jamais une nécessité au quotidien (non?), Spasme ne pouvait manquer de consacrer un numéro spécial à la voiture, cet « équivalent assez exact des cathédrales gothiques » selon Roland Barthes. Et une cathédrale qui file à vive allure sur un autre chef-d’oeuvre de l’Humanité, l’autoroute, c’est excitant… un symbole sur un symbole en un accouplement aux vertus libertaires (David Cronenberg l’a bien montré). Si l’engin n’était pas dangereux pour l’État (et donc le capitalisme) il ne chercherait pas sans cesse à en limiter la vitesse. Mais le fascisme ne passera pas ! À nous de réagir et de nous réapproprier ce mécanique et métallique instrument de lutte que, chaque jour, des centaines de milliers de prolétaires fabriquent de leurs mains à travers le monde. Ne dit-on pas d’ailleurs « voiture du peuple » ?
L’État et les syndicats à sa botte cherchent à détourner de cet enjeu prioritaire en nous entraînant vers la défense du train, ce « service public » ringard qui marche à l’électricité. On voit que derrière cela œuvrent les fourbes lobbies du nucléaire et les écolos qui veulent nous ramener au temps de la charrette.
Mais foin de discours, des propositions concrètes : et si, par exemple, chaque membre du cortège de tête venait au volant de sa voiture noire ? Vous visualisez ? Voilà qui aurait de la gueule et serait pratique. On aurait plus à craindre les canons à eau et donc à porter ces si peu esthétiques k-way ; on repérerait alors facilement les bourgeois infiltrés à leur cabriolet décapotable ; les vitres teintées remplaceraient opportunément les disgracieuses cagoules. Cela aurait aussi l’avantage de faire cesser les récurrentes accusations de validisme qui entachent le cortège de tête car tout le monde aurait des roues. Dans les manifs on pourrait par exemple ranger les voitures par couleur, taille, modèle ou marque (les C15 déglingués n’auraient plus à côtoyer les mercos de service de certains). Sur les ZAD on pourrait utiliser les voitures non pas pour faire des barricades mais pour se déplacer, on en finirait donc avec ces bottes vertes en caoutchouc pleines de mycoses qui freinent la mobilisation (ne dit-on pas « mycoses vaginales, mycoses du ­capital ! » ?).
Bref, vous l’aurez compris, il n’y a que des avantages à l’utilisation de la voiture dans une optique révolutionnaire ou même, plus timidement, contre les excès du méchant libéralisme. Ce numéro de Spasme est donc, sans limitation de vitesse, entièrement consacré à cette question et jette les pistes d’une réflexion qui nous semble nécessaire ; en particulier cette épineuse question, fondamentale, qui ravira les théoriciens : « La voiture est-ce la classe ? ». À vos permis et bonne lecture !

Satanas et Diabolo

Spasme n°14 sort samedi 30 juin !


Spasme n°14 sort samedi 30 juin. Pour fêter ça vous êtes invités à
partir de 19h à venir boire un verre chez Produit Conforme, au 87 rue
bonneterie à Avignon. (Évènement Facebook :
https://www.facebook.com/events/450974175348968/)

Le préchauffage de ce « spécial voiture » fut un peu long mais c’est un
sommaire vrombissant que nous vous livrons :

– Intelligence artificielle : qui les voitures autonomes
écraseront-elles ?
– Black Panther : la communauté, une marchandise comme les autres.
(notes sur le blockbuster « antiraciste » de Marvel).
– Arabie Saoudite : rodéos urbains… et angles morts. (à propos du livre
de Pascal Ménoret Royaume d’asphalte. Jeunesse en révolte à Riyad)
– Crash test de l’été : l’engagement politique.

Et aussi : Plutôt mourir que d’avoir la fame ; Quelle victoire pour la
ZAD ? ; JR fait (encore) du fric sur les banlieues ; Avignon : grève,
bétonnage et cantine bio ; conseils lectures et ciné.

Si vous voulez connaître les lieux de diff près de chez vous ou savoir comment recevoir le zine par la poste, allez sur :
https://spasme.noblogs.org/ou-trouver-spasme/.
Si vous souhaitez nous diffuser contactez-nous à l’adresse
spasme.fanzine[at]riseup.net.

Notre-Dame-des-Landes | Marcher dans la démocratie… ne nous portera pas bonheur !

La lutte « contre l’aéroport et son monde », selon la formule consacrée, a le mérite d’avoir fait agir ensemble et avec une certaine efficacité ses composantes très différentes. Au printemps 2016 cependant, la principale association d’opposants au projet a eu une position ambiguë sur la consultation publique voulue par le gouvernement. Son discours contradictoire nous semble poser des questions cruciales, et classiques dans chaque lutte, sur les buts poursuivis et les moyens.

L’Acipa est « l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ». Elle est composée d’habitants et d’agriculteurs, propriétaires ou non de parcelles se situant dans la zone d’aménagement différé (ZAD) destinée à la construction du nouvel aéroport de Nantes. Il s’agit des opposants « historiques » au projet, engagés pour certains dans la lutte depuis 1973. En 2008, avec la réactivation du projet par les pouvoirs publics après une période d’hibernation, un nombre important de personnes sensibles aux questions environnementales et parfois clairement opposées au système capitaliste sont venues se joindre à eux. Certaines de ces personnes font partie des « zadistes », et elles ont fait le choix d’occuper illégalement ce qui est devenu la « zone à défendre » en construisant des cabanes et en cultivant des terres aux côtés des quelques habitants d’origine restants.

Comme son nom le laisse entendre, l’Acipa n’a aucune prétention révolutionnaire, elle est citoyenne. Elle adopte donc une position légaliste alliant manifestations et recours en justice dans le but d’empêcher la construction de l’aéroport. Au bout de quarante ans d’actions en justice et malgré toutes les irrégularités qu’elle a réussi à soulever, elle n’a pu que retarder les travaux. Les gouvernements successifs ont toujours voulu mener à bien le projet. Depuis début 2015, un certain flottement s’est néanmoins fait sentir du côté de l’exécutif. Pas à cause d’un intérêt soudain pour les espèces de mulots en voie d’extinction, rassurez-vous, mais plutôt du fait de l’approche de l’élection présidentielle de 2017.

C’est que, pour ce pouvoir qui se disait de gauche, le cas Notre-Dame-des-Landes a été un boulet. Tout au long du mandat de François Hollande, il a illustré la contradiction entre le prétendu souci pour l’environnement des socialistes et leurs actes. De plus, sur la ZAD, les opposants sont nombreux et tenaces. Certains ne rechignent pas à utiliser la force pour se défendre en cas de tentative d’expulsion. Même s’ils sont loin de pouvoir rivaliser militairement avec les forces de l’ordre, ils s’exposent à un potentiel « dérapage » policier mortel, ce que le pouvoir redoute particulièrement depuis la mort de Malik Oussekine en 1986 et plus récemment depuis celle de Rémi Fraisse [1]. Face à cette situation, François Hollande a cru trouver une porte de sortie en proposant début 2016 un référendum local sur la réalisation ou non du projet. S’il s’agissait d’un évident aveu de faiblesse de sa part — d’autant que le référendum est devenu une « consultation » sans valeur légale à la suite d’un cafouillage juridique —, cela ne voulait pas dire qu’il y avait quelque chose de bon à tirer de cette annonce pour les opposants. Car, en acceptant d’aller sur le terrain mouvant de l’opinion, on abandonne automatiquement le terrain de la lutte et du rapport de force. Une chose qu’ils ont tous eu l’air de plutôt comprendre dès le départ.

Tous ? L’Acipa a en réalité joué une partition assez étrange. Dans un premier communiqué, l’association déclara que le problème de Notre-Dame-des-Landes ne pouvait pas être réglé par un référendum, car le projet d’aéroport est de toute façon en contradiction avec plusieurs réglementations et que des procédures étaient alors en cours [2]. Un mois et demi plus tard, l’angle d’attaque a étrangement changé, et l’Acipa est passée d’une critique de la légalité même de la consultation à une critique de ses modalités [3]. Un positionnement qui laisse entendre que si celles-ci avaient été « équitables » la consultation aurait été acceptable pour l’association, ce qui est bien entendu en contradiction avec le précédent argument. Néanmoins, pour l’un ou l’autre des deux arguments, les membres de l’Acipa, en bons démocrates, auraient a priori dû appeler à boycotter le vote puisqu’ils ne le jugeaient pas… démocratique [4] ! Mais non ! L’association a appelé à voter « non » à l’aéroport tout en annonçant qu’elle ne tiendrait de toute façon pas compte du résultat. Elle justifia ce choix pour le moins alambiqué en prétendant se servir de l’occasion pour faire un travail d’information auprès de la population. Or nous ne voyons pas bien le rapport entre informer le public et participer à la consultation. Depuis longtemps déjà les opposants informent sur le désastre environnemental que représente ce projet d’aéroport et critiquent la vision du monde qu’il porte en lui. Dans l’absolu, il aurait même été possible de faire une campagne d’information pour expliquer les raisons d’une non-participation des opposants au vote. Ce que n’a visiblement pas compris l’Acipa, c’est que ce n’est pas elle qui a utilisé la consultation à son profit, mais que c’est l’État qui a utilisé l’Acipa comme caution. Sa participation en tant qu’association des opposants historiques a donné une légitimité à la consultation et ceci en dépit de ses états d’âme. Depuis, le vote a donné gagnant le « oui » à l’aéroport, et l’État a obtenu un argument supplémentaire — bien que d’une puissance limitée — pour expulser la zone.

Alors bien entendu nous sommes heureux de savoir que les membres de l’Acipa n’ont jamais envisagé d’abandonner la lutte, quel que soit le résultat, mais quelles conclusions tirent-ils de tout cela ? Au-delà de cette situation précise, nous nous demandons plus fondamentalement en quoi ils pensent qu’une victoire légale serait vraiment une victoire. Il est certain qu’elle permettrait de souffler un peu. Mais la question de l’aéroport réglée, il resterait néanmoins celle plus compliquée de ce que beaucoup d’opposants, et notamment les plus radicaux, appellent « son monde ». Certes l’Acipa n’a jamais repris littéralement le slogan zadiste à son compte, mais il nous a pourtant semblé que son discours ne se limitait pas (plus ?) à une plainte de petits propriétaires qui ne se seraient opposés à ce projet que parce qu’il prend place chez eux. Des revendications environnementales sont portées, une opposition plus générale aux « grands projets inutiles » est formulée, et on décèle même un enthousiasme pour les échanges non marchands au détour de certaines interventions. C’est le cas lorsque deux habitants historiques, relayés par le site web de l’Acipa, disaient à propos de leur cohabitation avec les zadistes : « Trouvez-nous un autre endroit où vous pourrez sans argent partager du pain, des légumes, de la vie culturelle [sic] et bien d’autres choses encore. Alors, nous considérons que c’est plutôt une chance de côtoyer ces tentatives pour construire un monde différent. »[5] Il faudra bien un jour sortir de cette contradiction insoluble qui consiste à appeler à un modèle de société différent tout en se limitant aux moyens d’action de l’actuel. Le « monde » de l’aéroport, c’est celui du capitalisme. Si l’on veut s’y opposer, il faut également s’opposer à l’État et à la démocratie. Par définition, ce n’est pas sur le terrain légal que nous gagnerons cette bataille-là. Pire, limiter ses ambitions à une éventuelle annulation du projet serait même le plus sûr chemin pour laisser le « monde » de l’aéroport absorber tout ce que le mouvement a aujourd’hui de subversif. C’est reconnaître les règles du jeu de l’État, qui immanquablement ajouteraient aux occupants illégaux le statut d’illégitimes puisque la lutte serait « gagnée ». Et en admettant qu’il tolère tout de même une occupation de la zone, nous aurions sans aucun doute ce qui arrive avec certains squats « historiques » dans quelques grandes villes : l’État signerait avec les occupants du site une convention fixant un certain nombre de règles à respecter. On connaît la suite : les années passant, les occupants se mettraient alors à monter leur petit business de fromages de chèvre certifiés bio-équitables- alternatifs — qui montrent que, quand tu en achètes, tu luttes toi aussi. Peut-être même aurions-nous un magnifique terrain de camping autogéré pour touristes engagés et « consom’acteurs »… Bref, nous n’aurions changé que la forme, pas le fond. Pour éviter ce genre de cauchemar, rappelons-nous que nos buts sont déjà contenus dans les moyens que nous employons pour tenter de les atteindre. Peut-être la voie légale peut-elle avoir des intérêts stratégiques immédiats à exploiter, mais en aucun cas ce ne peut être une manière de changer le monde. Cet épisode de la consultation publique illustre quant à lui que l’option démocratique est une impasse.

M.

[1] Malik Oussekine est un étudiant franco-algérien qui fut battu à mort par la police dans la nuit du 6 décembre 1986 après une manifestation contre la loi Devaquet. Rémi Fraisse était quant à lui un jeune manifestant contre le projet de retenue d’eau du Testet, à Sivens, dans le Tarn. Dans la nuit du 24 au 25 octobre 2014, lors d’une manifestation qui vira à l’affrontement avec les forces de l’ordre, il fut tué par un tir de grenade. Signe d’une époque qui devient de plus en plus réactionnaire, nous remarquerons que sa mort a peu ému en dehors des cercles militants de gauche.

[2] « Un référendum, c’est mieux que la guerre mais… », le 9 mars 2016, http://acipa-ndl.fr.

[3] « Position de l’Acipa sur la « consultation » », le 22 avril 2016, http://acipa-ndl.fr.

[4] « Consultation du 26 juin 2016 en Loire-Atlantique : On a tous une bonne raison de voter NON ! », le 13 mai 2016, http://acipa-ndl.fr. Dans ce billet l’Acipa appelle à voter « non » tout en rappelant que « les conditions d’un réel débat démocratique ne sont pas réunies ».

[5] Marcel Thébault et Sylvain Fresneau, « Manif du 27/02/2016 – Prise de parole des historiques expulsables », le 9 mars 2016, http://acipa-ndl.fr.

 

Culturisme

Bhagat Singh, Pourquoi je suis athée, éditions Asymétrie, 2016 (10 €)    
Un livre qui nous entraîne vers une région et une période qu’on connaît mal : les luttes de décolonisation dans l’Inde des années 1920 et 1930. Il n’y a pas que Gandhi, beaucoup d’Indiens prennent alors les armes contre l’occupant britannique, et Bhagat Singh est de ceux-là. Il est exécuté à l’âge de 24 ans, après dix années (!) de lutte pour l’indépendance, le socialisme, contre l’exploitation et le système de castes. C’est en prison qu’il rédige cet article contre l’imposture religieuse : on y voit que l’athéisme, la lutte pour l’égalité hommes/femmes et contre les traditions obscurantistes ne sont pas des spécificités occidentales (comme certains veulent nous le faire croire) et que toute lutte d’émancipation est aussi, de fait, une lutte contre la religion (ici l’hindouisme et l’islam). D’autres textes évoquent dans ce livre la situation des militants de gauche, libre-penseurs, athées ou féministes en Inde et au Bangladesh qui, depuis une dizaine d’années, doivent affronter la violence des extrémistes nationalistes et religieux. Le dépaysement c’est pas forcément le paradis… (note : on peut gerber sur le nationalisme « de gauche » et apprécier le bouquin.)

Nunatak n° 1, hiver-printemps 2017 (prix libre)
Une revue écrite par des ours, des marmottes et des chamois en lutte contre l’uniforme, avec la montagne comme point de vue, de vie, de résistance et de réflexion. Ça rime donc avec frontières, passeurs, contrebandiers, bandits, hérétiques, maquisards, refuge, transhumance, et aussi sans-papiers ou lutte contre les lignes THT. Les auteurs, venus de sommets variés, n’ont pas l’air de vouloir sombrer dans l’idéalisation de ce type de territoire, ni d’y rêver un en-dehors salvateur, ce qui est très bien (mais pas simple). Ils y habitent et y luttent, c’est déjà pas mal et si, en plus, ils tentent d’y trouver de quoi « imaginer et concevoir des perspectives radicalement autres », on ne leur en voudra pas, au contraire. La preuve, on conseille la lecture de Nunatak, bien belle « revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes ». Deux numéros sont parus, on peut les trouver en PDF sur le blog de la revue : revuenunatak.noblogs.org

Adieu Mandalay,de Midi Z, 2016 (108 min)
Malgré les apparences ce film taïwanais n’est pas un documentaire sur les varans de Komodo. Ça pourrait en être un sur les immigrés clandestins birmans en Thaïlande : comment ils passent la frontière, leur vie quotidienne dans la banlieue de Bangkok (le port du sarong désigne immédiatement le blédard, donc le sans-papiers), et comment ils sont exploités. De ce point de vue c’est simple : soit ils meurent de faims soit ils trouvent du travail (dans des usines aux normes de sécurité vintage) ; les filles pouvant toutefois bénéficier d’une alternative (la prostitution). Le réalisateur semble s’y connaître, son frère, sa sœur et lui ont suivi une route similaire depuis la Birmanie. Sinon c’est aussi une fiction avec une histoire d’amour pas mièvre entre deux sans-papiers, Liangqing et Guo, et ça finit comme vous savez.

Du pain, du vin, du bourrin n° 8, Auvergne, fanzine DIY, printemps 2017, 48 p. (prix libre)
L’ami Ray (coré) remet le couvert avec ce nouveau numéro, d’un fanzine qu’on attend toujours impatiemment de recevoir dans notre boîte aux lettres.
Comme d’habitude, il nous propose des comptes­-rendus embrumés aux relents de Finkbräu, Koenigsbier et autres Atlas, de ses tribulations en concerts. On notera particulièrement le désopilant reportage sur « Guerilla Menhir et les Ramoneurs de Poubelles », où deux groupes dont nous tairons les noms en prennent pour leur grade. Comme à l’accoutumée il nous sert également quelques chroniques de disques et cassettes de groupes que nous n’écouterons probablement jamais. À noter cependant que l’auteur nous semble plus sévère que dans les numéros précédents, ce qui donne quelques critiques grinçantes assez amusantes. Enfin, la petite séquence « décryptage » qu’il nous propose d’un micro-trottoir demandant pour le compte d’un titre de presse régionale (La Montagne ?) les espoirs de Monsieur et Madame Tout-le-monde est assez fendard !
Seul petit bémol, le zine de Ray n’est récupérable que par courrier en le contactant à son adresse qu’il ne donne plus car il a assez d’abonnés. Nos plus grands fans saurons où la trouver quand même, mais pour les autres il faudra peut-être attendre de nous croiser autour de notre table de presse pour en récupérer une copie !

Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du Musulman, Libertalia, 2017 (8 €)
Il y a eu des «ouvriers immigrés », des « travailleurs arabes » (Kabyles compris), des « Nord-Africains » et même des « Maghrébins », qui parfois étaient de religion musulmane… mais aujourd’hui il y aurait des Musulmans. Ce livre est un court et vif pamphlet, il n’explique donc pas en profondeur le pourquoi de cette situation (évolution de la société et des rapports de classes en France depuis cinquante ans), mais il l’aborde du point de vue politique : comment durant les quinze dernières années, des militants d’extrême gauche et libertaires, à la recherche d’un sujet révolutionnaire de substitution, ont politiquement contribué à la constitution d’une « communauté musulmane » à laquelle on assigne une population ; comment le prisme identitaire et confessionnel remplace la question sociale et évacue l’exploitation capitaliste ; comment tendent à s’imposer aujourd’hui les concepts d’islamophobie et de « race ». Un bouquin qui tombe à point nommé pour ne pas perdre la tête, à « l’heure où il faut poser avec clarté les termes du débat avant de tous finir enfermés dans les ghettos qu’on aura bien voulu laisser ériger ».

Révolte en Guyane : La possibilité d’une île ?


Encagoulés de tête des manifs, blocages, syndicat de combat, grève générale et port spatial, mélange d’images pour cocktail équatorial, bizarre. Entre mars et avril 2017, la Guyane est paralysée par une lutte sociale d’une ampleur historique et qui plus est, victorieuse. Réjouissant non ? Le mouvement est toutefois assez éloigné de l’image qu’on peut se faire d’une grève générale…[1]

La Guyane, qu’es aquo ?

Idéalement devrait se trouver ici un ­tableau complet de la Guyane, stat’s à ­l’appui, mais nous nous bornerons à quelques éléments qui nous semblent significatifs pour comprendre ce qui s’est passé [2].
À plus de 7 000 km de la métropole, entre le Brésil et le Suriname, la Guyane est grande comme le Portugal mais peuplée comme la ville de Montpellier ou l’agglomération avignonnaise – 250 000 habitants. En comparaison, pour une super­ficie plus de deux fois inférieure, la Bretagne compte 3,5 millions d’habitants. L’essentiel de la population est concentré le long des 300 km de côte où se trouvent les quatre principales villes : Cayenne (55 000 hab.), Saint-Laurent-du-Maroni (45 000 hab.), Matoury (30 000 hab., dans la banlieue de Cayenne) et Kourou (25 000 hab.).
Département français d’outre-mer depuis 1946, le territoire acquiert en janvier 2016 le statut particulier de collectivité territoriale de Guyane (CTG). La Guyane, colonie à mauvaise réputation, est longtemps restée sous-exploitée et sous-peuplée ; un retard d’investissement estimé à trente années qui explique la faiblesse des infra­structures routières, scolaires ou sanitaires. Mais elle a aujourd’hui trois intérêts majeurs : sa situation stratégique, les éventuelles ressources de sa zone économique exclusive et le centre spatial de Guyane (CSG). Ce n’est qu’à partir de l’installation de ce dernier, dans les années 1960, que le territoire connaît une véritable croissance ; le centre emploie aujourd’hui plus de 1 500 salariés et induit 7 500 emplois indirects à travers 200 entreprises ; un total de 9 000 postes, qui représente 16 % de la population active de la Guyane et 30 % de la masse salariale (en 2011). C’est une manne pour un secteur du BTP très dépendant des marchés publics – sont construites en ce moment les infra­structures pour Ariane 6. Face à ce géant, les filières bois et aurifères pèsent peu, d’autant que, autre spécificité, le foncier est détenu à 90 % par l’État (et non par des communes ou des particuliers), ce qui freine les projets immobiliers et d’infrastructure.
La quasi-absence d’industries implique que tout est importé de métropole, d’où des prix particulièrement élevés (ce commerce est entre les mains d’une poignée de familles bourgeoises antillaises, souvent des békés martiniquais). Autre conséquence, un taux de chômage ­frisant officiellement les 24 %, les 55 % pour les jeunes. Pour caricaturer on peut dire que les Guyanais vivent du CSG, du BTP, de la fonction publique et du RSA.
Cerise sur le gâteau, une violence et une insécurité endémiques en font le dépar­tement le plus meurtrier de France (42 homi­cides en 2016).

Et les Guyanais ?

Le département est très peu peuplé (25 000 hab. en 1945),mais il connaît une forte croissance démographique à partir des années 1990.
L’une des particularités de la Guyane est la logique ethnique très prégnante, qui tend à assigner les personnes à un groupe où une ethnie [3], par exemple les Amérindiens (10 000 hab.) ou les Bushinenges (descendants de Noirs marrons ayant fui la Guyane hollandaise à partir du xviie siècle, environ 65 000 hab., soit 26 % de la population). Deux groupes, qui ne recoupent que très imparfaitement les oppositions de classes, se distinguent historiquement :
– Les « Européens », environ 15 % de la population (on y fait la différence entre « Guyanais blancs » et « Métros »), groupe dans lequel on trouve une large partie des classes moyennes et supérieures.
– Les Créoles, qui sont les descendants des esclaves noirs ; longtemps majoritaires, ils sont devenus au tournant du millénaire une minorité représentant environ 40 % de la population (contre 70 % à la fin des années 1970). En 2005, Christiane ­Taubira, l’ancienne indépendantiste alors députée, déplore un « tournant ­identitaire » où ce qu’elle appelle « les Guyanais » sont devenus minoritaires [4]. Mais ce n’est pas tant, comme on le craignait dans les années 1970, à cause de l’afflux de « colons blancs » qu’à celle d’une très importante immigration clandestine [5].
Si la Guyane compte des groupes issus de migrations plus anciennes, comme les Laotiens (Hmong), arrivés à la fin des ­années 1970, c’est surtout depuis la fin des années 1990 que Brésiliens, ­Haïtiens, Dominicains, Guyaniens et Surinamais migrent en grand nombre. Car, si la Guyane souffre de chômage et de précarité, son PIB par tête est bien supérieur à celui de certains pays voisins. Les flux sont croissants en provenance d’Haïti (surtout depuis le séisme de 2010), du ­Suriname, du ­Guyana, et du Brésil notamment ­depuis l’arrêt des chantiers liés à la Coupe du monde de football (2014) et aux Jeux olympiques (2016), qui ont jeté au chômage des milliers d’ouvriers. Les immigrés clandestins, dont beaucoup vivent dans des bidonvilles sur des terrains squattés à la périphérie des villes, seraient environ 35 000 aujourd’hui (20 % de la popu­lation).
C’est, semble-t-il, à partir de 2005 que l’on a commencé à voir des groupes d’habitants manifester contre l’immigration et parfois détruire des squats de migrants (tout comme à Mayotte).

Ça bout !

On l’aura compris, en Guyane, le contexte est toujours tendu. L’année 2016 est émaillée d’une série de mobilisations hétérogènes : le collectif des Iguanes de l’Ouest contre les coupures d’électricité, les syndicats de la santé contre la situation sanitaire et financière alarmante des hôpitaux de Cayenne et de Kourou. Ce dernier, le centre médicochirurgical de Kourou (CMCK) est géré par la Croix-Rouge, qui annonce début mars 2017 sa vente à un groupe privé ; salariés et usagers se mobilisent et créent le collectif des Toukans de Kourou.
Mais c’est aussi le patronat qui est en lutte, depuis décembre 2016, dans le cadre de négociations qui, avec la collectivité terri­toriale, l’opposent à l’État : sur un projet d’investissement étatique de 600 millions d’euros visant à combler les retards structurels, le Medef demande une rallonge de 2 milliards d’euros et la rétrocession de 200 000 hectares de terres. De quoi relancer l’activité des entreprises locales, surtout du BTP, et de ceux qu’on désigne en Guyane sous le nom de « socioprofessionnels » (dirigeants de PME, agri­culteurs, transporteurs routiers, patrons d’auto-écoles, artisans, etc.). À condition que les grands groupes ne s’emparent pas des marchés.
De ce point de vue, la question des transporteurs routiers est sensible : 130 entreprises (300 camions) ne vivent quasiment que des commandes publiques, mais les appels d’offres avantagent les deux ou trois plus grandes qui peuvent répondre aux ­besoins des géants du BTP ; l’UGTR (Union guyanaise des transporteurs ­routiers), principale organisation des ­« ­petits », est en guerre contre les « gros » (en juin 2016, ils bloquent les chantiers Eiffage et ­Ribal-TP).
Les agriculteurs sont, eux, en conflit depuis plusieurs mois avec leur admi­nistration en raison du non-paiement de certaines ­subventions.

Les Frères

À ces questions liées à l’action de l’État dans le territoire et à l’accès aux services publics va s’ajouter celle de l’insécurité. Le 15 février, à la suite d’un énième meurtre à Cayenne, un groupe fait son apparition : les « 500 Frères contre la délinquance » ; il faudrait voir dans ce nom les « frères des victimes », mais aussi une référence au film 300, de Zack Snyder. Ce qui frappe c’est évidemment leur allure : ils portent des cagoules, s’habillent de noir et circulent en groupe, les muscles en avant, pour des actions spectaculaires mais « non violentes » ; associant drapeaux français et guyanais, leur logo représente deux ­pistolets et un poignard entrecroisés. À leur tête un groupe de cinq hommes dont on ne connaît alors que trois visages : le « président », Stéphane Palmot (agent à la mairie de Cayenne), José Achille (patron d’une entreprise de pêche de 15 salariés) et Mikaël Mancée (policier en disponibilité depuis le 1er février).
Ce dernier, porte-parole du groupe, explique qu’« un voleur mort, c’est un voleur qui ne vole plus ». Les 500 Frères exigent que les autorités mettent fin à la violence, et demandent un renforcement de la répression policière (effectifs, vidéosurveillance, construction de commis­sariats, installation d’un scanner contre la drogue à l’aéroport, etc.) et l’instauration d’un système de « grands frères » dans les quartiers. La délinquance est pour eux liée à l’immigration illégale, d’où la ­revendication que les prisonniers étrangers purgent leur peine dans leur pays d’origine et que l’État démantèle les squats de migrants. Fort de leur connaissance du terrain, les 500 Frères se proposent d’aider les policiers, mais se disent prêts, le cas échéant, à mener ces actions eux-mêmes.
Moins d’une centaine au départ, une partie des Frères a sans doute été recrutée dans les clubs de sport et de musculation de Cayenne (méthode classique pour constituer une milice). Si quelques rares critiques ne voient là qu’un ramassis de flics et de vigiles, le groupe prétend représenter toutes les couches de la population. On apprendra toutefois fin avril que l’un des chefs dirige une boîte de sécurité…
Les 500 Frères vont se lier à deux groupes :
– L’association anti-délinquance et antidrogue Tròp Violans, fondée en 2014, qui mène des actions de prévention dans les quartiers de Cayenne avec le soutien de la municipalité et de la CGPME. Elle est présidée par Olivier Goudet, un chauffeur de bus qui était l’un des dirigeants de l’UTG [6] de Cayenne jusqu’à sa démission en ­décembre 2016 (c’est à ce moment qu’il se rapproche des 500 Frères).
– Un collectif similaire, les Iguanes de l’Ouest, actif à Saint-Laurent, dirigé par Manuel Jean-Baptiste (sapeur-pompier et syndicaliste UTG), s’associe au groupe à l’occasion du mouvement de 2017.
Bien que constitué dès octobre 2016, les 500 Frères n’apparaissent publiquement que le 15 février, quand quatre-vingts d’entre eux se rassemblent dans le quartier où a eu lieu le dernier meurtre. Une semaine plus tard, ayant appelé la population à les rejoindre, ils sont plusieurs centaines, encagoulés en tête, à défiler dans les rues de Cayenne au cri de « il faut que la peur change de camp ! ». Les leaders, qui se posent en interlocuteurs entre la population et les autorités, sont alors reçus par le préfet, la chambre de commerce et les élus. Le 17 février, 500 Frères et Tròp Violans font visiter au directeur de cabinet du préfet la cité Eau-Lisette et les squats de migrants. Ils mènent également une « ­action dissuasive de sécurisation des lieux » sur un marché de Cayenne réputé pour ses vols à l’arraché.

L’étincelle Ségolène ?

L’annonce au début du mois de mars de la visite en Guyane de la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, du 16 mars au 18 mars (venue présider une conférence internationale sur les milieux marins des Caraïbes) est sans doute un déclencheur, mais la période préélectorale peut sembler l’occasion de faire pression. Rien ne prouve que le déclenchement d’un mouvement d’ampleur ait été préparé à l’avance, mais, outre l’aspect « sécurité », plusieurs calendriers vont se télescoper sur quelques jours.
Les socioprofessionnels, la CGPME et le Medef se mobilisent donc et, le 16 mars, érigent des barrages de camions partout où doit se rendre la ministre. Les 500 Frères organisent des rassemblements devant les consulats du Surinam, du Brésil et du Guyana (pour l’expulsion des délinquants étrangers), et font irruption en pleine conférence internationale pour interpeller Ségolène Royal. Quelque peu émotionnée par cette rencontre, la ­ministre écourte son séjour, non sans avoir débloqué 150 millions d’euros pour la collectivité territoriale et accepté la rétrocession de 200 000 hectares de foncier. Elle donne l’impression que le gouver­nement est fébrile, et soucieux d’éviter un conflit. Beaucoup en concluent que c’est le moment d’agir. Quoi qu’il en soit, le lundi suivant sera animé.
Profitant peut-être de l’annonce de la visite ministérielle, l’UTG d’EDF avait déposé dès le 10 mars un préavis de grève pour le lundi 20, demandant notamment la création de postes et de meilleures conditions de travail. Des discussions s’engagent rapidement avec la direction mais n’aboutissent pas : la grève débute donc le lundi.
À Kourou, la Croix-Rouge bachote avant de présenter, le 23 mars, son projet de privatisation de l’hôpital (le CMCK) devant le comité central d’entreprise. En prévision, le collectif des Toukans se réunit le lundi 20 au matin pour bloquer le rond-point qui mène au Centre spatial ; celui-ci fait en effet partie du conseil d’administration du CMCK ! Dans la journée, l’UTG de l’hôpital dépose un préavis de grève à compter du dimanche 26.
Hasard ? [7] Ce lundi 20, dans toute la France débute, à l’appel d’une intersyndicale, une grève des salariés de la société Endel, filiale d’Engie (pour la réouverture des négociations annuelles obligatoires). L’entreprise est présente dans le centre spatial, notamment chargée du transport de la fusée Ariane 5 du bâtiment d’assemblage jusqu’au pas de tir ; le personnel est en grève à 80 % alors qu’un lancement est prévu le lendemain.
Toujours ce lundi, ce sont les agriculteurs qui, sur leurs revendications spécifiques, bloquent la direction de l’Agriculture.
L’UGTR bloque, elle, le port de Cayenne pour s’opposer au débarquement de trois camions toupies ultramodernes du groupe Eiffage destinés au chantier d’Ariane 6.
Enfin, à Cayenne, à la suite d’un incident survenu la semaine précédente entre des salariés et le directeur de la régie, les syndicats du réseau de transports urbains (FO et CFDT) déposent un préavis pour le lendemain…
Sur le rond-point, encombré de pneus et de palettes, qui norma­lement donne accès au centre spatial se retrouvent donc les grévistes d’EDF, ceux d’Endel et le collectif des Toukans. Il faut ici se rappeler que Kourou ne compte que 25 000 hab. et n’est qu’à 60 km de Cayenne : on est là dans de petites villes où tout le monde se connaît et en premier lieu, les militants politiques et syndicaux. Et tout le monde sait que le lancement d’une fusée est un moment important qui, en plus, focalise l’attention des médias. C’est parti !

Le mouvement

Le lendemain, mardi 21 mars, la grève se poursuit à Endel, et le report du lancement d’Ariane 5 est un coup de théâtre qui donne un écho médiatique international à la crise. Les 500 Frères arrivent à leur tour sur le barrage de Kourou. La grève des bus démarre, et l’UTG de la Caf dépose à son tour un préavis.
Le 22, tout se précipite : l’UTG annonce une journée d’action pour le ­vendredi mais l’UTG-Éducation appelle à une grève à partir du lundi 27. De leur côté les ­grévistes d’Endel-Guyane obtiennent très vite la satisfaction de leur revendication (une revalorisation des salaires dont le montant reste confidentiel), mais restent en grève pour soutenir leurs potes d’EDF.
Ce qui se déroule dans la soirée est assez flou [c’est dommage] : les 500 Frères, une « coordination de Kourou » et les socio­professionnels se réunissent et décident du blocage du territoire.
Le lendemain matin les camions de l’UGTR forment une quinzaine de ­barrages. Les préavis de grève se multiplient, et le ­collectif Pou Lagwiyann ­dékolé (« Pour faire décoller la Guyane ») est constitué. Deux jours plus tard, le samedi 25, l’UTG ­appelle à la « grève ­générale ­illimitée » à partir du lundi [8].
Le territoire va alors connaître plusieurs semaines de forte paralysie, ponctuées de séances de négociations avec le gouvernement, jusqu’à la victoire finale du 21 avril [9]. L’État finira par lâcher 3 milliards d’euros.

Pou Lagwiyann dékolé !

C’est autour de ce collectif que se structure le mouvement. Il va officiellement réunir 39 collectifs, syndicats et organisations professionnelles (certains en représentant beaucoup d’autres).
Les délégués des collectifs se réunissent en assemblée puis se répartissent en pôles thématiques. Le fonctionnement, un peu flou, ne va poser problème que lorsque des dissensions apparaîtront (cela nécessitera une restructuration, le 17 avril).
Même si la forme est vaguement démo­cratique, les collectifs n’y ont pas tous le même poids, par exemple la fédération du BTP et l’association de défense du djokan (un art martial local)… Le ­collectif des Amérindiens ne va, lui, cesser de se plaindre de sa marginalisation (sauf pour les photos ou la tête des manifs) et finira par rompre.
En fait les rapports de force et les alliances qui s’y jouent nous échappent, mais ­plusieurs poids lourds sont dans la place : tout d’abord le Medef, autour duquel se rassemblent toutes les organisations profes­sionnelles de Guyane (les socio­professionnels) bien qu’elles puissent avoir des intérêts différents (le secteur minier et celui de l’hôtellerie par exemple). Second poids lourd, les petits transporteurs de l’UGTR, aux positions incertaines mais qui contrôle les barrages. L’UTG, ­principal syndicat de Guyane mais connaissant une crise depuis plusieurs années, est dans une position inconfortable et fragile entre un tel voisinage et des adhérents qui sont pour certains en grève (pour des embauches et de meilleures conditions de travail à EDF ou dans la santé). Enfin les 500 Frères, qui, bien qu’axant leur combat sur l’insécurité, sont liés au patronat comme à l’UTG (ils finiront par ­scissionner) ; le porte-parole du collectif Pou ­Lagwiyann dékolé est issu de leurs rangs.
Assez paradoxalement, afin de limiter encore le poids de l’UTG, on verra le Medef demander une participation ­accrue des (autres) syndicats de salariés au sein du collectif. Les choses deviendront beaucoup plus claires après la victoire du 21 avril lorsque, dans l’indifférence et la solitude, des travailleurs poursuivront la grève sur quelques sites (EDF, hôpitaux, Gpar [Groupement Pétrolier Avitaillement Rochembeau]).
Les élus soutiennent le mouvement mais, contrairement à 2008, restent en retrait et ne réapparaîtront que lorsqu’il s’agira de la négociation finale (à ce moment-là tout le monde aura oublié que le collectif s’est engagé à ne rien signer avec le gouvernement sans « obtenir une approbation populaire »).

Mais que veulent-ils donc ?

Les revendications du collectif Pou Lagwiyann dékolé se trouvent compilées dans un « cahier de revendications » de 280 pages qui comprend 428 reven­dications ! Grossièrement classées par thèmes (l’éducation et la formation, monde économique, énergie, foncier, santé et social, ­sécurité, justice, peuples autochtones, sport et culture). En fait il semble qu’à la va-vite on ait demandé à toutes les associations et syndicats de salariés et de professionnels de faire remonter des revendications, d’où l’aspect fourre-tout du document et des demandes : de la construction d’un lycée à la réfection d’un chemin, de la défense d’une danse locale à l’installation du ­wi-fi dans un village, etc. Défense des architectes, des Amérindiens, des avocats, de la biodiversité… on trouve tout, mais il faut chercher longtemps pour trouver des ­revendications relevant de la « question sociale » (autrement qu’à travers la pétition d’éducateurs spécia­lisés)… Des syndicats de tous les ­secteurs participent pourtant à ce document, mais rien sur « la vie chère » (sinon dans les plaintes des hôteliers et des restaurateurs) et pas d’exigence d’augmentations de ­salaire. Les demandes les plus extrêmes sont peut-être celles de l’UTG de la Sécurité ­sociale : créations d’emplois, titularisation des emplois précaires et ouverture des négociations annuelles obligatoires. Si un mouvement aussi puissant se limite à des revendications aussi raisonnables, c’est bien que l’ennemi désigné n’est pas là… mais à 7 000 km. Il s’agit de ne pas diviser le collectif qui représente « la Guyane ».
Le gros des revendications repose donc sur trois piliers : l’argent, la construction et la sécurité (les deux premiers ne faisant qu’un et les deux derniers étant liés).
Il s’agit de demander à l’État de l’argent pour la collectivité territoriale et les entre­prises, soit directement (sous forme d’aides et de dotations financières diverses, crédits, annulation de dettes, exoné­rations fiscales, création d’une zone franche ­sociale et fiscale pour les petites entreprises, etc.), soit par la relance de la commande publique (le bâtiment). Le souci étant que cela profite à ceux qui sont mobi­lisés et pas aux géants du BTP de ­métropole ; d’où la demande d’une modification du Code des marchés publics pour y ­intégrer « la notion de préférence ­locale » (un small business act). Construction d’écoles, de collèges, de lycées et d’un nouveau pôle uni­versitaire, d’infrastructures routières, etc. Le tout profitera in fine à la population mais avant tout aux entreprises du BTP et de transports. Enfin, pour réaliser ces beaux projets immobiliers le collectif demande la rétrocession totale du foncier de l’État à la CTG [10].
Les revendications en lien avec la sécurité occupent de nombreuses pages, à la demande de syndicats de flics et de matons ou de divers collectifs citoyens locaux (dont les trois cités plus haut). Beaucoup de constructions là aussi : de commissariats, d’une deuxième prison, d’un centre éducatif fermé et d’une cité judiciaire ; et puis des effectifs supplémentaires en flics et en magistrats ; enfin, l’application de l’état d’urgence. Le lien avec l’immigration est très présent, on y retrouve la demande d’expulsion des prisonniers étrangers et « l’éradication » des squats de migrants ; les plus sournois demandant que l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni bénéficie d’un statut international (afin que les enfants qui y naissent actuellement de parents étrangers ne puissent pas obtenir la nationalité française à leur majorité).

Mais qui se cache derrière les 500 Frères ?

Allure radicale

La forme n’est pas tout. Cagoules et barrages impressionnent, mais que se passe-t-il à côté ? Qu’en est-il de cette « grève générale illimitée » ? Si divers syndicats sont en lutte, seule l’UTG y a appelé. Il est difficile d’en connaître l’ampleur, mais elle semble limitée aux bastions du syndicat tels la fonction publique (territoriale, hospi­talière), EDF et les dockers. En fait, très rapidement, une partie des administrations doivent s’arrêter à cause du blocage, en premier lieu l’Éducation nationale, qui, dès le 23 mars, ferme tous les établissements pour ne les rouvrir que le 2 mai. Il y a donc des gens mobilisés dans les manifs ou sur les barrages, mais ce ne sont pas forcément des grévistes au sens strict. Davantage que la grève, ce sont les barrages routiers qui paralysent la Guyane et gênent l’activité économique, c’est-à-dire ceux qui travaillent !
Il ne s’agit pas simplement, comme en métropole, de compenser la faiblesse de la grève. Le barrage routier est un mode d’action habituel en Guyane, particulièrement efficace de par la simplicité du réseau routier (le long de la côte, reliant un port, un aéroport et quelques rares sites industriels). En 2008, la CTG a ainsi connu ce type de blocage.
La Rolls du barrage, c’est évidemment le camion, d’où le rôle central que joue l’UGTR (en septembre 2015, dans le cadre d’un bras de fer entre l’État et le Medef, l’UGTR avait bloqué l’ensemble des administrations). Rôle central aussi de son leader, Bertrand Moukin, un transporteur routier à la réputation d’escroc, impliqué dans une histoire de faux papiers pour travailleurs illégaux (pas dans une optique No Border). Celui qu’on appelle le « président des barrages » est le très officiel « coordinateur des barrages » du collectif Pou Lagwiyann dékolé, celui qui envoie ses consignes via un groupe What’s app et reste en lien avec la préfecture (pour les questions de véhicules prioritaires, réquisitionnés, etc.).
On comprend que dans ce contexte les barrages spontanés ou auto-organisés, « sauvages », n’ont guère de place. Si quelques-uns sont érigés le premier jour, surtout dans les « quartiers » de Cayenne et de Kourou, où il s’agit parfois de racketter les automobilistes, ils sont vite démantelés par les 500 Frères ou la police.
C’est sur cette question que vont se cristalliser les oppositions, notamment après que l’État a accepté le 1er avril un plan d’urgence de plus de un milliard d’euros qui satisfait une partie du mouvement. À l’approche du week-end de Pâques, une minorité des 500 Frères propose un renforcement des barrages (empêcher le passage des piétons, vélos et scooters), alors que le Medef pose publiquement la question de leur fina­lité : doivent-ils bloquer tout le territoire et donc toute l’économie, ou seulement des points stratégiques pour maintenir le rapport de force avec l’État (les administrations, le centre spatial) ? Les entreprises et les artisans commencent en effet à ressentir les conséquences du blocage (manque de marchandises, transport impossible), et beaucoup ont recours au chômage partiel. Le 11 avril, après quinze jours de barrages, les premières oppositions se formalisent (pétition et manifestation), notamment à l’initiative de petits patrons, et la Fédé­ration du BTP demande au préfet de faire respecter la liberté de circulation.
Le 19 avril, alors que l’accord final est en cours de rédaction, une partie de ceux qui ont aidé à la mobilisation comprennent qu’en fin de compte ils ne vont pas gagner grand-chose : les Toukans et des grévistes du CMCK et d’EDF tentent de bloquer l’accès à la zone industrielle de Kourou (semble-t-il épargnée jusque-là). Mais il est trop tard, les transporteurs ont repris le travail, et l’activité économique redémarre.
La question des barrages est aussi, ­évidemment, un souci quotidien pour les Guyanais, qu’ils continuent à travailler ou pas. Leur fonctionnement et leur fermeté varient tout au long du mouvement : on laisse passer les urgences, les gens qui ont des billets d’avion, les cas particuliers, les voitures le dimanche (peut-être est-ce pour la messe)… ou pas, et généralement entre 22 heures et 4 heures du matin. D’où les stratégies d’évitement, les divers
bidouillages, le système D, ou le recours au scooter.
Mais entre grève et barrages c’est la vie quotidienne qui se complique. Le port de Cayenne, où transitent normalement 90 à 95 % des importations et exportations, est à l’arrêt ; les navires sont déroutés, et 1 200 containers à destination de la Guyane s’entassent dans divers ports des pays voisins ou des Antilles (350 autres ­attendent sur le terminal). Le fret aérien est lui aussi interrompu (les vols passagers ne sont, eux, que perturbés, surtout les transatlantiques). Rapidement on assiste à un début de pénurie, notamment de produits frais ou de gaz (l’essence n’est que rationnée). La préfecture procède à des réquisitions de dockers, à deux reprises pour des containers de matériel médical et de médicaments, et une troisième fois pour de l’alimentation pour bétail. Quoi que les habitants pensent du mouvement, le ravitaillement devient pour eux un souci quotidien. Une radio privée proche du mouvement relaie des infos sur les stocks disponibles, l’ouverture ou non des ­marchés, les ventes exceptionnelles de poissons ou de fruits et légumes par des producteurs (sans intermédiaires ou revendeurs), et fait le point sur les barrages qui empêchent de s’y rendre… Et à l’hôpital de Cayenne, c’est un service de chirurgie qui doit fermer en raison du manque d’effectifs.
Quant aux cagoules on aura compris que durant le mouvement elles n’ont pas rimé avec désordre. Au contraire, la police aura pu compter sur le sérieux des 500 Frères, dont l’un des leader déclarera : « Nous avons toujours été pour le calme, nous avons toujours été du côté de l’État, en évitant que la population se soulève contre l’État »… Leurs biceps ont surtout servi à impressionner les commerçants chinois qui avaient oublié de fermer boutique un jour de manif, les automobilistes récalcitrants sur les barrages ou les petits jeunes voulant jeter des pierres sur les flics. On ne signalera qu’un seul « affrontement » entre manifestants et flics, le 7 avril, où deux policiers seront blessés… le lendemain, les chefs des 500 Frères apporteront des fleurs au flic hospitalisé. Les autorités ne signalent donc que très peu « d’incidents » durant la période et même une baisse de la délinquance ordinaire [11].
Le groupe des 500 Frères joue un rôle croissant dans le mouvement, à la fois avant-garde, encadrement, et service d’ordre ; il jouit d’une très grande popularité (certains voient en ses membres les zapatistes guyanais). Son porte-parole, le très beau et charismatique Mikaël Mancée, policier de son état, devient la star du mouvement ; son retrait, à la toute fin, sera vécu comme un drame « national ».

Un mouvement inédit ? Pas tant que cela car il rappelle les mobilisations de 1996 et surtout de 2008. Entre octobre et novembre de cette année, la Guyane a connu un puissant mouvement contre une hausse des prix des carburants qui présente bien des similitudes avec 2017 – initiative des transporteurs, extension aux socio­professionnels, collectif citoyen aux commandes, barrages qui bloquent le territoire (durant une semaine), report du lancement d’Ariane 5… – et quelques nuances, comme le « choix » du leader (rien de moins que la présidente de la CGPME), l’implication des élus, le timide soutien de l’UTG ou les émeutes, qui, certains soirs, ont embrasé les « quartiers » de Cayenne [12].

Questions… peu conclusives

Tout d’abord avoir en tête l’échelle. On a l’image d’un pays entier qui se soulève alors que, sur un très vaste territoire, ce sont deux ou trois villes qui grondent. À 7 000 km de distance on ne saisit alors pas tout ce qui se joue. Cela nous empêche par exemple de comprendre les intrigues et magouilles locales, les jeux de pouvoir, qui nous échappent dans ce conflit où les ego des leaders se bousculent. Ce n’est peut-être pas plus mal.
Les médias français se sont surtout intéressés au mouvement en Guyane lorsque Ségolène Royal a croisé des encagoulés ou lorsque Ariane 5 n’a pu décoller, puis, élection oblige, on s’en est désintéressé. Il en est allé différemment des médias ­d’extrême gauche en métropole : au début on a adoré l’appel syndical à la « grève générale illimitée » et l’érection des barrages (on en rêve tellement sous nos latitudes), certains y décelant même de « l’auto-­organisation » (on a pourtant vu ce qu’il en était)… Et puis rapidement on a ­compris que les gars en cagoules en tête de cortège, c’était pas comme à Paris, et que le dirigeant du Medef appelait lui aussi au blocage… il y a eu comme un léger malaise. Alors, le plus souvent, on a arrêté d’en parler (même ceux qui avaient été très attentifs au mouvement de 2009 en Guadeloupe13). Poussière sous le tapis.
Ce mouvement n’est pourtant pas sans intérêt, mais la référence qui vient à l’esprit, et que sur place on ne manque pas de faire, c’est l’épisode des Bonnets rouges de 2013, qui fut sévèrement jugé par ­l’extrême gauche (pour son aspect interclassiste, régionaliste et populiste). Mais dès lors qu’une lutte éclate dans les DOM-TOM, on se sent obligé d’y voir un ­combat contre « le colonialisme » et, non sans condescendance, on préfère ne pas y porter de regard critique.
Or, l’idéologie indépendantiste « tradition­nelle » est en recul en Guyane, et les militants qui la portaient ­s’appuyaient sur l’existence d’une communauté créole majoritaire, mais devenue minoritaire (en 2010, les rares participants à un réfé­rendum sur une autonomie accrue ont rejeté cette idée). Le mouvement de 2017 a d’ailleurs ­demandé une plus grande ­implication de l’État français dans ce ­territoire (vers une réelle « continuité ­territoriale ») y compris une présence accrue des forces et dispositifs de répression. Si on est donc loin d’une lutte de libération nationale, on y retrouve pourtant un trait caractéristique : contre un État-­métropole et sur une base ­territoriale se dresse un mouvement interclassiste qui englobe toutes les couches de la population, avec à sa tête la bourgeoisie, et comme base et force de manœuvre, les travailleurs et les chômeurs.
Dans un tel agencement, c’est ­évidemment la bourgeoisie qui tire les marrons du feu. Le mouvement s’inscrit dans le bras de fer qui l’opposait à l’État depuis ­décembre 2016 ; elle y remporte davantage qu’elle n’exigeait initialement : plus de trois milliards d’investissements étatiques pour la santé, l’éducation et la sécurité, des aides aux entreprises (et des engagements de l’État sur l’évolution du statut ou la rétro­cession de terres).
Pour utiliser à son profit (et à celui de la classe moyenne) la colère sociale, et pour la concentrer contre l’État-métropole, la ­bourgeoisie a surfé sur l’idée de territoire, ici de « défense de la Guyane ». Si une convergence d’intérêts existe et repose sur des réalités matérielles indéniables, cela ne fait pas disparaître la réalité des ­rapports de classe : tous les habitants bénéficieraient de la construction d’un nouvel ­hôpital ultramoderne, mais cela ne ­réglerait pas les dépassements d’honoraires, les soins de moins en moins ­remboursés, ni les accidents de travail sur les chantiers, ni le niveau des salaires ou des pensions, etc.
L’archipel multiculturel en mutation ­verrait-il se constituer un « peuple ­guyanais » (incluant opportunément les sans-papiers qui bossent sur les chantiers) ? Le flambeau indépendantiste sera-t-il repris dans le futur par une bour­geoisie locale mettant en avant une « nation arc-en-ciel » ? Il lui faudrait pour cela pouvoir s’appuyer sur un réel dévelop­pement économique, à moins de se borner à tirer davantage de bénéfices du centre spatial (la location du site représenterait une rente pour un micro-État, mais ne profi­terait évidemment pas à toute la ­population). Nous n’en sommes vraiment pas là. D’autres, plus raisonnables, imaginent tirer profit du lien avec l’Union européenne, qui fait la spécificité du ­territoire dans la région (notamment en matière de normes contraignantes), et rêvent d’une Guyane devenant porte d’entrée des produits européens vers l’Amérique du Sud. Il faudrait pour cela beaucoup d’investissements.
De ce point de vue, l’État est, lui, placé devant un dilemme de type « colonial »14 : soit limiter les investis­sements dans le ­territoire afin que celui-ci conserve un lien de dépendance avec la métropole – alors il y a risque d’instabilité sociale, mais les velléités d’indépendance resteraient illusoires ; soit investir dans le territoire (et détendre la situation sociale), au risque de lui donner la possibilité ­matérielle d’une indépendance (et donc, à terme, de perdre cet investissement). La première solution a jusqu’ici été privilégiée par la France (c’est aussi la plus avantageuse d’un point de vue comptable) ; avec les accords d’avril on s’engage peut-être vers la deuxième solution.
Les discours sécuritaires ont sans doute joué au début un rôle de liant ­dégueulasse (mais efficace) pour l’unité de « la Guyane » ; c’est ce qui a mis mal à l’aise les militants de gauche de métropole et a ravi les médias d’extrême droite. Éluder cet ­aspect, central au départ, c’est aussi ne pas voir comment il a fini par s’estomper. En fait le mouvement a pris une telle ampleur qu’il est allé bien au-delà du groupe créole (qui était majoritaire au début), agrégeant tous les habitants du territoire y compris des immigrés récents. Dans les cortèges, personne ne leur demandait s’ils avaient ou non leurs papiers. C’est très sensible dès la manifestation du 28 mars où sont brandis des centaines de drapeaux ­guyanais (autrefois celui des indé­pendantistes) mais aussi brésiliens, haïtiens ou ­dominicains. Un phénomène similaire s’était produit en 2008. Oui, en Guyane comme en métropole, la lutte transforme (provisoirement) ceux qui y participent, même les racistes. Les 500 Frères ont même été ­obligés ­d’infléchir leur discours en déclarant « nous sommes tous Guyanais – Brésiliens, Haïtiens, Surinamais, Guyaniens… » ou en précisant qu’ils comptaient dans leurs rangs « des Créoles, des Haïtiens, des ­Dominicains, des Surinamais… » et même « deux Blancs ».
Le déclenchement du mouvement de mars est par certains aspects surprenant. Il ne relève pourtant pas du hasard ou d’une « rencontre fortuite », mais d’une situation sociale particulièrement tendue qui, d’une manière ou d’une autre, avec ou sans ministre, aurait fini par éclater. Quant à la forme assez étrange qu’a prise cette explosion, il est difficile de dire si elle est liée à des particularismes locaux ou à l’émergence de nouvelles formes de lutte (notamment caractérisées par un fort inter­classisme et la centralité du rôle de la classe moyenne)15. Il ne faudrait tout de même pas que désormais, pour être ­victorieuse, une lutte soit dirigée par le patronat ! ? Les luttes contre le patronat et contre l’État, bien que rarement ­victorieuses, ont nettement plus de gueule, non ?

Clément

[1] Pour de nombreux détails sur le mouvement de 2017, nous conseillons de vous reporter à la chronologie que nous avons réalisée en préparant cet article et qui est disponible ici.
[2] Si vous voulez des chiffres cherchez par exemple Guyane, rapport annuel 2015, publié par l’IEDOM.
[3] Jacques Leclerc, « Guyane française » dans L’aménagement linguistique dans le monde, Québec, CEFAN, Université Laval, avril 2017.
[4] Marianne Payot, « La bombe migratoire », lexpress.fr, 1er décembre 2005.
[5] Frédéric Piantoni, « La question migratoire en Guyane française », Hommes et migrations, n° 1278, 2009, p. 198-216.
[6] UTG : Union des travailleurs guyanais ­réunissant 37 syndicats professionnels. Organi­sation proche de la CGT française, autrefois indépendantiste mais ayant mis de l’eau dans son vin.
[7] Le choix de cette date par les syndicats du groupe Endel est peut-être lié au calendrier du CSG, mais pas à celui de Ségolène Royal.
[8] On voit bien qu’il n’y a pas à attendre que les centrales syndicales lancent un appel à la grève générale ; si elles le font, comme ici l’UTG, c’est bien que le mouvement est déjà en cours et qu’elles tentent d’en avoir le contrôle.
[9] Pour beaucoup de détails, se reporter à la chronologie.
[10] Le collectif des Amérindiens s’est plaint d’avoir été réduit au rôle de figurant au sein du collectif. Il a aussi dénoncé la « récupération d’une revendication ancestrale qui est celle de la restitution de nos terres » au profit des magouilleurs de la CTG.
[11] On ne repère que quelques actions individuelles comme des tentatives d’incendie contre le centre des finances publiques de Cayenne et contre une base de loisirs appartenant à un élu qui a initié la manifestation du 11 avril contre les barrages, et le jet de cocktails Molotov sur le domicile du directeur d’EDF (voir la chrono).
[12] Anne Catherine Ho Yick Cheong, « De la mobilisation collective de décembre 2008 en Guyane française au ­référendum de janvier 2010, une année de crise », Études ­caribéennes, n° 17, décembre 2010. Le mouvement étudiant et lycéen de 1996 avait, lui, entraîné des affrontements, incendies et dégradations en centre-ville, et provoqué une grève ­générale.
[13] Le blocage de la Guadeloupe qui dura quarante-quatre jours en 2009 avait pour revendications la question de la vie chère et celle des salaires, et avait entraîné des violences et des tensions.
[14] Le manque d’investissement (écoles, hôpitaux, routes, casernes, prisons) n’est pas en soi un signe d’exploitation coloniale. Si les colonies d’antan ont profité aux entreprises françaises, elles se sont révélées un gouffre pour le budget de l’État.
[15] Voir notre article « La Chose est devenue sérieuse. Notes et questions sur le mouvement contre la loi Travail », Spasme, n° 12, automne 2016, p. 36-37.

POUR ALLER PLUS LOIN
Articles détaillant certains points mais avec lesquels nous ne sommes pas forcément d’accord :

Stéphanie Guyon, « Nou bon ké sa ! Décryptage de la grève générale en Guyane », 18 avril 2017 (sur terrainsdeluttes.ouvaton.org).

« Que se passe-t-il en Guyane ? » (entretien), 5 avril 2017 (sur paris-luttes.­info).

Adrien Guilleau, « Guyane. Point d’étape sur le plus grand mouvement populaire », 5 avril 2017 (sur alencontre.org).

« Guyane, au cœur de la tempête » (sur 19h17.info)

En bref [Spasme n°13]

Avant que ça recommence…
Pensez à vous désinscrire des listes électorales !

Situation pénible, parfois honteuse, mais pourtant si fréquente : vous avez la malchance d’être inscrit sur les listes électorales de votre commune ! Que faire ? La désinscription n’est pas une possibilité administrative existante, une fois que c’est fait, c’est fait (pas la peine de vous rendre au bureau des inscriptions de votre mairie, on vous prendra pour un extraterrestre ou un radicalisé et vous risquez de finir en HP ou au poste).
Vous pouvez déménager en espérant qu’on ne vous retrouvera pas… ou bien, plus simplement, et c’est notre conseil, renvoyer systématiquement tous les courriers liés aux élections (carte d’électeur, tracts, etc.) en indiquant sur l’enveloppe « NPAI » (n’habite plus à l’adresse indiquée). La mairie finira par vous radier ou vous enverra un courrier recommandé vous demandant de prouver que vous résidez bien à cette adresse (vous n’aurez alors qu’à la renvoyer comme les autres) ; ça peut être long mais ça en vaut la peine.
Note : l’inscription sur les listes électorales a comme autre désavantage le fait de pouvoir être désigné, par tirage au sort, comme juré d’assises (désignation qu’on ne peut théoriquement pas refuser).

 

Austérité heureuse

Françoise Nyssen a été nommée ministre de la Culture du gouvernement d’Édouard Philippe. Proche du mouvement ésotérico-sectaire de l’anthroposophie fondé par Rudolf Steiner, elle était depuis 2015 membre de conseil d’administration de l’université d’Avignon. Étrange coïncidence, un diplôme universitaire basé sur la « pédagogie » Steiner était apparue dans la foulée. Placée sous la responsabilité du président Philippe Ellerkamp lui-même (visiblement friand de ces thèses), la formation semble ne pas avoir été reconduite pour la rentrée 2017.
Mais Françoise Nyssen est aussi et surtout la patronne des éditions Actes Sud, qui publient les livres de Pierre Rabhi, également proche de l’anthroposophie. La collaboration va plus loin puisque Cyril Dion, le co-réalisateur du film Demain, césarisé en 2016, et membre du « cercle de pilotage » du mouvement de Pierre Rabhi, Les Colibris, est aussi directeur de la collection « Domaine du possible » dans cette maison d’édition.On mesure le degré de subversion de cette mouvance prêchant la « sobriété heureuse », la non-violence béni-oui-oui et appelant de manière très moralisatrice « à faire sa part » avec la nomination de l’une de ses cadres dans le gouvernement d’un président qui s’est fait élire en assumant plus que jamais sa défense du capitalisme et qui veut inscrire l’état d’urgence dans le droit commun…

 

Quand le PAP débarque chez les papes

Le 24 mars dernier, une rencontre d’une ambition verdoyante (à couper le souffle des derniers électeurs EELV avignonnais ayant survécu à l’abattage des platanes) s’est tenue dans la fastueuse salle du Conclave du palais des Papes une rencontre des « Paysages de l’après-pétrole » (PAP). Il s’agissait de phosphorer sur une ville sans pétrole… ou plutôt, pour être un peu plus terre à terre, de s’émoustiller sur les nombreuses initiatives mises en œuvre par la mairie pour contenter les bobos du centre-ville en manque de nature : coulée verte du futur TRAM, pistes cyclables, végétalisation participative pour limiter les pics de chaleur, soutien actif aux agriculteurs de la ceinture verte et de la Barthelasse en privilégiant les circuits courts dans les cantines… figuraient parmi les exemples que l’on pouvait lire sur le programme. Telle la fable du colibri qui verse une goutte d’eau sur l’incendie, si chère aux adeptes du mouvement de Pierre Rabhi, la Ville d’Avignon voulait montrer qu’elle aussi « faisait sa part ». Sans vouloir minimiser les nobles ambitions de Cécile Helle et de son équipe et crier au green washing, il convient tout de même de relativiser les effets d’une jardinière de pétunias ajoutée sur le balcon de la mairie pour faire face au réchauffement climatique… car, bien au-delà de l’enceinte papale, les derniers paysans cultivant les terres agricoles de la ceinture verte coincées entre la Durance et la route de Marseille se préparent pourtant à un paysage d’une tout autre nature dessiné et planifié par ces mêmes élus… Grâce à un nouveau tour de table des collectivités impliquées dans la LEO (Liaison Est-Ouest ou projet routier de contournement de la ville par le sud via une 2×2 voies), notre mairesse s’exclamait sur son compte Facebook le 28 septembre dernier : « J’avais fait de la LEO une priorité de mon programme électoral et je me réjouis de cette concrétisation », suite à son annonce du bouclage du budget pour lancer les travaux de la tranche 2 dès 2018… Il semblerait bien que notre papesse drapée de vert coupera donc bientôt les vivres des bobos du centre-ville par des coulées de pétrole sur les derniers légumes cultivés au sud de la ville. Mais peut-être est-ce cela, les paysages de l’après-pétrole de nos schizophrènes politiques… la famine ? !

 

Le chiffre du Moi : 6,25 %

C’est le taux minimum d’ancêtres originaires d’Afrique que le collectif « afroféministe » Mwasi, initiateur du très médiatique festival Nyansapo qui se déroule du 28 au 30 juillet à Paris, estime nécessaire pour qualifier une personne d’« Afro-descendante ». Via la rubrique « FAQ » de son site le collectif renvoie en effet sur une page internet qui dit ceci :
« Qu’est-ce qu’un Afro-descendant ? Une personne née hors d’Afrique, mais ayant des ancêtres nés en Afrique subsaharienne en nombre suffisamment important pour que cela ait une incidence sur l’apparence ou la culture de cette personne.
Pour que les ancêtres nés en Afrique subsaharienne aient une incidence sur l’apparence, (le phénotype) d’une personne, il faut qu’ils représentent plus de 6,25 % du total des ancêtres (1/16e ou 4 générations). En-deçà, l’ascendance n’est évidemment pas décelable. Mais une ascendance subsaharienne infime peut néanmoins avoir une importance culturelle. On pourrait dire, pour simplifier, qu’un Afro-descendant est une personne dont un des grands parents au moins a ou avait un phénotype pouvant évoquer l’Afrique subsaharienne. »
Le collectif ne s’arrête pas là. Plus loin dans la même rubrique on trouve la perle suivante :
« ce n’est pas le fait de parler de race qui est raciste mais le fait de les hiérarchiser entre elles… nuance. »
Décidément, le courant autoproclamé de « l’antiracisme politique » auquel se rattache Mwasi est plein de surprises ! Combattre le racisme en revendiquant de bonnes vieilles appartenances raciales définies sur la filiation et des critères biologiques, il fallait y penser !

 

Clap de début ?

Nous avons déjà fait allusion dans plusieurs de nos articles au phénomène d’« ubérisation » de l’économie, qui permet à des entreprises de rétablir le travail à la tâche en ayant recours à des travailleurs en apparence indépendants mais qui dans la pratique leur sont subordonnés. Ce salariat déguisé et ultra-précaire (le travailleur cumule les désavantages du salariat et de l’autoentrepreneuriat) se développe principalement dans le domaine des services commandables par le biais d’applications sur smartphone. Depuis un an environ, c’est le secteur de la livraison de repas à domicile par des coursiers à vélo qui connaît un boom avec deux principaux concurrents : Deliveroo et Foodora. Port obligatoire d’un vêtement et d’un sac siglé au nom de l’entreprise, baisse progressive du prix des courses, pressions diverses de la part des managers, ruptures arbitraires de contrat, petit à petit des livreurs ont commencé à comprendre ce que signifient les mots « indépendance » et « fléxibilité » dans la langue du capital. À Paris, certains ont donc monté depuis quelques mois le Collectif des livreurs autonomes de Paris afin de se défendre face à leurs employeurs. Affaire à suivre !
(https://www.facebook.com/clap75/)